Pasolini et Salò : quel fascisme ?

#politique #cinéma #culture #Pasolini

Dans Le Film
Hervé Joubert-Laurencin
Murielle Joudet

"Et puisque l'adaptation est une défaite, et puisque la défaite rend agressif, voire un peu cruel, voilà Salò, on pourrait même dire salaud."
Pasolini

Notre rapport au cinéma est tissé de toutes ces oeuvres qu'on n'a jamais voulu voir, qu'on ne verra jamais, ces films trop gore, irregardables, insoutenables. J'ai mis du temps à voir L'Exorciste et Massacre à la tronçonneuse - avant de comprendre que la beauté de ces films l'emporte largement sur une quelconque horreur. Et dans une toute autre catégorie, il y avait l'expérience limite de Salò ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini. J'ai passé mes jeunes années cinéphiles à ne pas voir Salò, somme si Pasolini l'avait pensé pour fonctionner avec son double fantasmatique, avec tout ce temps qu'on met à ne pas le voir mais à l'imaginer.

Je l'ai vu une première fois, ça c'était fait, mais sans comprendre, c'était froid et dur comme du béton. Ce n'est que tardivement que je me suis remise à l'oeuvre de Pasolini en lisant en parallèle ses écrits, en remontant le fleuve de la filmographie, avec la stupeur qui consiste à constater que le même homme a réalisé L'Evangile selon Saint-Mathieu et Salò, et que dans cet écart se trouvait sans doute son génie et son immense sensibilité : rares (voire inexistants ?) sont les cinéastes qui osent repartir de zéro, se rectifier eux-mêmes, se refabriquer un rapport au cinéma, abjurer les films d'avant, les gros succès, et se posent la question de quel cinéma faire dans un monde atroce. Dans ce laboratoire qu'est Salò, le cinéma se fabrique son âge de glace, endurcit le spectateur et le cinéaste de demain - et combien de cinéastes actuels (souvent faussement implacables et vrais poseurs) doivent quelque chose à ce film ?

Ainsi Salò ne peut tenter de se "comprendre" que si on replace le geste à travers l'oeuvre pasolinienne, si on saisit d'où elle vient, à quelles conclusions Pasolini est arrivé pour avoir un jour envie de réaliser un tel film, qui plus est en adaptant le Marquis de Sade, réputé inadaptable et que par ailleurs, il n'aimait pas. Pourquoi, après ce qu'il a baptisé sa "Trilogie de la vie", immense succès populaire, décide-t-il de faire un film proprement irrécupérable ?

Grâce à notre invité, Hervé Joubert-Laurencin, grand et généreux pasolinien, auteur du "Grand Chant: Pasolini, poète et cinéaste" (éditions Macula) une monographie admirable, cette émission est donc exactement ce qu'elle voulait être: une enquête, une tentative de tourner autour de ce grand bloc d'abîme. Salò est un texte à trous, et son plus grand mystère ne relève pas seulement de sa violence, mais du fait qu'on n'arrive jamais à remonter jusqu'à son intention: tout nous rejette du film, qui se replie sur lui-même, se barricade à l'intérieur de sa propre froideur et d'un silence à propos duquel Hervé Joubert-Laurencin écrit, après plusieurs pages d'analyse : "Une fois qu'on a dit ça, les problèmes commencent pour la compréhension du film, et un Pasolini vivant, et menant la guérilla de débat qu'il avait imaginée, a beaucoup, vraiment beaucoup manqué à son film." Tout discours sur Salò ne s'élabore qu'à partir de ce manque.
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