Fédéralisme rampant ou domination allemande : manœuvres à la Commission - Frédéric Farah - Élucid

#politique #UE #souveraineté

Dans notre précédente réflexion sur la Commission européenne, nous nous interrogions sur sa composition ou sur les relations qu’allait entretenir sa présidente avec les États membres – à savoir si elle allait rester dans leur giron ou chercher à prendre une place plus importante. En prenant un peu de hauteur de vue, on ne peut que remarquer l'expansion des pouvoirs de la Commission au fil du temps, et ce au mépris de la souveraineté nationale.
Un aménagement doctrinaire qui se traduit par un plan de relance inédit

Force est de constater que la promotion d’un plan d’investissement européen de 787 milliards d'euros, la mise en place d’un fonds d’assurance chômage européen pour les États qui éprouvaient des difficultés à financer le chômage partiel, ou encore l’achat de vaccins ou de gaz en commun donnent à voir une Commission européenne dont les pouvoirs s’étendent sans faire l’objet de réels débats.

D’autres domaines en revanche, comme la révision des règles budgétaires portée par la Commission, se sont heurtés à la volonté des États dits frugaux de conserver la référence au 3 % de déficit et 60 % de dette. Quant à l’Europe de la défense, ce serpent de mer toujours dans les limbes a clairement montré le visage de la désunion. Sans parler du Pacte vert porté par l’actuelle présidente de la Commission, qui n’a eu de cesse d’être détricoté.

Cependant, les récentes crises (covid, guerre en Ukraine, énergie) ont vu s’installer progressivement une sorte de fédéralisme rampant qui, loin d’être solidaire, est fondé sur une logique de compétitivité à tout crin.

Malgré un bilan en demi-teinte, la nouvelle Commission européenne en cours de formation marque à sa manière un tournant possible, tant elle témoigne de deux orientations qui, malgré une apparente contradiction, peuvent toutes deux nourrir des craintes légitimes quant à l’avenir de l’Union, et surtout à l’avenir de la démocratie...

La première orientation œuvre pour plus de fédéralisme, laissant entendre que l'UE aurait un souci de l'intérêt général et qu’elle serait à même de le faire valoir. La seconde réside dans la réorientation de la construction européenne en faveur de l’Allemagne et de ses intérêts – en cela, la dimension nationale prévaut sur la dimension fédérale.
Un fédéralisme furtif

Pour commencer, la nouvelle Commission européenne acte d’un fédéralisme rampant pour ne pas dire davantage, tant Ursula von der Leyen souhaite avec force imposer ses vues aux États membres, particulièrement à la France, comme l’illustre la démission tonitruante de Thierry Breton. Dans le triangle institutionnel, la Commission veut prendre une place toute particulière pour poursuivre le travail précédemment accompli.

Tout d’abord, la présentation de la Commission et la répartition des rôles ont clairement montré la volonté d'Ursula von der Leyen d’être la cheffe de l’exécutif européen. Elle a promu des proches, divisé les portefeuilles historiquement puissants – comme celui occupé autrefois par Thierry Breton ou avant lui le néerlandais Frans Timmermans. Elle a ainsi éliminé la concurrence.

Elle a en outre acquis la réputation, lors de son précédent mandat, d’aller au-delà de ses attributions, en gouvernant avec un nombre restreint de conseillers. En réorganisant de la sorte la Commission, prétendant faire naître une « Commission d’égaux », la manœuvre de la Présidente est simple : diviser pour mieux régner. D’autant plus que les nouveaux Commissaires européens manquent d’expérience et donc de poids dans la balance des pouvoirs...

La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen s'exprime lors de la Conférence des présidents du Parlement, dans le cadre d'une session plénière au Parlement européen à Strasbourg, 17 septembre 2024. (Frederick Florin / AFP)

Et après avoir assuré son pouvoir à l’intérieur de collèges européens, c’est la situation du couple franco-allemand qui lui permet de s’affirmer encore davantage.

Emmanuel Macron est largement affaibli, et ce malgré le fait qu’il ait manœuvré assez habilement pour maintenir la droite aux affaires en dépit des résultats du dernier scrutin législatif. Le temps de son premier discours à la Sorbonne auréolé de la victoire de son premier mandat paraît désormais bien loin. Quant à Olaf Scholz, malgré une victoire électorale récente, il n’est pas impossible de penser que la fin de son rôle de chancelier se rapproche. Quant à Antonio Costa, nouveau président du Conseil européen, il ne représentera pas un poids lourd ou un contrepouvoir.

Cependant, si Von der Leyen veut véritablement renforcer ses pouvoirs, elle ne peut le faire contre l’avis des États, car elle a besoin de leurs voix au Conseil pour que les projets portés par la Commission voient le jour. Plus encore, la Commission, même si elle a été autorisée à émettre des titres obligataires lors du célèbre plan de relance, ne dispose pas de ressources propres. Les États – certes pour la plupart inféodés à l'idéologie européiste – restent les grands argentiers de l’aventure européenne.

Au-delà des velléités de la présidente de la Commission et de la poursuite d’un fédéralisme rampant, c’est le récent entretien donné au journal Le Monde par le démissionnaire Thierry Breton qui doit nous alerter.

Il est rare de devoir citer les personnalités politiques tant leur parole est muselée et affadie par les éléments de langage. En matière européenne, la langue de bois atteint bien souvent des sommets. Pourtant, le discours tenu par Thierry Breton, européiste bon teint, devrait faire l’objet d’un véritable débat national, car les mots prononcés sont aussi forts qu’inquiétants. Ces mots ne sont pas seulement enfants de la déception, mais aussi du regard lucide et inquiet sur les développements récents de la construction européenne.
Un couple franco-allemand moribond

Dans cet entretien, Thierry Breton acte la mort du couple franco-allemand, déjà largement fictif, et dont il y a désormais peu à espérer. Pire, il admet que la Commission européenne prend une orientation clairement en faveur de l’Allemagne et que cette situation acquiert une tournure plus inquiétante lorsque l’on sait l’affaissement du rôle de la France dans les instances européennes :

« La France est désormais reléguée au même niveau que l’Italie, l’Espagne, la Pologne, la Finlande ou la Roumanie. Force est de constater que son poids est très dilué par rapport à la Commission précédente […]. L’Europe c’est l’équilibre, au service de l’intérêt général européen, pas d’un seul pays. Si on casse cet équilibre, le projet européen est en danger. »

Plus encore et avec force d’exemples, l’ancien commissaire rappelle qu’« en 2023, on comptait, parmi les 27 chefs de cabinet des commissaires européens, trois Allemands et deux Français. Aujourd’hui, il y a six Allemands et aucun Français. C’est une dérive. Dans la prochaine Commission, de ce que j’ai pu voir avant mon départ, il pourrait y avoir neuf ou dix chefs de cabinet allemands pour un ou deux français ».

Selon lui, « le moteur franco-allemand ne fonctionne plus. Peut-être que l’Allemagne n’y croit plus. C’est un sujet d’une grande préoccupation sinon plus ». Et d’ajouter : « quand l’Allemagne va mal, il faut être attentif à ce que l’ensemble des politiques européennes ne soient pas détournées à son profit ».

C’est un propos d’une si grande justesse au regard de l’histoire de l’Union européenne. En effet, à la fin des années 1990, lorsque l’Allemagne était « l’homme malade » de l’Europe, l’agenda Schröder, du nom de l’ancien chancelier allemand, s’est construit contre ses partenaires. De la sorte, l’Allemagne a comprimé le coût de son travail avec un redimensionnement sévère de son État social, tout en profitant du marché unique pour organiser des délocalisations de proximité dans les pays de l’Europe centrale et orientale et aussi bénéficier d’un mark dévalué grâce à l’Euro.

L’Euro, ne l’oublions pas, n’est rien d’autre qu’un mark déguisé au service de la compétitivité allemande.
Une Allemagne de moins en moins européenne et une Europe toujours plus allemande

Depuis 2005, l’Allemagne a imposé un modèle économique et a placé l’Union européenne largement dans la dépendance du gaz russe. En effet, les gouvernements allemands ont entrepris de nombreuses actions pour écarter le nucléaire français de la liste des énergies considérées comme nécessaires pour engager la transition énergétique, plaçant ainsi le continent dans la dépendance au gaz russe.

Désormais dans la tempête, l’Allemagne peut toutefois compter sur la Commission et sur un parlement favorable à ses positions, du fait de la majorité de conservateurs européens. On risque ainsi de voir l'Allemagne acquérir un poids démesuré dans les orientations européennes.

On le voit, la nouvelle Commission prend acte de la faiblesse des gouvernements pour imposer un style, des méthodes, une réorganisation de son fonctionnement, tout en réorientant les actions de l'UE en faveur d'une Allemagne dont les leviers ne cessent de s’étendre.

Les nouvelles règles budgétaires portent sa marque. En effet, la Banque centrale, par sa politique monétaire exagérément restrictive, a plombé le peu de croissance à l’œuvre et a fragilisé le marché immobilier. Par ailleurs, l’aspect novateur du rapport Draghi, qui invitait à un investissement régulier de 800 milliards d’euros annuels, restera lettre morte alors que se prépare une austérité inquiétante sur l’ensemble du continent.

En somme, ce fédéralisme à la petite semaine conduit par la Commission ne repose sur aucune sorte de solidarité sincère et, au contraire, laisse prospérer l’égoïsme territorial, c’est-à-dire la concurrence entre les régions. En définitive, l’Union européenne, plus que jamais, devient une machine à diverger.

Face à une Allemagne qui, malgré un affaiblissement national, a su investir les instances européennes pour qu’elles la servent au mieux, la France poursuit sa longue dérive. Des commentateurs de courte vue expliquent doctement que, si les comptes publics français étaient en meilleur état, le pays pourrait peser davantage – c’est dire l’abaissement stratégique et intellectuel d’une pareille vision. La politique serait ainsi réduite à des jeux comptables....

Depuis bien longtemps, la France n’a eu d’autres soucis que de suivre l’Allemagne pour espérer une inflexion de sa politique économique pour la voir jouer le rôle d’une locomotive sur le continent. Mais l’influence de la diplomatie française n’a eu de cesse de décliner et le désir d’investir l’Union et ses instances a été délaissé. Que dire aussi du recul de l’apprentissage de l’allemand de la part des Français.

La construction européenne ne cesse de dériver tant au niveau fédéral que national, et pendant ce temps, les nuages du monde s’alourdissent, la violence se déploie sans précédent, défigure le Moyen-Orient, l’Ukraine alors que l’UE parle et marche comme un canard sans tête, ahurie par la rumeur assourdissante du monde...

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