Pillage de données, guerre juridique : l'alerte de la DGSI face aux ingérences économiques américaines

#géopolitique #souveraineté #impérialisme #corruption

Ce sont des conflits à bas bruit que se livrent les États. Des guerres de l’ombre sans éclats ni fracas où tous les coups sont permis tant que l’apparence de légalité est sauvegardée. Un terrain de conflictualité, hautement stratégique pour les nations, dans lequel les réglementations remplacent les armes. Et dans ce domaine, les États-Unis sont particulièrement agressifs à en croire la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Dans une communication publiée courant janvier, intitulée « Ingérence économiques ; Lois extraterritoriales : risques associés au recours à des cabinets d’audit étranger », le contre-espionnage français alerte sur les dangers pour les entreprises françaises d’être l'objet de tentatives de « captations d’informations » confidentielles, visant des secrets aussi bien industriels que financiers. Une manière polie de parler d’espionnage pur et simple.

Dans ce « flash ingérence » dans lequel ni l’État incriminé ni le nom de la société concernée ne sont nommés, la DGSI décrit « le cas d’une entreprise française ayant fait l’objet d’un audit intrusif par un prestataire étranger dans le cadre d’une vérification de sa conformité à des lois extraterritoriales étrangères. La société française a ainsi transmis des documents stratégiques à des autorités étrangères sous la menace de poursuites judiciaires ». Un cas d’espèce anonymisé qui cache mal le pays visé. « La DGSI pointe assurément les USA », s’amuse l’avocat Pierre Desmarais, spécialisé en droit de la santé et des nouvelles technologies, notamment à l’internationale. Et pour une raison simple : « Les Américains sont très forts en matière de « lawfare », qu’on pourrait traduire par guerre juridique. Notamment en s’appuyant sur son arsenal extraterritorial pour condamner des entreprises étrangères qui pourraient gêner un fleuron américain ou récupérer des données sensibles par le biais de ces audits de conformité. » L'extraterritorialité, le concept-clé de cette guerre en sourdine : soit le principe utilisé par un État pour faire appliquer leurs normes en dehors de leurs frontières territoriales.
L'arme de l'extraterritorialité du droit US

Fin 2023, lors d’un colloque organisé par le Club des directeurs de sécurité des entreprises (CDSE), un représentant de la DGSI avait indiqué que les États-Unis représentaient la moitié des 92 cas d'ingérence dans des entreprises françaises par extraterritorialité du droit identifiés entre 2020 et 2022. « Les Américains ne sont pas les seuls à s’appuyer sur l’extraterritorialité pour pratiquer des ingérences, les Russes ou les Chinois s’y adonnent aussi. L’Union européenne, également, ne fait pas mieux avec par exemple le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) ou le règlement e-Evidence », développe notre avocat… soulignant de surcroît que le nombre d'ingérences est certainement bien supérieur à celui consigné, la DGSI ne parlant que des cas détectés.

Les Américains sont devenus les champions de l'extraterritorialité, dont ils ont une vision extensive. « Les États-Unis estiment que leur droit s’applique à partir du moment où l’un des trois critères suivants est réuni. Un critère personnel : tous les Américains ou organisations américaines, peu importe où ils vivent, sont soumis à la loi américaine. Géographique : la loi s’applique à toute structure ou résident installé aux États-Unis, quelle que soit sa nationalité. Et enfin un critère matériel : à partir du moment où une pièce d’un objet est fabriquée aux USA, l’objet dans son entièreté doit être conforme aux réglementations américaines », précise Pierre Desmarais. Ce critère s'applique aussi lorsque le dollar est utilisé comme monnaie d’échange. D’après les données SWIFT, fin décembre, 47.5 % des paiements internationaux s’effectuaient en dollar, une part qui grimpe à 60 % si on exclut l’Euro zone…

C’est sur cette base que la banque française BNP Paribas avait été condamnée en 2014, après d’âpres négociations avec l’administration américaine, à payer une amende record de 8,9 milliards de dollars après avoir plaidé coupable devant un tribunal de New York pour avoir contourné des sanctions américaines contre Cuba, l’Iran et le Soudan. « C’est François Mitterrand qui avait l’habitude de dire que l’Amérique est un adversaire qui n’arrête jamais de nous attaquer ! Et ils utilisent toute la puissance de leur arsenal sans se poser de questions », rappelle Alain Juillet, ancien directeur du renseignement au sein de la direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE).
Un éventail réglementaire très vaste

En matière de vente d’armes, par exemple, les Américains disposent « d’une arme redoutable », souligne l’ancien espion : « Ils s’appuient sur la Réglementation américaine sur le trafic d'armes au niveau international [Itar pour International Traffic in Arms Regulations] qui leur permet, lorsque dans un système d'armement il y a du matériel américain, d'en interdire la vente. Ce qui est pratique lorsqu’une entreprise française vient concurrencer une société américaine. Les Français l’ont expérimenté lors de la vente de Rafale aux Égyptiens ».

En 2018, l’administration américaine avait tenté de bloquer la vente de 12 rafales à l’Égypte au prétexte que les missiles de croisière SCALP, produit par le missilier MBDA et dont est équipé l’avion de chasse français, étaient équipés d’une puce électronique américaine. « C’est surtout que pour les Américains, chaque Rafale français acheté, c'est une vente de F-35 en moins », décrypte Alain Juillet.

Et les Américains disposent d’un éventail réglementaire très vaste, comme « la loi Sarbanes Oxley (SOX) pour lutter contre la corruption en imposant un certain degré de transparence ou bien la loi HIPAA sur la protection des données de santé des citoyens américains ont cette portée extraterritoriale. Une entreprise française, basée en dehors du territoire américain, peut ainsi être amenée à prouver qu’elle est bien en conformité avec ces lois », souligne Pierre Desmarais. Et ainsi solliciter le renfort d’un cabinet d’audit pour s’assurer d’être en conformité avec les réglementations en cours, « la liste des cabinets habilités à réaliser ces audits étant le plus souvent délivrée par l’administration elle-même », poursuit notre avocat.

Et d’ajouter : « La question posée par ce Flash de la DGSI est : sommes-nous en présence d’un cabinet d’audit un peu trop zélé, ce qui peut arriver. En France par exemple, il peut arriver que des commissaires aux comptes dépassent leurs prérogatives en poussant leurs investigations. Ou sommes-nous face à un cas où cet excès de zèle a été commandité par un tiers ? Un concurrent ou même l’administration américaine… ». Comme le rappelle Alain Juillet, les agences de renseignement américain peuvent s’appuyer sur la loi FISA [Foreign Intelligence Surveillance Act], voté en 1978 et renouvelé par le Congrès récemment, pour accéder en masse aux données personnelles des étrangers. « À tout moment, l’État américain peut demander à une société américaine, comme un cabinet d’audit par exemple, de lui fournir toutes les informations nécessaires chez un client étranger, comme une société française… Et le cabinet d’audit sera tenu en plus à garder le secret », pointe l’ex-directeur du renseignement de la DGSE.
Des espions au cœur de l'intelligence économique

L’hypothèse de la DGSI est d’autant plus crédible selon l’ancien espion qu’en matière de guerre économique, les États-Unis assument pleinement tout faire pour aider leurs sociétés sur la scène internationale : « Chaque année, l’« Advocacy Center », qui dépend directement du département du Commerce, sélectionne une centaine de contrats particulièrement stratégique pour l’industrie américaine et va centraliser les informations de tous les services qui pourraient aider à la victoire américaine dans ces contrats. »

En face, la France tente peu à peu de se battre à armes égales avec ses concurrents. Ou en tout cas à réduire la portée des réglementations étrangères. La loi Sapin II, qui a instauré en France des procédures anticorruption conformes aux normes américaines, a pour but d’éviter que des entreprises françaises soient soumises à des sanctions prononcées outre-Atlantique.

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Le gouvernement a également dépoussiéré une vieille loi de 1968, modifiée en 1980, dites « loi de blocage » ou « loi Preuves », relative à la communication des documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères. Par un décret de 2022, la France oblige dorénavant les entreprises confrontées à des demandes de « discovery » ou de « pre-trial », une procédure américaine qui permet, lors d’un procès, à une partie plaignante de demander à la partie adverse ou à des tiers de communiquer tous les documents, qui pourraient faire office de preuve, de saisir le SISSE (le service de l’information stratégique et de la sécurité économique au sein du ministère de l’Économie et des Finances), pour s’assurer que ces demandes ne contreviennent pas à la loi Preuves. « Ce sont des avancées, mais contrairement aux Américains, nous sommes dans une position défensive, puisque l’effet d’extraterritorialité se limite aux entreprises françaises », regrette Alain Juillet.

https://www.marianne.net/societe/defense/pillage-de-donnees-guerre-juridique-l-alerte-de-la-dgsi-face-aux-ingerences-economiques-americaines

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