Une sociologue dans le carré VIP des boîtes de nuit : « Une industrie dirigée par des hommes et pour des hommes, mais qui repose sur les filles »

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Vous savez où prospère le machisme violeur le plus brutal? Chez les riches!

Une sociologue dans le carré VIP des boîtes de nuit : « Une industrie dirigée par des hommes et pour des hommes, mais qui repose sur les filles »

L’Américaine Ashley Mears a étudié la vie nocturne de l’élite globalisée. Elle dévoile les coulisses d’une économie du gaspillage, fondée sur l’exploitation du corps des jeunes femmes. Propos recueillis par Valentine Faure

Ashley Mears, professeure de sociologie à l’université de Boston, publie en France Very Important People. Argent, gloire et beauté : enquête au cœur de la jet-set (La Découverte, 400 pages, 25 euros). Ancienne mannequin, la sociologue a pu pénétrer le cercle fermé des établissements de nuit réservés à une clientèle fortunée et mondialisée. Auprès des mannequins et des « promoteurs », chargés de recruter des jeunes filles pour le compte des clubs de luxe, elle décrypte un système sidérant, aux allures archaïques.
Votre livre porte sur le monde de la nuit réservé à la jet-set internationale. De quand date l’émergence de ces clubs VIP ?

A la fin des années 1990, des villes comme New York se sont transformées pour répondre aux besoins d’une nouvelle classe de nomades richissimes. L’émergence des clubs VIP coïncide avec une époque d’expansion et de mondialisation de l’extrême richesse. Ils ont commencé à orchestrer la visibilité des clients les plus riches, à encourager la compétition. Au cours des années 2000, dans les clubs, le prix des bouteilles a grimpé en flèche, on a vu apparaître des bouteilles plaquées or, incrustées de diamants, ainsi que le « bottle service », cette façon de servir les bouteilles de champagne avec des gerbes lumineuses. Les clubs ont commencé à encourager la compétition entre flambeurs et l’étalage public des dépenses. Les métropoles globales traversent une véritable crise de l’abondance. Nous vivons une époque de concentration de la richesse aussi extrême que celle des années 1920.
Vous comparez d’ailleurs ces fêtes à celles de Gatsby, étudiées par l’économiste Thorstein Veblen, ou encore avec le potlatch, cette cérémonie amérindienne organisée autour du don…

Lorsque j’ai voulu donner un sens à cette forme de consommation, j’ai d’abord fait appel à des prédécesseurs évidents, comme l’économiste américain Thorstein Veblen, qui écrivait au tournant du XIXe et du XXe siècle. Il observait avec une sorte de dégoût les nouveaux riches de l’industrie américaine qui dépensaient sans compter dans des fêtes extravagantes. Veblen invente le terme de « consommation ostentatoire ». L’anthropologue Franz Boas a, quant à lui, étudié le potlatch dans les tribus du nord-ouest du Pacifique. Ce sont de grands festins cérémoniels organisés pour gaspiller, accompagnés de véritables compétitions de dons et de contre-dons. L’anthropologue Marcel Mauss a écrit également sur ce sujet : la logique de la dilapidation, qui consiste à montrer que l’on peut donner plus que quelqu’un d’autre, permet de déterminer sa place dans la hiérarchie sociale. C’est une façon de signaler que l’on est la personne la plus importante du groupe, parce qu’on peut gaspiller le plus et offrir le plus beau cadeau…

Ces scènes que je décris ont en effet quelque chose d’archaïque. Cela donne l’impression que c’est comme un fait anthropologique propre à l’humain que de s’engager dans ces comportements. On croit souvent – et c’est aussi ce que pensait Veblen – que la dépense ostentatoire est un phénomène spontané chez les riches, quasi naturel. Ce que montre mon enquête, au contraire, c’est que l’incitation à pratiquer ce genre de gabegie requiert un effort collectif considérable, et que les clubs haut de gamme sont passés maîtres dans l’art discret de les promouvoir. Il y a une énorme quantité de labeur en coulisses. C’est sur ce travail invisible que tout repose.
Les clients assument-ils ce gaspillage ostentatoire ?

Tout le monde sait qu’il ne faut pas dépenser comme ça. Les clients fortunés que j’ai rencontrés essaient de se présenter d’une manière honorable : ils savent que l’ostentation est de mauvais goût, qu’elle viole une sorte de norme largement partagée qui veut que l’on soit modéré, que l’on ne s’exhibe pas. Lors des entretiens, ils minimisent, ou replacent leur consommation dans le cadre de leur vie professionnelle : les hommes qui travaillent dans la finance, en particulier, disent y voir une occasion de nouer des liens entre eux et d’élargir leur réseau. Mais, dans le club lui-même, les gens se comportent de manière très irrationnelle. Ils secouent le champagne, s’en aspergent les uns les autres, s’offrent des bouteilles, dépensent des fortunes. Un club est un espace qui suspend la rationalité de chacun et qui est capable de construire dans l’instant ce sentiment qu’il est tout à fait amusant, et vraiment bon, d’être économiquement dominant et de se montrer.
Quelle est la fonction des promoteurs de soirées dans ce système ? Et pourquoi ce travail est-il caché ?

Les promoteurs sont ceux qui orchestrent le groupe et s’assurent que les filles viennent, qu’il n’y ait pas de problèmes, et que chacun vive l’expérience d’une manière amusante. Une grande partie de leur travail se fait le jour. C’est là qu’ils tissent des liens avec des mannequins et qu’ils s’intègrent à leur vie. La nuit, il s’agit de les faire venir au club, gratuitement, en s’assurant qu’elles trouvent l’expérience amusante. Il y a différents degrés de collaboration, du simple fait de passer prendre un verre à l’obligation de rester debout pendant des heures jusqu’à tard dans la nuit. Le plaisir consiste pour elles à boire, à manger, à danser et à flirter, et ce plaisir repose sur le fait de ne pas se faire payer, ce qui est une découverte très intéressante.

Au cours de mon enquête, j’ai proposé aux autres mannequins que l’on se mette d’accord : « Disons-leur que l’on participe en étant rétribuée 100 euros chacune plutôt que le promoteur soit payé 1 000 euros, et nous, rien. » Elles ont refusé : « Non, on sort pour s’amuser. Ce n’est pas du travail. Nous ne voulons pas nous sentir obligées de gagner de l’argent. » Or elles se sentent obligées envers le promoteur, qu’elles considèrent comme un ami. Mais ce sentiment d’obligation est fondé sur l’amitié davantage que sur le marché. Les filles doivent croire dans l’aspect ludique de la chose. Si elles sont payées, cela devient du travail sexuel, et les filles ne veulent absolument pas être considérées comme des travailleuses du sexe. De leur côté, les clients ne veulent pas se voir comme des clients sexuels – ils s’offrent l’illusion que les filles sont là pour eux. Et les promoteurs ne se considèrent pas comme des proxénètes. Le recours à un intermédiaire est un moyen fréquent de camoufler une transaction stigmatisée.
Ce qui est frappant, c’est le caractère « primitif » de l’échange : il s’agit de statut, de nourriture – vous écrivez que les repas sont « l’un des principaux outils de séduction des filles ». La taille même joue un rôle important, presque comme dans le monde animal…

Oui, le corps est central dans la boîte de nuit, parce qu’il communique instantanément l’idée de pouvoir. Le club orchestre une topographie des statuts sociaux incorporés : les videurs, en général noirs, de taille imposante, les « bottle girls », hypersexualisées, qui doivent suggérer qu’elles sont aussi disponibles à la vente que les bouteilles qu’elles servent. Et les mannequins, grandes, minces, qui doivent porter des talons hauts, pour paraître encore plus grandes, et sont placées dans les espaces les plus exposés. Elles portent dans leur corps un statut que tout le monde reconnaît immédiatement. Et elles doivent être nombreuses : les promoteurs appellent cela « la quantité de la qualité » – la qualité étant évidemment définie en termes très étroits – parce que ces corps en nombre communiquent sur l’étendue d’un capital social. En tant qu’individus, elles sont invisibles. Mais, en tant que collectif, elles jouent un rôle important : celui de faciliter les échanges entre les hommes venus parler affaires.
Le système que vous décrivez a assez peu à voir, finalement, avec la séduction, avec le désir, ou même avec le sexe…

Oui, c’est un point très important. Les gens pensent souvent que la vie nocturne est un marché aux bestiaux – des hommes riches qui veulent coucher avec de belles femmes. Mais, en fait, pas vraiment. Bien sûr, les gens flirtent, les gens s’embrassent, les gens rentrent ensemble. Mais ce n’est pas la fonction principale. La fonction principale est l’affichage du statut. Il s’agit plus de communiquer l’idée de sexualité que de faire en sorte que le sexe se produise. En fait, c’est un gaspillage de sexe : il y a trop de femmes pour un seul homme. On n’a pas besoin de dix-huit corps pour faire l’amour, seulement d’un. Mais le fait d’avoir tant de beaux corps, ou des corps qui sont perçus comme beaux, exprime le pouvoir.
Cette valeur du corps des femmes ne rapporte pourtant qu’aux hommes, en fin de compte…

On affirme souvent que la beauté fonctionne comme un capital capable de subvertir les hiérarchies de classes traditionnelles. Certes, la beauté est une forme de capital, mais les filles sont confrontées à une stigmatisation morale si elles essaient d’en tirer parti. Ce sont pourtant elles qui sont au centre de la création de valeur. Paradoxalement, cette industrie est dirigée par des hommes et pour des hommes, mais elle repose sur les filles. Et, pourtant, les filles ne sont pas payées. Elles génèrent beaucoup d’argent pour les promoteurs et, au-dessus d’eux, les propriétaires de club captent ces dépenses. Et, au-dessus encore, il y a tout ce réseau d’élites mondiales composé en majorité d’hommes blancs, qui font des affaires tout en vivant une expérience amusante en présence de ces filles. Les filles créent donc toute cette valeur pour toute cette économie sexuée, qui opère en faveur des hommes.

Valentine Faure

https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2023/12/24/une-sociologue-dans-le-carre-vip-une-industrie-dirigee-par-des-hommes-et-pour-des-hommes-mais-qui-repose-sur-les-filles_6207545_4497916.html

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