Caravelles et modernité, par Mikaël Faujour (Le Monde diplomatique, janvier 2024)

#politique #impérialisme #environnement #wokistan

Spécialistes du sous-continent américain, Philippe Colin et Lissell Quiroz retracent la généalogie des études décoloniales, de leurs racines aux récents développements féministes et écologistes (1). Le sociologue péruvien Aníbal Quijano (1930-2018) en a formulé le postulat : « La modernité, le capital et l’Amérique latine naissent le même jour », c’est-à-dire lors de la « découverte » de Christophe Colomb : loin d’être un effet de dynamiques propres à l’Europe, capitalisme et colonialisme, « nés » avec l’arrivée des caravelles, seraient la cause et la condition de la modernité européenne. Le développement du récit autojustificateur — qui fait de l’Occident le mandataire d’une mission de civilisation puis d’émancipation universelle — aurait ainsi son revers indissociable : la hiérarchisation raciale mondiale, cause matricielle des autres maux (exploitation, domination politique, culturelle…).

Pour le philosophe argentino-mexicain Enrique Dussel (né en 1934), la « première expérience moderne fut celle de la supériorité quasi divine du “moi” européen sur l’autre primitif, rustre, inférieur. C’est un “moi” militaire et violent qui convoite, qui désire la richesse, le pouvoir et la gloire ».

Or ces processus que la pensée décoloniale interprète à travers un prisme racialiste et culturaliste en Amérique se sont produits également en Europe. Maints phénomènes qu’elle attribue à l’Occident ont moins à voir avec la race qu’avec le progrès, la technique, le capitalisme, la bourgeoisie et la forme État… qui ont d’ailleurs suscité de vives oppositions occidentales, des luddites aux anarchistes et aux écologistes, des révoltes contre la machinisation au XIXe siècle à celles, contemporaines, contre les grands projets inutiles.

Depuis le Béarn et le Pays basque où il vécut presque toute sa vie, Bernard Charbonneau (1910-1996) témoignait de la destruction du monde rural dans Tristes Campagnes, un livre de 1973 récemment réédité (2). La langue de Charbonneau se distingue de celle, abstraite, d’universitaires latino-américains installés aux États-Unis depuis des décennies et qui n’entretiennent aucun lien avec les cultures rurales. « On pleure les Indiens des autres, mais on tue les siens », écrit-il dans un ouvrage dont le titre fait référence à Tristes Tropiques, de Claude Lévi-Strauss. Charbonneau observe la silencieuse disparition des mœurs, d’un parler vernaculaire, de l’habitat, du paysage. Élevage domestique, polyculture, pêche, chasse, festivités... : s’il s’agit bien, stricto sensu, de pratiques et de savoirs autochtones, ils ne font pas partie de ceux qui intéressent les décoloniaux, pourtant enclins à dénoncer — à raison — l’infériorisation des « cosmovisions » locales. Plutôt que l’Occident essentialisé de la pensée décoloniale, ce sont, selon Charbonneau, l’État centralisateur, le culte du progrès, l’économisme, le remembrement, l’industrialisation et le tourisme qui sont responsables d’un désastre non pas racial, mais universel : la disparition des cultures rurales.

https://www.monde-diplomatique.fr/2024/01/FAUJOUR/66461

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