Éloge du populisme : entretien avec Thomas Frank | Philosophie magazine

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Que signifie le terme “populisme” aujourd’hui vu des États-Unis ?

Thomas Frank : Quand les gens parlent de populisme, ils dénoncent la démagogie, le racisme et le « pouvoir de la foule ». Le populisme est censé désigner ce qui se produit lorsqu’on permet aux classes inférieures – aux « masses » – de prendre les choses en main.

Mais le mot n’a pas toujours eu ce sens ?

Le mot a été inventé par les membres d’un parti politique dans mon État d’origine, le Kansas, en 1891 : le People’s Party. Il s’agissait d’un mouvement d’agriculteurs et d’ouvriers dont les objectifs étaient tout à fait typiques d’un parti ouvrier de l’époque. Les populistes voulaient nationaliser les chemins de fer, briser les monopoles, obtenir une aide gouvernementale pour les agriculteurs, sortir les États-Unis de l’étalon-or et réformer les élections pour rendre le pays plus démocratique. Le populisme s’est éteint au bout d’une dizaine d’années. Mais le sens du mot est resté relativement stable pendant une longue période. C’est seulement dans les années 1950 qu’un groupe d’intellectuels américains a décidé d’utiliser le terme « populiste » pour décrire tout mouvement de masse, de gauche ou de droite, qui tentait de mobiliser les gens ordinaires par millions. Les mouvements de ce type étaient ainsi discrédités en tant qu’ils seraient inévitablement paranoïaques, racistes et autoritaires. Telle était la conséquence inévitable de la nature des gens de la classe ouvrière. Les intellectuels le disaient ouvertement. On le voit chez le sociologue Seymour Martin Lipset, qui dénonçait « l’autoritarisme de la classe ouvrière » et soulignait que « l’individu des classes inférieures » n’est pas capable de (se) gouverner. Il jugeait dangereuses les classes ouvrières, considérant qu’elles étaient animées par la haine des minorités et des intellectuels et qu’elles se laissaient facilement séduire par les démagogues. Lipset balayait d’un revers de main la réalité : le fait que les organisations de la classe ouvrière aient souvent défendu des positions complexes et réfléchies, aux antipodes de la xénophobie et de l’anti-intellectualisme. À ses yeux, le pouvoir politique devait être placé dans les mains d’individus dotés d’« un haut niveau de subtilité et de confiance en soi ». Les réformes politiques devaient être dirigées d’en haut, par les élites en col blanc. Elles ne pouvaient pas venir de la base, de la masse dangereuse et irrationnelle. Cette inflexion du sens du populisme date de la seconde moitié du XXe siècle. Cette interprétation du populisme par les intellectuels des années 1950 était fondée sur une description erronée du mouvement historique des agriculteurs et des travailleurs dès 1890. Elle a été très vite réfutée. La nouvelle définition du populisme, à laquelle tous les experts politiques occidentaux croient souvent dur comme fer, repose sur une erreur bien identifiée.

“Les ruraux et les ouvriers se sont organisés afin de comprendre pourquoi ils étaient poussés à la ruine, et chercher des solutions. Ces populistes n'étaient que des gens qui aimaient la liberté et l'autonomie. Et l'ennemi qui les privait de liberté était le système financier”

Comment a émergé le People’s Party ?

Les populistes étaient tout sauf aveugles. Ils voyaient bien que quelque chose n’allait pas. Ils ont pris conscience que l’exploitation qu’ils subissaient ne relevait pas d’un ordre naturel. Ils se sont donc organisés pour essayer de comprendre pourquoi ils étaient poussés à la ruine, et pour chercher collectivement des solutions. Le mouvement, né d’une organisation agricole, s’est développé en mettant l’accent sur l’éducation, en particulier l’éducation des ruraux qui n’étaient pas allés à l’université ou même au lycée. Ils envoyaient des conférenciers dans tout le Midwest, créaient des bibliothèques, publiaient des journaux dans toutes les petites villes de cette partie du pays. Dans une démocratie, pensaient-ils, ce sont les gens ordinaires qui doivent être aux commandes, et ils doivent donc comprendre les enjeux. Le mouvement a déployé des efforts gigantesques pour expliquer aux gens comment fonctionnaient les banques, comment cultiver plus efficacement, etc. Les populistes étaient des gens qui aimaient la liberté et l’autonomie. L’ennemi qui les privait de liberté était le système financier, lequel avait sa propre idée de la liberté – la liberté du capital –, qui n’était pas la leur.

Ces premiers populistes étaient-ils dénoncés aussi férocement que ceux d’aujourd’hui ?

Les élites américaines se sont rassemblées dès les années 1890 pour s’opposer au populisme. Elles le méprisaient ouvertement. Elles y voyaient le premier coup de feu d’une guerre de classes et elles ont riposté par tous les moyens possibles. Au fur et à mesure que le populisme prenait de l’ampleur, les élites ont fait preuve d’une étonnante solidarité pour relever le défi. Elles dépeignaient le populisme comme un soulèvement des pires membres de la société, un monde à l’envers dans lequel les imbéciles, les bons à rien et les perdants pensaient avoir le droit de gouverner. Les agriculteurs étaient caricaturés en demeurés. Ces élites considéraient le populisme comme un trouble mental – une sorte d’hypnotisme de masse, très semblable à la façon dont Gustave Le Bon décrit la foule dans son célèbre traité publié à peu près à la même époque, Psychologie des foules. Ces élites étaient politiquement de droite, et surtout très conservatrices. Il s’agissait d’hommes riches, bien situés socialement. Ils défendaient Wall Street, les grands chemins de fer et l’étalon-or. Plus tard, dans les années 1950, leur critique du populisme a été reprise par des intellectuels libéraux, voire d’anciens marxistes.

Il n’y avait donc pas de procès en racisme ou en antiféminisme, à l’époque ?

C’est la grande différence entre l’antipopulisme des années 1890 et celui des années 1950 et d’aujourd’hui. Dans les années 1890, les hommes riches et de rang social élevé n’auraient jamais eu l’idée de critiquer quelqu’un d’autre pour son racisme et son antiféminisme, parce qu’ils l’étaient presque toujours eux-mêmes. Les premiers populistes n’étaient certainement pas aussi « éclairés », aussi antiracistes et féministes que les gens d’aujourd’hui. Personne ne l’était. Mais ils ont été le premier grand parti politique à réclamer le droit de vote pour les femmes en Amérique – et ils l’ont effectivement obtenu dans plusieurs États de l’Ouest. À leur apogée, les populistes comptaient plusieurs femmes parmi leurs dirigeants, en particulier dans le Kansas. C’était un fait unique dans la politique américaine de l’époque. Les populistes ont tenté de dépasser la ligne de démarcation entre les couleurs dans le Sud et de former une alliance entre les fermiers blancs et les fermiers noirs, ce qui était également inédit. Cette initiative a évidemment profondément dérangé la classe dirigeante de la région et les « Bourbons » – comme on les appelait – ont violemment répliqué aux populistes. Il y a eu des élections corrompues, de la violence. C’est d’ailleurs à cette époque que de nombreux États du Sud ont privé les électeurs noirs de leur droit de vote – une privation qui a été explicitement décidée afin d’empêcher la montée du populisme.

Pourquoi le terme a-t-il pris une connotation xénophobe de nos jours ?

Des décennies après l’extinction du mouvement populiste, l’un de ses anciens dirigeants a changé de camp et est devenu l’un des racistes les plus notoires du pays. C’est l’une des raisons pour lesquelles les gens se souviennent à tort des populistes comme des bigots intolérants.

Au fond, on accusait d’abord les populistes d’être un danger pour la démocratie. C’est un procès injuste ?

Les années 1890 ont été marquées par une corruption politique d’une ampleur inédite en Amérique, et les populistes étaient déterminés à réformer le système. Ils avaient une foi profonde dans la démocratie et la désobéissance civile. Ils défendaient le vote des femmes, l’élection directe des sénateurs américains et le vote à bulletin secret – autant de réformes qui ont d’ailleurs fini par être adoptées. Ils promouvaient les référendums d’initiative populaire, ce qu’autorisent aujourd’hui encore certains États où ils étaient forts, comme la Californie. Ils voulaient également abolir le collège électoral – une réforme qui aurait empêché Donald Trump de devenir président. Il faut également se rappeler qu’ils formaient un « troisième parti » dans un jeu politique dominé par les deux grands partis traditionnels. C’est à vrai dire le dernier troisième parti puissant que nous ayons connu en Amérique.

“Les élites dépeignaient le populisme comme un soulèvement des pires membres de la société, un monde à l'envers où les imbéciles, les bons à rien et les perdants pensaient avoir le droit de gouverner. Elles le considéraient comme un trouble mental, une sorte d'hypnotisme de masse”

Vous parlez d’une “longue tradition de méfiance à l’égard de la souveraineté populaire”. L’antidémocratisme n’est-il pas d’abord le fait d’élites politiques plutôt que des premiers populistes ? Peut-on faire remonter cette méfiance jusqu’aux pères fondateurs ?

Tout comme ils méprisaient le roi d’Angleterre, les fondateurs de l’Amérique ne faisaient pas vraiment confiance aux décisions des gens ordinaires. En fait, plusieurs d’entre eux méprisaient franchement « le peuple », le petit peuple peu éduqué, peu éclairé, gouverné davantage par ses passions égoïstes que par la raison et l’intelligence de l’intérêt général. Leur idée, au départ, était de placer le pouvoir entre les mains de ceux qui possédaient le pays. James Madison loue en ces termes la délégation du pouvoir à des représentants éduqués : « L’effet [est] d’affiner et d’élargir les opinions publiques, en les faisant passer par l’intermédiaire d’un corps choisi de citoyens, dont la sagesse peut mieux discerner le véritable intérêt de leur pays, et dont le patriotisme et l’amour de la justice seront le moins susceptibles de sacrifier à des considérations temporaires ou partielles. […] Il peut arriver que la voix publique, prononcée par les représentants du peuple, soit plus conforme au bien public que si elle était prononcée par le peuple lui-même. » Cette vision se heurtait aux instincts des Américains, qui sont en fait extrêmement égalitaires et démocratiques. La situation ne pouvait pas donc durer très longtemps sans provoquer d’importantes manifestations de défiance. Certains pères fondateurs étaient, il est vrai, plus sensibles à la démocratie. Thomas Jefferson, qui rêvait d’une « nation de petits propriétaires terriens », qui dénonçait les « croassements de la richesse contre la montée du peuple », qui jugeait les banques « plus dangereuses que les armées de métier » et qui opposait « les aristocrates et les démocrates » rencontrait un écho certains chez les premiers populistes. Beaucoup estimaient que considérer le peuple comme le problème de la démocratie, c’était rompre de manière évidente avec la tradition jeffersonienne. Les grandes idées populistes – l’égalité, l’hostilité aux privilèges, aux monopoles, à la concentration des pouvoirs et des richesses – s’inscrivent dans une tradition radicale du XIXe siècle qu’on peut faire remonter au philosophe Thomas Paine et à Thomas Jefferson. Une tradition de gauche autochtone, si j’ose dire.

“À la fin des années 1970, il n'y avait que deux milliardaires dans toute l'Amérique ; aujourd'hui, il y en a 58 rien qu'à Palm Beach, où vit Trump. Et ils justifient souvent leur fortune indécente par une rhétorique méritocratique. La vérité c'est que nous avons rendu la corruption légale en Amérique, ce qui permet à ces personnes d'obtenir ce qu'elles veulent sur le plan politique”

La division entre le peuple et les élites s’est-elle encore aggravée depuis le diagnostic d’une “révolte des élites” posé par Christopher Lasch en 1994 ?

La démocratie américaine est en train de s’effondrer, principalement en raison de l’incroyable inégalité économique engendrée par la révolution conservatrice des années 1970 et 1980. À la fin des années 1970, il n’y avait que deux milliardaires dans toute l’Amérique ; aujourd’hui, il y a 58 milliardaires rien que dans la ville de Palm Beach, en Floride, où vit Trump. Nous avons rendu, de fait, la corruption légale en Amérique, ce qui permet à ces personnes d’obtenir ce qu’elles veulent sur le plan politique. Beaucoup sont des héritiers. D’autres sont des professionnels hautement qualifiés qui dirigent toutes les industries que nous associons à la prospérité moderne – la Silicon Valley, Wall Street, les produits pharmaceutiques, le divertissement... –, et qui s’en sortent également très bien. Ils justifient souvent leur fortune indécente par une rhétorique méritocratique : ils l’ont mérité par leur travail, leur vertu personnelle, leur intelligence, leur assiduité, les « bonnes écoles » où ils ont étudié et les diplômes qu’ils ont obtenus. De l’autre côté, les descendants des populistes vivent dans des régions où la civilisation s’effondre, où les gens meurent d’overdose d’opioïdes et d’alcoolisme. Beaucoup de petites villes autour de Kansas City sont dans un état de délabrement incroyable, et personne dans le paysage politique américain n’a l’intention de faire quoi que ce soit pour y remédier. L’élite en col blanc, y compris de nombreux politiciens démocrates, considère la déchéance de ces personnes comme inévitable, dans la mesure où elles n’ont pas fait les bons choix, n’ont pas fait les bonnes écoles, etc. Il faut les réprimander, pas les aider. La seule expression politique qui reste, pour ces personnes, est le ressentiment. Raison pour laquelle elles s’inscrivent de plus en plus au parti républicain, qui est pourtant l’ancien parti des patrons.

Alors qu’il était plutôt mobilisé par les démocrates, le populisme semble passé chez les républicains. Comment l’expliquer ?

C’est la question de notre époque, et elle n’est pourtant pas très compliquée : les démocrates, qui avaient adopté certaines vues populistes dans les années 1930 avec le New Deal de Roosevelt, sont tombés amoureux de l’élite dans les années 1970 et 1980 ; ils sont devenus le parti de la technocratie. Au même moment, les républicains découvraient le pouvoir de la rhétorique ouvriériste dans un contexte de guerres culturelles. Aujourd’hui, les démocrates de Franklin Roosevelt gagnent régulièrement les régions les plus riches et les mieux éduquées du pays, tandis que les républicains de Ronald Reagan gagnent lentement mais sûrement les électeurs blancs de la classe ouvrière.

Êtes-vous optimistes pour l’avenir de l’Amérique ?

Pas vraiment. Seuls quelques démocrates comprennent le message des classes populaires, et l’un d’entre eux se trouve être le président des États-Unis. Mais les choses ne s’annoncent pas bien pour lui en ce moment. Tous ses successeurs potentiels adoptent la posture élitiste devenue si caractéristique du Parti démocrate, qui attire d’ailleurs aujourd’hui de nombreux anciens républicains, d’anciens conseillers de George W. Bush par exemple, qui rejettent Trump. Le parti accorde beaucoup plus d’attention à ces anciens républicains qu’à ceux qui les interpellent depuis le désert populiste.

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