Écologie, travail, progrès… Pourquoi Simone Weil a encore raison 80 ans après sa mort

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Une « Martienne », « toujours courant devant » rapporte Alain, son maître de philosophie à Henri-IV. « Elle a l’intelligence qui brûle » abonde le poète Joë Bousquet. Un météore de la pensée, estiment les commentateurs de son œuvre. Huit décennies après sa mort, la propension de Simone Weil à traverser des milieux aussi différents que le syndicalisme, l’usine, la guerre d’Espagne, la Résistance, et à en saisir immédiatement les enjeux n’en finit plus d’étonner. S’exposant à toutes les épreuves possibles, la quête de la vérité et le souci des plus malheureux chevillés au corps, la philosophe aura entrevu le totalitarisme soviétique, la monstruosité de la colonisation, l’aporie du mythe technicien… Ses écrits, denses, nombreux, furent majoritairement publiés après sa mort, notamment par Albert Camus, qui voyait en elle « le seul grand esprit de notre temps ».
Hostile au productivisme

Bien avant que les ONG écolos ne calculent le « jour du dépassement » (moment de l’année où l’ensemble des ressources naturelles produites par la planète en un an a été consommé par l’humanité), Simone Weil avertissait contre l’effondrement à venir de notre civilisation industrielle. Dès 1933, elle assure : « Il est clair que le capitalisme signifie essentiellement expansion économique et que l’expansion capitaliste n’est plus loin du moment où elle se heurtera aux limites mêmes de la surface terrestre. » Cette notion est fondamentale à ses yeux : la philosophe, largement influencée par Platon, accorde la plus grande importance à la mesure, à la tempérance – toujours, dans les mythes antiques, la Némésis vient châtier l’hubris (l’excès). Pour Weil, une croissance illimitée dans un monde aux ressources limitées est impossible. À rebours de Karl Marx (dont la philosophie contient des « fragments inaltérables de vérité » mais qui fait du développement des forces productives la marche de l’Histoire), Weil refuse de céder aux idoles techniciennes, qu’elle accuse d’asservir l’homme plutôt que de le libérer.

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Dans ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934), elle moque les ravis de la crèche productiviste : miser sur d’hypothétiques nouvelles sources d’énergie ou sur des machines automatiques remplaçant le travail, « c’est rêver » ; employer toujours plus de moyens pour rentabiliser des sources d’énergie en raréfaction, c’est contre-productif – « les hommes se reproduisent, non le fer ». Voilà qui pourrait trouver de l’écho auprès des partisans de l’exploitation de l’hydrogène, des transhumanistes ou des futurs colonisateurs de Mars, tous persuadés que la technique résoudra les problèmes qu’elle a elle-même engendrés. Pour Weil, au contraire, foin de lendemains qui chantent, car « le progrès se transforme aujourd’hui, d’une manière à proprement parler mathématique, en régression ».

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En 1946, George Orwell donnait un critère pour distinguer entre bon et mauvais progrès : « Savoir s’il nous rend plus humains ou moins humains. » Concernant le monde du travail, Weil a rapidement tranché. Fin 1934, souhaitant sentir dans sa chair la réalité de la condition ouvrière, elle entre à l’usine. Durant neuf mois, elle découvre le travail à la chaîne : les machines qui broient et blessent, les cadences infernales, les réprimandes des petits chefs… Cette expérience la bouleverse : « J’ai reçu là et pour toujours la marque de l’esclavage » confie-t-elle.
Grève et joie pure

Pour la philosophe, l’organisation scientifique du travail, fondée sur la division, la concentration et la coordination des tâches, fait de l’homme une chose. Il devient un simple rouage dans une production globale qu’il ne comprend ni ne maîtrise, cantonné à une seule activité, répétitive, n’exigeant aucun savoir-faire ; il ne pense plus. Voilà l’oppression, entièrement contenue dans le régime de la grande industrie : tant que l’usine obéit à cette organisation, peu importe qui la possède, l’ouvrier y souffrira – d’où l’échec de l’URSS. Cet avilissement du travail est à ses yeux un véritable « ­sacrilège ». Car, bien loin d’une certaine gauche, héritière de Paul Lafargue (auteur du Droit à la paresse 1880) et aujourd’hui partisane du revenu universel, Weil estime que le travail est l’activité humaine par excellence, là où l’intelligence se confronte à la matière. C’est seulement en consentant à la nécessité de travailler que l’homme fait l’expérience de la liberté. Il convient donc de tout mettre en œuvre pour que le travail redevienne le lieu où pensée et action s’articulent.

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Faut-il alors miser sur les partis de gauche ? Sur le syndicalisme ? Si Weil garde toute sa vie une profonde affection pour le syndicalisme révolutionnaire, elle raille les « grrrands [sic] chefs bolcheviks » qui ne savent rien de l’oppression. La question des salaires ne doit pas être l’alpha et l’oméga des revendications. Faisant sienne la devise de la Ire Internationale (L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes) Weil refuse la division entre travail manuel et travail intellectuel, et milite pour l’instruction des ouvriers, de façon qu’ils puissent reprendre le contrôle sur les machines. En 1936, elle se réjouit des grandes grèves – un moment de « joie pure » – qui suivent la victoire du Front populaire aux législatives. « Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser » écrit-elle, heureuse que les travailleurs occupent pour la première fois les usines et se réapproprient les lieux.

En 1942, alors à Londres auprès du général de Gaulle, l’intellectuelle est chargée de réfléchir à une Constitution pour la France d’après-guerre. Ses recherches, qui placent le travail au fondement de la civilisation à venir, donneront le livre l’Enracinement. « Un des livres les plus lucides […] qu’on ait écrits depuis fort longtemps » estime Albert Camus, qui le fera publier en 1949 chez Gallimard. À l’heure des bullshit jobs du quiet quitting (se contenter d’en faire le minimum), de l’intelligence artificielle, de la désertion de certains corps de métier (notamment dans la santé et l’agriculture), la crise du travail demeure vivace. L’heure de relire Weil ?

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