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Sandra Lucbert : Pour quoi l’art lutte-t-il ?

Sandra Lucbert : Pour quoi l’art lutte-t-il ?

Là où nous en sommes, le C’est ainsi, par où l’ordre capitaliste se fait passer pour l’intérêt général, promet de finir comme la maison Usher : écroulé. Les joints imaginaires ont tous été grattés, la direction générale du corps social apparait pour ce qu’elle est : une furie d’exploitation qui nous tient en joue. 47-1, 49-3, matraquages à moto, agressions sexuelles de manifestantes, réquisitions de grévistes, ball-trap meurtrier à Sainte-Soline : l’aliéné de l’Élysée termine sa mue en potentat halluciné secouant frénétiquement son appareil de force. Spectacle tellement sidérant que, l’espace de quelques semaines, les médias mainstream eux-mêmes se sont pris à douter : leur rabâchage en continu commençait à se désagréger. Depuis le 23 mars, cependant, l’Est-ceQueVousCondamnezCesViolences? leur a tourné la clef dans le dos : les voici de nouveau mus par leurs énoncés défigurants. De retour, l’effacement des violences gouvernementales qui ont induit la réaction de défense collective, et par suite : la requalification de cette défense légitime en « violence de factieux », puisqu’elle semble sortie de nulle part. Escamotage et inversion : des classiques du verrouillage hégémonique.

Avis de disparition

Si la brutalisation structurelle est ce qui broie, la métamorphose imaginaire et signifiante est ce qui engourdit la réaction – violence symbolique, dit Bourdieu_. Ici, l’antidote doit être de même nature que le toxique. Alors on tourne les yeux vers ces secteurs qui, précisément, produisent des _biens symboliques, donc, possiblement, de la frappe contre-hégémonique. Par exemple, le champ artistique. Dans la séquence insurrectionnelle, où en est le secteur culturel ? Que dire de cet endroit où le travail formel est supposé défaire l’inertie de la langue et des images communes ?

Pour l’heure, on y entend voler les mouches – au milieu du fracas national.

Où sont les artistes ? Justement, on ne sait pas. Ou plutôt, on le sait trop. Dans des vernissages d’expositions sur « la flemme » (« joy of missing out ») ou la « barbe à papa » (la fête foraine pour « se rapprocher du ciel »). Où sont les affamés de lumière, à présent que l’hégémonie est en combustion ? Dans des tribunes Binoche-se-coupe-une-mèche (voir ici), évidemment : mais ça, c’est le monde qui brûle. De l’autre côté, celui du monde qui se bat, que voit-on ?  Des personnels salariés qui bloquent des lieux culturels, et de rares notoriétés qui se déplacent sur des piquets – Ernaux, Haenel, Médine, trois _célébrités, même pas les doigts d’une main. Bien sûr, il y a aussi des investissements invisibles, nous sommes sans doute un certain nombre. Et c’est là tout le point. De présence massive, collective, coordonnée, _visible comme telle, rejoignant le combat général dans son registre particulier : point.

Ou bien Lautréamont…

C’est un désastre ? Ou bien c’est une bifurcation. Les trajectoires en solitaire sont bonnes pour les légendes capitalistes : elles ne produisent aucune transformation politique. A l’art, il manque un nous. Nous : qui sommes producteurs de biens d’une nature particulière. Des biens qui peuvent, au choix, cadenasser un ordre social, ou au contraire : pulvériser ses prétentions à être le seul imaginable. Cette conjoncture explosive peut nous laisser abandonnés comme les poubelles de l’Histoire. Ou bien elle peut nous ramener collectivement du côté de la récalcitrance. Notre nous, ici, pourrait en rejoindre deux autres : celui des étudiants et étudiantes qui n’entendent pas marcher au pas ; celui de la classe ouvrière en grève reconductible, qui veut reprendre le contrôle sur les moyens de production. A nous de voir. Les signifiants, l’imaginaire, allons-nous continuer de les abandonner à la décision du capitalisme ? En 68, le champ de l’art était au centre du combat collectif : est-ce qu’on re-mai l’art à sa place à compter d’aujourd’hui ?

Car aujourd’hui, il y a une situation.

En vérité, nous ne sommes pas complètement dépourvus de levier collectif. Dans les manifestations, tout le monde l’a noté : les étudiant et étudiantes en école d’art, seules du champ culturel, sont massivement mobilisées. L’étaient avant le début du mouvement – le sont pour leurs établissements. Si c’est un hasard, il est objectif : la grève reconductible leur est offerte par l’Histoire. Comme la rencontre fortuite d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection, cette collusion improbable rouvre les possibles. Pour ces lieux où se fabrique le fantasme de l’insularité artistique, voici une situation Lautréamont : se joindre à la classe ouvrière, un collage à haut pouvoir de surgissement. Parce que la seule manière de faire aboutir les revendications des écoles, c’est la grève de toute la société.

Dans l’ordre, la révolution arrive en premier.

… Ou bien l’art des redites

Déjà, une révolution copernicienne. Pour les écoles d’art, rejoindre le mouvement d’ensemble n’est pas facultatif, c’est une chance inouïe : ce sont l’échelle et les moyens nécessaires pour combattre les causes _structurelles _de la déréliction qui les menace.

L’effondrement des moyens alloués à ces établissements n’a aucun caractère singulier. Aucune cause spécifique. Mais bien ces mêmes causes structurelles qui auparavant ont décimé un par un les services publics. La SNCF, EDF, GDF, l’Office National des Forêts, l’Education nationale, l’enseignement supérieur et la recherche, la poste, l’hôpital public, l’audiovisuel public, l’appareil judiciaire : une même arme, la machine austéritaire, employée aux mêmes fins. Délibérément appauvrir les services publics, les rendre incapables de réaliser leurs missions, et les remettre, exsangues, au privé – présenté comme le salut.

Tous ces secteurs se sont battus sectoriellement – comme les écoles d’art aujourd’hui. Et tous, ils ont été défaits. Les causes de ce problème sont générales, un combat local ne saurait avoir raison d’elles. Les structures du capitalisme financiarisé ne visent qu’à une chose : la profitabilité illimitée pour les investisseurs. Pour entrer avec des structures dans un rapport de puissance à puissance, il faut coordonner les combats, et bloquer ce par quoi cet ordre tient. D’abord l’économie, comme le font les grévistes, mais aussi l’habillage signifiant et imaginaire qui la fait passer pour un cela va de soi. Ce combat-là, le champ artistique a les moyens de l’engager. L’un plus l’autre, nous pouvons gagner. L’un sans l’autre on a déjà perdu.

Déconfiture pas seulement politique. Les performances des écoles en lutte : défilés funéraires, corps allongés devant les établissements avec des pancartes « Écoles en danger », ces performances disent une double impasse. D’abord, elles ont déjà été inventées par tous les autres secteurs – la prétention au monopole de l’invention formelle est un peu à la peine. Ensuite, elles n’ont été d’aucun effet politique précédemment – ne le seront pas davantage cette fois-ci. Surprise : pour arriver à une proposition formelle percutante, il faut avoir une idée du monde dans lequel on s’inscrit – et pas seulement de son pas de porte.

En réalité, la question est plus vaste. La question, c’est : par où le monde de l’art peut-il s’arracher à sa séparation imaginaire d’avec le reste du corps social ? Inutile de pousser les hauts cris au nom de son « autonomie » : personne n’a parlé de l’aligner ou de l’asservir. Au contraire, voici l’occasion de le dissocier du service d’ordre capitaliste.

Art en grève générale

Quelle est notre place dans la grève à généraliser ?

Un ordre social ne dure qu’à proportion de l’oubli des rapports de force en quoi il consiste effectivement. Un travail de déni perpétuel se joue dans les mises en sens collectives pour que la domination d’un groupe sur d’autres puisse durer. Ce travail est assuré par l’ensemble de l’appareil culturel ((re)lire Gramsci).

L’art qui se croit dispensé de s’intéresser au social-historique est structurellement disposé à servir d’appareil normatif hégémonique. N’apercevant rien de ses déterminations, il se laisse mener sans résistance.

Notre entrée en grève, c’est refuser de suivre cette direction par défaut. Les étudiants en art sont particulièrement réquisitionnés par le grand capital à des fins de blanchiment symbolique. Telle est la forme particulière de la privatisation dans ces écoles : les recruter pour œuvrer à l’invisibilisation des rapports de force. Macron ne s’y est pas trompé, qui viendra le 11 avril célébrer _Mondes nouveaux, _son programme de « mécénat » – comprendre : d’achat du champ artistique – aux Beaux-Arts de Paris.

Nous coordonner avec les ouvriers qui peuvent bloquer l’économie, c’est rompre avec cette assignation et retrouver notre juste place. Discerner de nouveau notre inscription dans l’ordre social n’est pas une entrave à la création. Avancer les yeux rivés sur son nombril : si. L’autoréférentialité du champ, initiée au XIXe était le moyen de le soustraire à l’imbécilité bourgeoise – force est de constater qu’elle s’est muée en repli, en auto-centrage, et logiquement, pour finir, en cécité politique. La pratique artistique est assise sur toute une division du travail que lui font méconnaître le mythe de l’artiste et les encouragements capitalistes. L’énergie que les artistes consomment, ce sont des raffineurs, des gaziers, des électriciens qui la fournissent. Les déchets que les artistes produisent, ce sont des éboueurs et des égoutiers qui les évacuent, ce sont des personnels de ménage qui les font disparaître quand les artistes partent dormir. Les déplacements de foires en vernissages, ce sont les transporteurs aériens, les cheminotes, le prolétariat de la logistique qui les permettent. Où sont-ils, où sont-elles dans l’écrasante majorité des pièces qui sont actuellement réalisées ? Nulle part ou presque.

Les capitalistes incitent à rendre visibles les invisibles du monde vivant. Littérature et art contemporain les rendent donc visibles, contre argent trébuchant – mais sans jamais rendre visibles les causes structurelles qui les dévastent. Rien d’étonnant : les financeurs ont l’incitation sélective. Ils sont les causes du ravage de la planète : voilà qui doit rester infiguré. Escamotage qui du reste compte double : sont également invisibilisés tous les humains qu’ils exploitent. Pour la plupart de ces œuvres : approfondissement de l’ordre extractiviste et de l’exploitation – en toute impunité. Total, LVMH, Audi, les laboratoires Hoffmann-La Roche investissent dans l’art contemporain : ils se payent des habits de lumière.

La division du travail nous réserve une place spécifique : qu’au moins on se porte à sa hauteur dans l’effort de combat. Il ne s’agit plus ici de la seule réforme des retraites, mais de la _forme _d’un monde. Cette forme, nous participons à la façonner. Nous lui donnons ses images et ses mots, nous lui donnons sa mise en sens. Par défaut, nous laissons régner celle qui naturalise l’ordre capitaliste – quand nous n’y contribuons pas directement. Si nous sommes producteurs de quelque chose, c’est d’_aperception. _A nous, donc, de faire apercevoir le combat en cours, le monde à détruire, le monde à construire. Ça ne pourra pas se résoudre en faux-semblant, on aime autant prévenir. Ça ne se fera pas retranchés dans les écoles et derrière les ordinateurs. Rejoindre les piquets, aider à y faire dérailler les images et la Langue du Capitalisme Néolibéral, ça ne sera ni financé par Pinault ni par Arnault. La pire chose à faire serait d’instrumentaliser les grévistes en un simulacre de soutien. La grève dans le secteur culturel commence peut-être par la mise en panne de l’attracteur passionnel qui en fait si facilement la créature du capital : l’infinie consolidation narcissique.

 Car œuvrer avec nos moyens à faire advenir la grève générale, c’est s’opposer au diffuseur d’ambiance hégémonique – par conséquent : passer du côté des « factieux ». A ne respirer que l’air normatif, les grévistes s’épuisent, et les autres secteurs hésitent à rejoindre le mouvement. Or nous avons les moyens de ce blocage : celui de la circulation automatique du sens. Notre puissance particulière rejoignant la puissance générale, c’est de faire voir ce qui a vraiment lieu. Et de contribuer à ce qu’ait lieu autre chose.

Rendez-vous ce vendredi :

Art en grève Générale

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