Bâtir des lieux, la nouvelle stratégie des luttes
(reporterre
Base, café associatif, centre autogéré. Ces dernières années, les militants multiplient les lieux d’accueil et d’organisation des luttes écologistes. Une action « indispensable pour gagner la bataille culturelle », selon eux.
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Il faut des lieux pour habiter les luttes. Des murs entre lesquels cultiver des rêves et bâtir dans la joie, l’autonomie. Des espaces où se retrouver, construire et fomenter de futures batailles. Ce constat, de plus en plus partagé, est celui de nombreuses organisations et collectifs engagés dans le combat écologique et la justice sociale. L’acquisition foncière, la location de locaux ou l’ouverture de squats est devenue une stratégie politique à part entière. Une manière d’ancrer les luttes dans la durée et de les faire vivre au quotidien, au-delà des actions éphémères et du numérique, trop souvent désincarné.
Au sein du mouvement climat, on s’active désormais à l’écart des projecteurs, préparant patiemment la suite. Le temps des grandes marches a cédé la place à une vaste campagne d’implantation de lieux, moins visible mais tout aussi décisive pour « accélérer la métamorphose écologique et sociale de nos territoires », comme l’écrit sur son site, l’association Alternatiba.
Ce travail de longue haleine porte déjà ses fruits. Après Bayonne, Lyon, Marseille, Montpellier, Nancy, Nevers, Nice, Rouen ou encore Toulouse, la quinzième « Alternatibase » a été inaugurée le 14 mai à Grenoble, avec fête et concert. Le lieu doit permettre aux militants écolos de mieux s’organiser localement. Il accueillera en son sein des alternatives concrètes, des espaces d’entraide, une friperie, une Amap, un atelier de réparation de vélo.
« S’enraciner sur le territoire »
« Faire fleurir partout en France ce type d’espace est indispensable si nous voulons gagner la bataille culturelle, estime la porte-parole d’Alternatiba, Juliette Caroulle. Ces lieux sont de véritables portes d’entrée vers le mouvement climat. Ils permettent de recruter de nouveaux militants, de s’enraciner sur le territoire, d’accompagner les luttes locales. »
À Paris, la Base a été un puissant catalyseur pour les mobilisations climat de 2019 à 2022. © L-A.C / Reporterre
Le phénomène est en pleine expansion même s’il prend du temps. « Il faut entre un ou deux ans pour ouvrir un lieu », précise la militante. Un groupe affinitaire doit d’abord se constituer, apprendre à se connaître, prospecter et chercher des financements. Le coût, non plus, n’est pas négligeable. Il faut compter plusieurs centaines de milliers d’euros pour acheter un lieu, et des dizaines de milliers d’euros chaque année pour le louer.
De premières expériences servent d’exemples. À Paris, la Base a été un puissant catalyseur pour les mobilisations climat de 2019 à 2022. Pendant trois ans, le lieu a fourmillé d’activités rassemblant près de 18 000 adhérents qui se retrouvaient autour d’un verre, d’une conférence, d’un atelier de fabrication de banderoles ou d’une formation en désobéissance civile. Le bâtiment servait autant de bureau que de lieu de stockage ou d’espace convivial. C’était une vitrine et une base arrière pour des actions d’envergure, comme le blocage de « la République des pollueurs » au printemps 2019 lorsque 2 000 activistes ont envahi La Défense.
« Il nous fallait un lieu collectif pour porter notre voix »
« La Base a clairement marqué une étape, se souvient Victor Vauquois, de l’association Terres de lutte. Elle a contribué à donner au mouvement climat une présence permanente. À l’époque, avec l’arrivée massive de néomilitants, on ne pouvait plus se réunir de manière informelle dans nos apparts ou dans les cafés, il nous fallait un lieu collectif pour porter notre voix. »
Historiquement, c’est au Pays basque que cette stratégie a été éprouvée par les écologistes. Dès le début des années 2010, l’association Bizi avait repris et acheté Le Patxoki, un bar à Bayonne qu’elle avait transformé en QG. « Au Pays basque, c’est une tradition courante dans le mouvement alternatif et indépendantiste, raconte le militant Txetx Etcheverry. Chaque parti, syndicat et collectif possède des bars-tavernes avec lesquels il se finance et récupère un peu d’argent pour ses luttes. Ces lieux sont les dernières survivances d’un mode de vie communautaire. »
Au début du XXe siècle, avec l’exode rural, de nombreux paysans basques ont dû migrer vers la côte. Pour conserver leur sociabilité villageoise, ils ont acheté en commun des « peñas », de grands espaces partagés où l’on peut se retrouver, se restaurer, chanter, danser et, évidemment, faire de la politique. « Ces lieux ont structuré le militantisme local. En toute logique, les écologistes se sont nourris de cette histoire », explique le membre fondateur de Bizi.
« Reprendre le pouvoir sur nos vies »
Le besoin de créer des lieux dépasse aujourd’hui largement le mouvement strictement écologiste. Tout le camp émancipateur (la gauche, les autonomes, les syndicats) y voit une évidence pour prolonger son combat. Alors que la lutte contre la réforme des retraites s’essouffle dans la rue, des militants s’échinent à ouvrir des Maisons du peuple qui pourraient servir de « point d’appui pour diverses formes d’action ». À Toulouse, un ancien local de la SNCF a été squatté après la manifestation du 1er Mai. Un bâtiment de Rennes a aussi fait office de base de ralliement, mais les occupants ont vite été expulsés par la police.
La Talvère, dans le Lot, se définit comme un tiers-lieu autogéré et laboratoire des communs. Facebook/La Talvère
Même la gauche institutionnelle s’y met. Alors qu’elle avait précédemment parié avant tout sur le numérique, La France insoumise vient de lancer sa première campagne d’achat de locaux. « C’est une attente qui nous est remontés des groupes sur le terrain, confie le député Antoine Léaument. L’objectif est d’ouvrir d’ici à la prochaine campagne présidentielle des dizaines de lieux dans des territoires qui pourraient basculer en notre faveur, ajoute-t-il. C’est une façon pour nous de structurer le mouvement et d’accroître notre visibilité dans des circonscriptions abandonnées par les politiques néolibérales et gagnées à l’extrême droite. » Un premier local va être inauguré à Perpignan cet été au cœur d’un fief du Rassemblement national.
De manière plus souterraine, le courant municipaliste, libertaire et autogestionnaire tisse sa toile avec une constellation de lieux sur le territoire. Depuis quatre ans, la foncière Antidote rachète des bâtiments et des terrains pour en faire des espaces collectifs ouverts sur l’extérieur, et défend une éthique résolument anticapitaliste et antipatriarcale. Il s’agit de favoriser partout les communs. « L’objectif n’est pas de recourir à la propriété privée mais au contraire de la neutraliser pour créer des lieux que personne ne possède mais qui sont utiles à beaucoup dans nos luttes et aspirations politiques », affirme l’un de ses membres.
Dans l’ouest de la France, le collectif Nantes en commun s’est aussi constitué autour de l’acquisition de lieux pour bâtir son autonomie et résoudre les enjeux liés à la subsistance. Après avoir fait 9 % aux municipales en 2020, le groupe de militants a acquis un bar, le Chapeau rouge, des terres en périphérie de la ville pour des cultures vivrières et un moulin hydroélectrique.
« Faire exister ici et maintenant le monde auquel on aspire »
« C’est une manière de reprendre le pouvoir sur nos vies et de répondre à nos besoins fondamentaux, l’énergie, l’alimentation, le lien social, explique une de ses porte-paroles, Margot Mekdour. Ces lieux sont des contre-institutions, des espaces que l’on arrache à l’embourgeoisement et au marché. Grâce à eux, nous menons une politique du quotidien », dit-elle.
Des initiatives similaires, ou proches idéologiquement, s’épanouissent également ailleurs. À Commercy, par exemple, dans la Meuse, l’immeuble de la Convive a été transformé en centre social autogéré. Le lieu est né de la rencontre entre des militants du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), des Gilets jaunes et des habitants du quartier. « Évidemment, on a une visée de transformation sociale, raconte un de ses membres, Joël. On est nourri de la pensée de (Murray) Boockchin et du communalisme. Mais, dans ce lieu, on ne va pas l’affirmer haut et fort ni le dire, on va simplement l’expérimenter, le vivre très concrètement, en créant une permanence d’accès au droit, une bibliothèque ou des cantines populaires. »
Pour les un an des Gilets Jaunes, une vingtaine de collectifs avaient ouvert en 2019, une Maison des Peuples à Paris. © NnoMan / Reporterre
Pour le sociologue Laurent Jeanpierre, après des décennies d’échec de la « politique confrontative » et des luttes frontales, ces lieux sont justement des espaces où l’on peut mener « une politique préfigurative ». C’est-à-dire « le fait de faire exister ici et maintenant le monde et les formes de vie auquel on aspire ».
Un manque criant
Ce besoin a été particulièrement visible lors de la révolte des Gilets jaunes. « La construction de cabanes et l’occupation des ronds-points ont été l’expression d’un manque criant de lieux et d’un besoin réel de se retrouver », souligne le chercheur. À l’époque, un appel à créer partout des maisons du peuple avait déjà circulé et le gouvernement avait redoublé d’efforts pour réprimer ces velléités de construction, envoyant les bulldozers à la périphérie des villes pour raser cette « gigantesque zad (zone à défendre) ».
« Dans les années 2010, on a d’abord cherché des points d’ancrage dans l’espace public avec le mouvement des places, Nuit debout ou encore les Gilets jaunes. Mais cela ne tient pas sur le long terme, précise Laurent Jeanpierre. Alors que de nouvelles luttes sur l’écologie ou contre l’aménagement prennent de l’essor, « il paraît désormais indispensable de créer des espaces plus autonomes, moins fragiles et neutralisables ». Des nouveaux chez-soi militants pour attiser la révolte.
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