Les liens cachés d’un géant du journalisme avec le gouvernement américain | Mediapart
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Oh ben ça alors, les grands réseaux de médias sont manipulés par les services US, quelle surprise !
L’OCCRP, le plus important réseau de médias d’investigation au monde, a dissimulé l’ampleur de ses liens avec le gouvernement américain, qui fournit la moitié de son budget, bénéficie d’un droit de veto sur ses dirigeants et finance des enquêtes sur la Russie ou le Venezuela.
Drew Sullivan est inconnu du grand public, mais cet Américain de 60 ans est pourtant l’un des journalistes les plus influents au monde. Il a cofondé et dirige l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP). Créé en 2008 à Sarajevo, c’était au départ un réseau de médias destiné à enquêter sur la corruption et le crime organisé dans les Balkans. Seize ans plus tard, l’OCCRP est devenu, comme l’indique Drew Sullivan, « la plus grosse organisation de journalisme d’investigation sur terre ».
Écoutez Yann Philippin résumer son enquête
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Avec 20 millions d’euros de budget annuel et 200 salarié·es sur tous les continents, cette ONG a lancé ou nourri les plus grandes enquêtes journalistiques internationales de ces dernières années, souvent basées sur des fuites massives de données : Panama Papers, Pandora Papers, Suisse Secrets, Narco Files, Pegasus Project, Cyprus Confidential, ou la série des Laundromat, qui a révélé les détournements de fonds des élites dirigeantes de la Russie et de l’Azerbaïdjan.
La spécialité de l’OCCRP est d’organiser la collaboration entre médias du monde entier. « Si quelqu’un veut faire une histoire mondiale, il peut la proposer à l’OCCRP et obtenir cent journalistes », explique Drew Sullivan. Aujourd’hui basé à Washington, Amsterdam et Sarajevo, l’OCCRP fédère 70 médias membres, ainsi que 50 partenaires, parmi les plus prestigieux : le New York Times et le Washington Post aux États-Unis, le Guardian au Royaume-Uni, Der Spiegel et la Süddeutsche Zeitung en Allemagne, ou Le Monde en France.
Drew Sullivan, directeur de la publication de l’OCCRP. © Sébastien Calvet / Mediapart
L’OCCRP, qui a reçu plus de cent prix de journalisme, est réputé pour la qualité et le courage de ses reporters, dont certain·es sont en exil ou ont fini en prison. Selon Drew Sullivan, les enquêtes de l’OCCRP auraient permis à de nombreux États de récupérer plus de 10 milliards de dollars, et provoqué la chute de chefs de gouvernement dans « cinq ou six pays ».
Mais il y a un revers à cette médaille. Alors que l’OCCRP se présente comme totalement indépendant, ses dirigeants l’ont placé dans une situation de dépendance structurelle vis-à-vis du gouvernement des États-Unis.
C’est ce que révèle une enquête menée par Mediapart, Drop Site News (États-Unis), Il Fatto Quotidiano (Italie), Reporters United (Grèce) et la télévision publique allemande NDR, qui a décidé de censurer au dernier moment la diffusion de son sujet. La NDR avait pourtant lancé ce projet et suspendu sa collaboration avec l’OCCRP sur la base des faits découverts par ses journalistes.
Un financement inavoué
Notre enquête révèle que l’OCCRP a été créé grâce au soutien financier du bureau de coopération judiciaire et policière du ministère des affaires étrangères des États-Unis. Washington fournit, aujourd’hui encore, la moitié du budget de l’OCCRP et dispose d’un droit de veto sur la nomination de ses hauts dirigeants, dont Drew Sullivan.
L’OCCRP indique certes sur son site internet qu’il reçoit de l’argent du département d’État et de USAID, agence états-unienne d’aide au développement. Mais il a dissimulé l’ampleur de ce financement et ses conséquences à ses médias partenaires, à ses journalistes et au grand public. Le financement américain n’est d’ailleurs jamais mentionné dans les articles, dont ceux publiés par Le Monde en France.
Nos révélations sont basées principalement sur des documents publics et des interviews filmées accordées à la NDR par Drew Sullivan et plusieurs hauts fonctionnaires américains.
« Je suis très fier de dire […] que l’OCCRP est l’un des meilleurs projets jamais réalisés par USAID dans le domaine de la démocratie et de la gouvernance », indique Michael Henning, cadre au bureau Europe et Eurasie d’USAID. « Nous sommes fiers que […] le gouvernement américain soit le premier donateur public de l’OCCRP. […] Mais nous savons également très bien à quel point cette relation peut parfois être embarrassante » pour une organisation journalistique, reconnaît sa collègue Shannon Maguire, chargée du dossier OCCRP à USAID.
[L’OCCRP] permet aux États-Unis d’apparaître comme vertueux et de définir ce qui est considéré comme de la corruption.
Le responsable d’une rédaction sud-américaine
En 2021, Samantha Power, patronne d’USAID, avait qualifié l’OCCRP de « partenaire » du gouvernement américain. Son agence finance même un programme qui transforme les enquêtes de l’OCCRP en armes, en essayant de déclencher systématiquement des enquêtes judiciaires ou des procédures de sanctions basées sur les articles.
L’OCCRP a confirmé la plupart de nos informations mais en conteste l’importance, indiquant que les États-Unis n’ont aucune influence sur le choix et le contenu des articles – dont la qualité n’est pas en cause. « Dès le début, nous avons veillé à ce que les financements gouvernementaux soient accompagnés de garde-fous impénétrables qui protègent le journalisme produit par l’OCCRP. […] Nous sommes convaincus qu’aucun gouvernement ou donateur n’a exercé de contrôle éditorial sur les articles de l’OCCRP », nous a répondu le conseil d’administration de l’ONG.
La stratégie de Washington est en effet plus subtile. « Ceux qui critiquent l’OCCRP à la manière de Vladimir Poutine en prétendant qu’il sont aux ordres des États-Unis ont tort. Ils ne comprennent pas comment fonctionne le “soft power” », explique le responsable d’une rédaction sud-américaine qui a collaboré avec l’OCCRP. « C’est une armée de journalistes aux mains propres qui enquêtent en dehors des États-Unis, poursuit-il. Pour Washington, c’est intéressant qu’il y ait des enquêtes sur ses ennemis comme sur ses alliés. Ça permet aux États-Unis d’apparaître comme vertueux et de définir ce qui est considéré comme de la corruption. »
De fait, non seulement le gouvernement des États-Unis est largement épargné par l’OCRRP, mais il parvient aussi à aiguiller le travail journalistique de l’ONG, en lui accordant des financements qu’elle a l’obligation d’utiliser pour travailler sur certains pays. Dont la Russie et le Venezuela, dirigés par des autocrates par ailleurs ennemis déclarés de Washington.
Dans leurs réponses écrites (à lire dans les annexes de cet article), l’OCCRP et son patron nous menacent de poursuites judiciaires. Drew Sullivan a exercé des pressions sur Mediapart et ses médias partenaires avant la publication de cette enquête. Il a aussi lancé des accusations diffamatoires pour tenter de discréditer plusieurs des journalistes qui y ont participé, dont l’un des auteurs de cet article (lire notre boîte noire).
2003 : les journalistes et le major américain
Pour comprendre, il faut retracer l’histoire de Drew Sullivan. Ingénieur de formation, il entre en 1987 chez le géant états-unien de l’aéronautique Rockwell. Il y travaille pendant six ans sur la navette spatiale, et plus précisément sur le lancement par cette navette de satellites espions, ce qui lui vaut d’être habilité secret-défense. C’était aussi le cas de « dizaines de milliers d’employés » du programme, et cela « ne [lui] a donné aucun statut particulier vis-à-vis du gouvernement américain », indique-t-il.
Au début des années 1990, Drew Sullivan se reconvertit dans le journalisme, travaille à l’agence Associated Press, puis au journal The Tennessean, à Nashville (Tennessee). En 2000, il démissionne, entame une brève carrière de comique, et effectue son premier voyage à Sarajevo, en Bosnie, pour y former des journalistes locaux, dans le cadre de programmes financés par USAID.
En 2003, Drew Sullivan parvient à convaincre Michael Henning, à l’époque responsable d’USAID à Sarajevo, de financer la création d’une ONG journalistique bosniaque, afin de compenser le manque de professionnalisme et d’indépendance des médias locaux.
USAID accepte, avec l’idée que le journalisme d’enquête peut contribuer à améliorer la gouvernance et le caractère démocratique de ce pays encore meurtri par la guerre qui s’est achevée en 1995.
Le Centre pour le journalisme d’investigation (CIN) ouvre à Sarajevo en 2004. Le financement américain est géré par Journalism Development Group (JDG), une société contrôlée par Drew Sullivan, immatriculée au Delaware, un paradis fiscal des États-Unis. Son adresse est une boîte postale à New York.
Drew Sullivan, directeur de la publication de l’OCCRP, lors d'une audition devant le Sénat à Washington (États-Unis), le 18 juillet 2023, au sujet des sanctions contre la Russie. © Rod Lamkey / CNP / Abaca
En 2006, Sullivan quitte la direction du CIN. Il s’est lié d’amitié avec Paul Radu, journaliste au Centre roumain pour le journalisme d’investigation (CRJI). Les deux hommes veulent créer un réseau capable de mener des enquêtes transnationales sur la corruption et le crime organisé, en fédérant les efforts de reporters indépendant·es, de médias et d’ONG journalistiques de plusieurs pays des Balkans. Le concept de l’OCCRP est né.
En avril 2007, le Fonds de l’ONU pour la démocratie (Fnud) leur accorde un premier financement de 346 000 dollars. Mais c’est insuffisant.
Nous révélons aujourd’hui que l’homme qui a rendu possible la création de l’OCCRP est un militaire et haut fonctionnaire américain nommé David Hodgkinson. Juriste de formation, il a été déployé par l’armée des États-Unis dans vingt-cinq pays, dont l’Irak et le Panamá. Il est ensuite resté militaire de réserve et a occupé des postes à responsabilité au département d’État et à la Maison-Blanche, dans le domaine des affaires étrangères, du contre-terrorisme et des services secrets. Il a aujourd’hui le grade de colonel (à la retraite) et travaille au Bureau du directeur national du renseignement (Odni), l’organisme chargé de coordonner l’activité des différents services secrets américains.
Au printemps 2007, David Hodgkinson avait le grade de major de réserve, et était le directeur des affaires de sécurité, policières et judiciaires, au bureau Europe et Eurasie du département d’État. Drew Sullivan indique avoir été mis en relation avec lui sur les conseils de fonctionnaires d’USAID, parce que l’agence ne pouvait pas financer l’OCCRP à l’époque. Les deux hommes se rencontrent et David Hodgkinson accepte de financer le projet. Il mobilise des fonds de l’INL (Bureau of International Narcotics and Law Enforcement Affairs), le bureau de coopération policière et judiciaire du département d’État, chargé de pousser les pays étrangers à lutter contre le trafic de drogue et le crime organisé.
Comme l’INL n’a aucune compétence en matière de médias, le bureau a transmis l’argent et la gestion du dossier à USAID. Sur le papier, c’est donc l’agence d’aide au développement qui a débloqué le premier financement de Washington à l’ORCCP en mai 2008 : 1,7 million de dollars jusqu’en novembre 2020, versés à la société JDG de Drew Sullivan.
Le colonel David Hodgkinson et la page d'accueil du site web de l'INL, le bureau de lutte contre le trafic de drogue du ministère des affaires étrangères des États-Unis. © Illustration Sébastien Calvet / Mediapart
Pourquoi un bureau à caractère policier et judiciaire finance-t-il un média d’investigation ? « Parce que découvrir les schémas de corruption et la façon dont l’argent a été blanchi est un travail incroyablement complexe. […] Et la beauté des journalistes d’investigation et des journalistes véritablement indépendants, […] c’est que les gens parleront peut-être plus à un journaliste qu’à un fonctionnaire du gouvernement. […] Les forces de l’ordre sont donc ravies de confier ce genre de travail à des acteurs externes », explique Michael Henning, haut fonctionnaire à USAID.
« L’INL n’est pas un bureau judiciaro-policier. Il n’a pas de pouvoir de police et ne peut pas arrêter des gens. […] Nous ne considérons pas le financement de l’INL comme problématique tant que leurs financements n’interfèrent pas dans notre travail éditorial », répond Drew Sullivan. Son conseil d’administration ajoute que l’« OCCRP ne cherche pas à cacher l’implication de l’INL ».
L’OCCRP n’a pourtant jamais dévoilé publiquement le rôle joué par l’INL et le major Hodgkinson dans sa création. « Je pense que Drew est simplement mal à l’aise avec le fait qu’on le considère comme lié aux forces de l’ordre, commente Michael Henning, le fonctionnaire d’USAID. Parce que les sources pourraient être mal à l’aise, n’est-ce pas ? Si des gens qui veulent vous donner des informations pensent : “Oh, mais vous êtes un flic.” […] Ça vaut aussi pour les autres gouvernements. […] L’indépendance, la réputation, c’est incroyablement important. »
L’OCCRP a même effacé de son histoire officielle le rôle joué par le gouvernement des États-Unis dans sa création : il mentionne seulement le don de l’ONU. Drew Sullivan répond qu’il s’agit bien du premier financement reçu, mais reconnaît que la création de l’OCCRP n’aurait pas été possible sans l’argent de Washington.
Depuis le début, un énorme soutien financier des États-Unis
En 2011, USAID accorde, cette fois avec son propre argent, un second financement. Les fonds sont versés à une nouvelle structure créée aux États-Unis par Drew Sullivan, l’organisation à but non lucratif Journalism Development Network (JDN), qui gère toujours l’OCCRP aujourd’hui.
Pour révéler l’ampleur du soutien de Washington à l’OCCRP, il nous a fallu décortiquer pendant des semaines les audits financiers publics que l’ONG est obligée de fournir au gouvernement américain, mais qu’elle ne publie pas sur son propre site.
Depuis sa création, l’OCCRP a reçu au moins 47 millions de dollars du gouvernement des États-Unis, auxquels s’ajoutent 1,1 million de l’Union européenne et 14 millions versés par six pays européens, dont le Royaume-Uni (7 millions), la Suède (4 millions), le Danemark, la Suisse, la Slovaquie et la France (le Quai d’Orsay a donné 100 000 dollars l’an dernier).
Je suis très reconnaissant envers le gouvernement américain.
Drew Sullivan, directeur et cofondateur de l’OCCRP
Selon notre enquête, ces gouvernements ont fourni 70 % du budget annuel de l’OCCRP sur la période 2014-2023, et 52 % pour les seuls États-Unis. Washington a versé 11,7 millions de dollars en 2023, soit 53 % des fonds dépensés.
Drew Sullivan conteste nos chiffres, estimant qu’il ne faut pas prendre en compte l’argent que l’OCCRP reverse à des organisations partenaires. Avec cette méthodologie, la part des dépenses financées par Washington sur la période 2014-2023 tombe, selon Sullivan, à 46 %, ce qui reste considérable.
© Infographies Donatien Huet / Mediapart
Interrogé face caméra par la télévision allemande NDR, Drew Sullivan a d’abord affirmé que l’OCCRP a « un grand nombre de donateurs » parmi lesquels « aucun n’est dominant » : « Le gouvernement américain […] est l’un des plus gros donateurs, mais ce n’est pas un pourcentage énorme. » C’est seulement lorsqu’il a été confronté aux résultats de notre enquête qu’il a fini par avouer : « C’est le plus gros donateur de l’OCCRP, oui, et il l’a été pendant la plus grande partie de notre histoire. […] Je suis très reconnaissant envers le gouvernement américain. »
Il a également reconnu que les gros financements gouvernementaux posent un problème structurel, car ils peuvent être coupés si jamais une enquête déplaît. « Au final, il n'est pas forcément souhaitable que les gouvernements financent le journalisme d'investigation. […] Nous devons réduire la part des financements gouvernementaux. Et nous avons fait un effort concerté pour essayer d’y parvenir. »
« Nous avons fait le choix entre accepter l’argent des gouvernements ou ne pas exister. Nous avons compris dès le début qu’accepter des fonds gouvernementaux était controversé, mais les donateurs privés ne travaillaient pas en Asie centrale, dans les Balkans et dans le Pacifique », nous a indiqué ensuite Drew Sullivan par écrit. Il précise que sans le soutien des États-Unis, l’OCCRP aurait été incapable de financer ses nombreuses enquêtes, mais aussi ses organisations partenaires, qui sont « souvent les derniers médias indépendants dans de nombreux pays ». Il souligne enfin que d’autres organisations journalistiques ont également accepté des dons de Washington.
L’OCCRP semble pourtant mal à l’aise au sujet de la générosité du gouvernement américain. Sur son site internet, l’ONG ne publie aucun chiffre.
Drew Sullivan répond que l'OCCRP « doit trouver un équilibre entre la transparence et le besoin d'assurer la sécurité » de ses « journalistes qui travaillent dans des pays autoritaires ».
Tous les bénéficiaires des fonds d’USAID doivent en échange afficher publiquement ce soutien, selon des modalités précises. USAID nous a confirmé que l’OCCRP avait obtenu une dérogation aux règles habituelles (« partial branding waiver »), qui lui permet de mentionner l’agence de façon plus discrète.
Depuis au moins 2010, il y avait, en bas de la page d’accueil, la mention « l’OCCRP a été rendu possible par », avec le logo d’USAID et des plus gros donateurs. La mention a été retirée en 2018 et les logos en 2019. Désormais, USAID apparaît seulement comme un donateur parmi d’autres, sur la page listant vingt-trois soutiens de l’OCCRP.
Le conseil d’administration de l’OCCRP justifie l’effacement d’USAID sur sa page d’accueil par le fait que c’était « intrusif et souvent trompeur, parce que l’OCCRP a de nombreux donateurs différents ». Le gouvernement des États-Unis a pourtant fourni 64 % du budget de l’OCCRP en 2019.
Droit de veto et contreparties
Le problème, c’est que l’argent américain n’est pas totalement gratuit. « Il y a des contreparties », indique le haut fonctionnaire d’USAID Michael Henning.
Sa collègue Shannon Maguire explique que l’accord actuel avec l’OCCRP, conclu en 2023, est un « accord de coopération » assorti d’une « clause d’implication substantielle ». Laquelle donne notamment à USAID un droit d’agrément sur le « plan de travail annuel » de l’OCCRP et un droit de veto sur ses « personnels clés » lors de l’attribution du financement.
Par la suite, « si l’OCCRP veut changer ses personnels clés, par exemple le responsable principal, qui est Drew Sullivan, alors il doit soumettre une demande avec un CV » et USAID l’examine, explique Shannon Maguire. Ce droit de veto concerne « les plus hauts dirigeants », dont « le rédacteur en chef ou le PDG », précise Michael Henning.
Drew Sullivan l’a confirmé face caméra lors de l’interview accordée à la NDR : « En vertu des accords de coopération, que nous n’aimons pas accepter, ils ont leur mot à dire sur les gens. […] Ils peuvent poser leur veto à quelqu’un. S’ils posent leur veto à quelqu’un, nous pouvons dire que nous ne prenons pas l’argent. Ils n’ont jamais posé leur veto à qui que ce soit. Nous n’avons jamais eu de problème avec cela. » Mais l’OCCRP pourrait-il vraiment renoncer à une part aussi importante de son budget ?
Dans leurs réponses écrites, Drew Sullivan et son conseil d’administration confirment le droit de veto sur le remplacement des dirigeants de l'OCCRP en cours de contrat, mais estiment que ce n’est pas le cas avant la signature. Ils précisent que lors de l’examen des demandes de financement, l’évaluation des « personnels clés » compte dans la note finale attribuée par le gouvernement américain, laquelle détermine si les fonds sont versés ou pas.
Nous avons également découvert que l’OCCRP a l’interdiction d’enquêter sur les États-Unis avec l’argent fourni par Washington. « Notre politique est de ne pas faire de journalisme sur un pays avec son propre argent. […] Je pense que le gouvernement américain ne nous le permet pas. Mais même dans d’autres pays qui n’ont pas ces dispositions, nous ne le faisons pas, parce que cela nous mettrait en situation de conflit d’intérêts et nous voulons éviter ce genre de situations », a confirmé Drew Sullivan face caméra.
À la fin des années 2000, des scandales de corruption ont éclaboussé, dans plusieurs pays des Balkans, deux multinationales américaines : Microsoft et le géant du BTP Bechtel. Ces affaires n’ont pas été couvertes par l’OCCRP, alors qu’elles correspondaient à sa ligne éditoriale et à sa zone géographique.
La question s’était pourtant posée. Le 31 juillet 2009, Drew Sullivan écrit un mail aux journalistes de l’OCCRP, pour les prévenir qu’il a été alerté au sujet d’une histoire sur « les autoroutes et la firme américaine Bechtel » en Albanie : « Est-ce que quelqu’un connaît des journalistes albanais (ou d’autres gens pertinents) qui seraient bien renseignés à ce sujet ? » Un journaliste roumain répond qu’il y a aussi, dans son pays, « un énorme scandale avec “l’autoroute Bechtel” ». « Si vous voulez en savoir plus, dites-le-moi », ajoute-t-il. Un journaliste macédonien apporte des précisions et recommande un journaliste albanais.
À notre connaissance, ces mails sont restés sans réponse et l’OCCRP n’a pas travaillé sur le sujet. Drew Sullivan indique ne plus se souvenir de cette affaire, mais qu’il l’aurait traitée s’il l’avait jugée importante.
Dans un email envoyé en 2023 aux journalistes de l’OCCRP, Drew Sullivan a reconnu que son organisation « ne faisait pas d’articles sur les États-Unis […] pendant ses premières années », car l’intégralité de son budget était fournie par Washington et l’Open Society Foundations du milliardaire progressiste George Soros : « Nous n’avions pas le droit d’utiliser l’argent du gouvernement américain et de Soros pour faire des articles sur les États-Unis. »
Le financement de l’OCCRP s’étant diversifié depuis, Drew Sullivan et son conseil d’administration nous ont indiqué que la restriction ne pose pas de problème, puisque l’OCCRP peut utiliser l’argent des autres donateurs pour travailler sur les États-Unis.
Ils soulignent que l’OCCRP emploie un journaliste chargé de développer des sujets aux États-Unis et a publié régulièrement des enquêtes liées au pays, par exemple sur les hommes d’affaires qui ont aidé l’avocat de Donald Trump à nuire au président Joe Biden, sur les livraisons d’armes du gouvernement américain aux rebelles syriens, ou encore sur un contrat passé par le gouvernement des États-Unis avec une compagnie aérienne dont les dirigeants sont liés à la mafia russe. Mais ces enquêtes représentent une part très minoritaire de la production.
L’OCCRP est également tenu de respecter le Foreign Assistance Act, la loi états-unienne sur l’aide distribuée à l’étranger, dont le principe de base est que les financements doivent être « alignés avec et faire avancer la politique étrangère et les intérêts économiques des États-Unis ».
Drew Sullivan répond que cela n’affecte en rien l’indépendance de l’OCCRP : « La présence de bons journalistes d’investigation dans le monde contribue à faire avancer la politique étrangère américaine. C’est la raison pour laquelle ils nous ont accordé ces financements. […] Il n’y a jamais eu de tentative d’influence sur ce que nous faisons. »
En 2015, le départ de Lowell Bergman, figure du journalisme
Notre enquête montre que l’OCCRP n’a pas informé ses membres et ses médias partenaires de l’ampleur de son financement par les États-Unis, ni des conditions qui lui sont attachées (lire l’encadré).
Le Monde, qui publie les enquêtes de l’OCCRP en France, a refusé de nous dire s'il avait été informé. « Le Monde a toujours travaillé en toute indépendance avec l’OCCRP. Rien dans cette expérience de travail ni dans les explications de l’OCCRP sur son fonctionnement ne nous incite à remettre en cause notre relation de confiance », nous a répondu le quotidien.
Le New York Times nous a indiqué que l’OCCRP ne lui a jamais dévoilé la nature de ses financements.
C’est aussi le cas d’anciens membres de son propre conseil d’administration. Le journaliste américain Scott Simon indique que lorsqu’il siégeait au conseil, l’OCCRP lui avait dit qu’il avait des financements gouvernementaux, mais qu’« il n’y avait pas de contreparties et que leurs financements étaient diversifiés, et surtout pas dominés par un gouvernement ».
Le célèbre journaliste d’investigation américain Lowell Bergman, incarné à l’écran par Al Pacino dans le film Révélations de Michael Mann, indique qu’il a démissionné du conseil d’administration de l’OCCRP dès 2015, en partie pour cette raison : « J’étais débordé par mes engagements ailleurs. C’est aussi à ce moment-là que j’ai pris conscience de l’implication du gouvernement américain. Comme il s’agissait d’un problème compliqué, j’ai fait part de mes inquiétudes à Drew Sullivan et à d’autres, et j’ai respectueusement quitté le conseil d’administration. »
Nous avons soumis nos découvertes à une autre grande figure du journalisme, qui dirige une organisation comparable à l’OCCRP : Stephen Engelberg, rédacteur en chef de l’ONG journalistique américaine ProPublica, qui a remporté à plusieurs reprises le prestigieux prix Pulitzer. Il indique que les conditions posées par le gouvernement américain à l’OCCRP seraient inacceptables pour lui.
Stephen Engelberg affirme que ProPublica « ne permet à personne d’imposer des restrictions sur l’activité journalistique », n’accepterait jamais un droit de veto d’une puissance étatique sur les dirigeants de son média, et refuse tout financement gouvernemental. « Si le gouvernement paie la moitié de votre masse salariale, ça pèse sur votre esprit. Je préfère ne pas avoir à y penser. »
La Russie, Malte, Chypre et le Venezuela dans le viseur des États-Unis
C’est l’argument répété en boucle par l’OCCRP en réponse à notre enquête : le financement par les États-Unis ne pose pas de problème, car il n’a aucune influence sur les articles. « Tous les accords de financement de l’OCCRP prévoient que les donateurs n’ont pas le droit d’intervenir dans la politique éditoriale », nous a répondu le conseil d’administration, qui a toutefois refusé de nous fournir une copie de ces documents.
« Ils sont 100 % indépendants. Nous ne décidons pas des articles sur lesquels ils travaillent », ajoute la fonctionnaire d’USAID Shannon Maguire. Le gouvernement américain « a été professionnel et ne cherche pas à influencer les médias, contrairement à de mauvais acteurs comme la Russie », appuie Drew Sullivan.
Mais l’OCCRP a accepté plusieurs dons « orientés » du gouvernement américain, qu’il est obligé de dépenser pour enquêter sur certains pays jugés prioritaires par Washington.
Exemples de financements orientés accordés à l'OCCRP par le ministère des affaires étrangères américain (Department of State) et par son bureau de coopération judiciaro-policière, l’INL. © Illustration Sébastien Calvet - Mediapart
Entre 2015 et 2019, le département d’État a ainsi donné 2,2 millions de dollars à l’OCCRP pour l’opération « Contrebalancer la sphère médiatique russe ».
Puis entre 2019 et 2023, l’OCCRP a reçu 1,7 million de dollars du département d’État pour « renforcer le journalisme d’investigation en Eurasie », une zone qui inclut la Russie et l’Asie centrale. En 2021 et 2022, l’OCCRP a dirigé l’enquête internationale Russian Asset Tracker, basée sur la création de la plus grande base de données non gouvernementale au monde sur les avoirs des politiques et des oligarques russes.
Le département d’État a également donné 173 324 dollars à l’OCCRP pour « révéler et combattre la corruption au Venezuela », pays dirigé par l’autocrate Nicolás Maduro, ennemi des États-Unis.
L’OCRRP a également accepté des financements orientés de l’INL, le bureau judiciaire-policier du département d’État – celui-là même qui avait accordé en secret le premier financement américain à l’OCCRP en 2008.
En 2013, l’INL a ainsi versé 200 156 dollars pour un « projet Mexique », pays gangréné par les cartels de la drogue.
Et en 2022, l’INL a accordé à l’OCCRP un financement de 1 million de dollars sur deux ans pour « révéler le crime et la corruption et accélérer l’impact du journalisme d’investigation à [Malte et à Chypre] ». Ce programme a été renouvelé en septembre 2024, avec 1,3 million de dollars supplémentaires versés à l’OCCRP.
Pendant la même période, l’OCCRP a participé à la vaste enquête internationale Cyprus Confidential, coordonnée par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ). Le 14 novembre 2023, au lendemain de la publication, le président chypriote annonçait l’ouverture d’une enquête sur des violations présumées des sanctions contre la Russie révélées par les articles. Trois semaines plus tard, plus de vingt agents américains, issus notamment du FBI et de l’agence antiblanchiment (FinCEN), débarquaient à Nicosie pour assister leurs collègues chypriotes.
Drew Sullivan répond que ces financements fléchés du gouvernement américain « n’influencent pas [son] agenda », car l’OCCRP postule seulement aux appels d’offres liés aux pays qui l’intéressent, et à condition qu’il n’y ait pas de sujets imposés. « Chaque subvention doit correspondre à la fois à la mission voulue par le donateur et à la mission, aux normes et à l’éthique de l’organisation journalistique. Lorsque les deux sont alignés, on postule », indique-t-il.
Le journalisme d’investigation transformé en arme par les États-Unis
Le gouvernement des États-Unis a aussi transformé les articles de l’OCCRP en armes, par l’intermédiaire du Global Anti-Corruption Consortium (GACC), né en 2016 à la suite d’un appel d’offres lancé par le département d’État et remporté par l’OCCRP, en partenariat avec l’ONG anticorruption Transparency International.
Le GACC est cofinancé par le Royaume-Uni, le Danemark et des donateurs privés. Mais le gouvernement américain est son plus gros contributeur, avec 10,8 millions de dollars déjà donnés à l’OCCRP, dont 3 millions ont été reversés à Transparency.
Le Global Anti-Corruption Consortium a deux activités. La première consiste à déclencher, sur la base des articles de l’OCCRP, des enquêtes judiciaires, des procédures de sanction et des mobilisations de la société civile, grâce à l’appui des sections locales de Transparency, présentes dans soixante-cinq pays.
Le secrétaire d’État des États-Unis, Antony Blinken, a promis d’augmenter la contribution de son pays au GACC, l’organisme destiné à provoquer des procédures judiciaires et des sanctions sur la base des enquêtes de l’OCCRP. © Illustration Sébastien Calvet / Mediapart
La seconde est de faire du lobbying auprès des États pour qu’ils durcissent leur législation sur la corruption et le blanchiment d’argent. En mai 2024, l’OCCRP a produit un rapport à l’attention des gouvernements sur la meilleure façon de combattre les intermédiaires (prête-noms, avocats) qui facilitent le contournement des sanctions contre la Russie. Ce document a été produit grâce à un financement du ministère des affaires étrangères du Royaume-Uni, en partenariat avec le Royal United Services Institute (RUSI), un think tank britannique proche du gouvernement et des milieux militaires, dont l’un des vice-présidents est David Petraeus, ancien patron de la CIA.
Le fait, pour une organisation journalistique, de mener de telles activités à l’initiative et avec l’argent des États-Unis, même pour la bonne cause, pose d’importants problèmes déontologiques. « Si cette approche a d’abord été jugée controversée, elle a été adoptée depuis par d’autres médias. Nous pensons que le GACC est un grand succès », répond Drew Sullivan.
L’OCCRP et Transparency International assurent travailler en toute indépendance, et que Washington ne leur interdit pas d’aller à l’encontre de ses intérêts.
Mais le font-ils vraiment ? Un rapport d’évaluation du GACC a été réalisé par l’OCCRP en 2021 à la demande du gouvernement américain, mais n’a jamais été publié. Selon un résumé que Transparency International nous a transmis, le rapport a identifié « 228 exemples d’impact sur le monde réel ». Seulement onze concernent « les Amériques ». Le nombre de cas liés aux États-Unis n’est pas mentionné.
Transparency International nous a fourni seulement trois exemples de plaidoyers menés contre les États-Unis dans le cadre du GACC. L’ONG a par exemple plaidé pour que Washington mette fin à l’opacité qui règne dans ses paradis fiscaux internes (comme le Delaware), après que les États-Unis ont été désignés comme l’un des plus gros centres offshores de la planète par l’une des enquêtes issues des Pandora Papers.
Sauf que l’OCCRP n’a pas participé à cet article (réalisé par le Consortium international des journalistes d’investigation et le Washington Post), et s’est concentré, lors des Pandora Papers, sur ses zones de prédilection : la Russie, l’Asie centrale et l’Europe de l’Est.
En 2017, l’OCCRP a recruté comme « cheffe des partenariats mondiaux et des politiques » une haute fonctionnaire états-unienne, Camille Eiss, qui avait autorité sur le GACC. Juste avant son embauche, elle était conseillère anticorruption au département d’État. Elle y est retournée en 2022, pour travailler au bureau chargé des procédures de sanctions.
Interrogé au sujet de ce possible conflit d’intérêts, Camille Eiss n’a pas répondu. « Nous avons embauché Mme Eiss parce qu’elle est une personnalité talentueuse dans le domaine de la lutte contre la corruption », nous a répondu Drew Sullivan.
Washington semble en tout cas ravi du travail accompli. Dans un document publié en décembre 2021 par la Maison-Blanche, le Global Anti-Corruption Consortium est présenté comme l’une des initiatives qui a permis au gouvernement des États-Unis d’« enrôler le secteur privé comme partenaire à part entière », et « de déchaîner les plaidoyers des acteurs privés de la société civile en faveur de réformes anticorruption ». Au même moment, le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a promis d’augmenter le financement du GACC, et a appelé d’autres gouvernements à fournir 10 millions de dollars supplémentaires.
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