Vers un pouvoir infini des gouvernants ?

Dans un article très intéressant1, la juriste Lauréline Fontaine met en évidence une évolution inquiétante des élus et gouvernements vis-à-vis du droit, particulièrement de la Constitution.

Pour faire adopter par la force la loi sur les retraites en mai 2023, le gouvernement a eu successivement recours à plusieurs articles qui permettent de déroger aux règles habituelles : articles 47-1, 44-3, 45 et 49-3 de la Constitution. Il présentait cette pratique comme légale et légitime puisque la Constitution permet de fait l’usage de chacun de ces articles. Le Conseil constitutionnel a validé cette succession d’usages atypiques, même s’il a reconnu le caractère exceptionnel de la pratique. Disons qu’il s’est contenté de constater cette utilisation exceptionnelle. Ce faisant, et c’est ce que met en évidence le texte de Lauréline Fontaine, il n’applique pas l’esprit d’une constitution, à savoir fixer des limites à l’usage du pouvoir.

La décision du Conseil constitutionnel est révélatrice d’une nouvelle conception de l’exercice du pouvoir politique et du droit. Cette dernière apparaît désormais visible, car elle devient prégnante dans la représentation du mode de gouvernement qu’ont les responsables politiques.
Non seulement, ils conçoivent de plus en plus la Constitution comme un texte qui permet (une ressource, comme en atteste l’utilisation qu’en a fait le gouvernement), à l’inverse de son objet même qui est de limiter le pouvoir, pour un usage « maîtrisé et non arbitraire » de celui-ci.
Mais aussi, ils entendent « ringardiser l’idée même de droit et de contre-pouvoirs », considérant que le droit ne devrait plus être un obstacle à l’exercice du pouvoir tel qu’ils l’entendent2.
On perçoit ici la contestation de la séparation des pouvoirs et de limites aux décisions des gouvernants, voire du seul gouvernement. Cette idée est corroborée par la posture de l’exécutif dans le cas évoqué de la loi sur les retraites : « Le pouvoir politique, nanti de la légitimité élective (le Président, le Parlement, et le gouvernement s’appuyant sur les deux premiers), poursuivrait toujours l’intérêt général, et le juge, appliquant le droit, y serait un obstacle à réduire, voire à éliminer. »

Les juges « démissionnaires »

« Dans le système institutionnel actuel, il [« le corps politique et social français »] est censé avoir délégué l’exercice de cette fonction [la limite] au Conseil constitutionnel, dont la décision rendue le 14 avril a achevé de montrer son incapacité à exercer le rôle d’un véritable contre-pouvoir puisque, de fait, il a donné de la Constitution la même version que celle proposée par le Gouvernement, en méconnaissance de sa fonction fondamentalement critique. » On se souvient d’ailleurs que le Conseil constitutionnel n’avait pas hésité à bafouer le texte dont il est censé veiller au respect en validant des mesures anticonstitutionnelles lors du Covid-19. Le Conseil constitutionnel apparaît alors comme une institution plus politique que juridique.

Sachant en outre que les gouvernants attendent une telle attitude des juges, ceux-ci, s’ils n’ont pas la force d’affirmer une position ou s’ils ont des connivences ou des ambitions personnelles, tendent à s’autocensurer et à valider des lois qui ne devraient pas l’être.

Ainsi les contre-pouvoirs s’affaiblissent, et cela va de pair avec l’esprit de l’extrême centre aujourd’hui représenté par la Macronie qui ne tolère aucune divergence et encore moins opposition. Les gouvernants actuels ignorent l’éthique de la fonction gouvernante dans un régime constitutionnel.

(Écrit en juin 2023)

  1. Lauréline Fontaine, « Activer la fonction critique de la Constitution », AOC, 16 juin 2023 (https://aoc.media/analyse/2023/06/15/activer-la-fonction-critique-de-la-constitution/). Elle est autrice de La Constitution maltraitée – Anatomie du Conseil constitutionnel, Amsterdam, 2023.
  2. L’autrice mentionne un rapport d’information du Sénat éloquent à cet égard. Son thème parle de lui-même : « La judiciarisation de la vie publique : une chance pour l’État de droit ? Une mise en question de la démocratie représentative ? Quelles conséquences sur la manière de produire des normes et leur hiérarchie ? » Il écrit explicitement que « la volonté de toujours mieux protéger les droits fondamentaux peut parfois compromettre la capacité de mener des politiques publiques efficaces au service de l’intérêt général » (www.senat.fr/rap/r21-592/r21-5921.pdf).

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