Le saccage des sociétés de l’ancien bloc de l’Est, par Kristen Ghodsee (Le Monde diplomatique, novembre 2024)

#politique #impérialisme #néolibéralisme

Il n’y a pas vraiment d’équivalent en français. To gaslight… Le dictionnaire Merriam-Webster définit ce verbe transitif comme le fait d’exercer « une manipulation psychologique sur une personne, généralement pendant une période prolongée, conduisant la victime à remettre en cause ses propres pensées, ses propres perceptions de la réalité ou ses souvenirs ». Si vous faites cela à un individu, vous pouvez vous attendre à une réaction furieuse quand il s’en apercevra. Si vous le faites à des millions de personnes, au sujet de leur perception d’un bouleversement économique et politique majeur, vous pouvez vous attendre à bien pire.

Tout a commencé il y a trente-cinq ans, en novembre 1989, lorsqu’une foule en liesse s’est mise à escalader un mur de Berlin soudain devenu inutile. De la Pologne à la Bulgarie, les régimes communistes s’effondraient. Des États autrefois autocratiques organisaient des élections libres, le drapeau soviétique disparaissait du Kremlin… La guerre froide s’achevait de manière inattendue : l’époque était à l’optimisme, à la certitude que l’avenir serait plus prospère.

Les citoyens des pays du bloc de l’Est s’émerveillaient de l’avènement de la démocratie, de l’abolition des restrictions aux déplacements, de la fin de la surveillance généralisée ainsi que de l’oppression sécuritaire. Le marché libre devait remplacer des entreprises publiques obsolètes, inaugurant une ère de croissance économique. L’heure serait bientôt à la consommation de masse, à laquelle pouvaient légitimement aspirer des populations lassées par les files d’attente et les pénuries.

Certes, la destruction de l’économie planifiée allait également mettre un terme à la garantie de l’emploi. Elle tirerait le rideau sur une société qui offrait un filet de sécurité sociale répondant aux besoins fondamentaux de tous. Mais on assura aux citoyens que tout irait bien. Le 1er juillet 1990, le jour où le deutschemark de l’Ouest est devenu la monnaie officielle de l’Allemagne unifiée, le chancelier Helmut Kohl s’engageait à la télévision : « Personne ne sera moins bien loti qu’avant, et beaucoup le seront mieux. »

Les choses ne se sont pourtant pas passées comme prévu. Dans la majorité des anciens pays socialistes, l’effondrement de l’URSS précéda un déclin économique plus long et plus profond encore que la Grande Dépression des années 1930. Un bouleversement dévastateur dans la vie de 420 millions de personnes, soit 9 % de la population mondiale. Chute de la production, hyperinflation, effondrement de la natalité, explosion des inégalités et de la criminalité, augmentation massive du chômage et des déplacements de populations, surmortalité : tous les indicateurs convergent pour mettre en lumière des dommages humains inédits en temps de paix.
« Trop de choc, pas assez de thérapie »

Dans les vingt-sept pays postcommunistes que nous avons étudiés avec Mitchell Orenstein, 47 % de la population est tombée sous le seuil de pauvreté établi par la Banque mondiale pour la région (5,50 dollars par jour) au cours des dix années qui ont suivi le passage au capitalisme (1). Entre 1990 et 1998, le produit intérieur brut (PIB) par habitant des anciennes républiques soviétiques a chuté de 7 % par an, si bien qu’en 1999 pas moins de 191 millions d’hommes, de femmes et d’enfants ont souffert de graves privations matérielles.

Cette débâcle a laissé des traces jusque dans les corps. En 2017, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) constatait que les adultes nés au début des années 1990 mesuraient en moyenne un centimètre de moins que les cohortes des décennies précédente et suivante (2) — une différence de taille similaire à ce que les chercheurs observent chez les individus nés dans les zones de guerre.

Certains conseillers occidentaux avaient prédit des difficultés, en évoquant même une « thérapie de choc ». Mais ils considéraient qu’il ne s’agissait que d’un mauvais moment à passer, et que les joies de la liberté politique rendraient la population résiliente. « Lorsque les gens désirent un changement fondamental, déclarait l’économiste suédois Anders Åslund en 1992, ils sont prêts à accepter pas mal de souffrances pour y parvenir (3). »

L’alarme retentit pourtant dès 1993, quand les électeurs russes votent contre un processus de réforme mené au pas de charge. Dans l’ancien bloc de l’Est, des millions de personnes ont perdu leur emploi ou ont été contraintes à une retraite anticipée, tandis que la libéralisation des prix, l’instabilité macroéconomique et l’hyperinflation dévorent les épargnes. À mesure que les anciennes élites politiques se transforment en nouvelle classe prédatrice d’oligarques, la criminalité et la corruption gangrènent la société. Des niveaux d’inégalités jusqu’alors inconnus produisent une poignée d’hyper-riches et des bataillons de démunis.

Face à la sanction des urnes, M. Strobe Talbott, alors conseiller du président William Clinton, admet que l’ouverture au marché a produit « trop de choc et pas assez de thérapie ». Le célèbre économiste hongrois János Kornai, initialement partisan de la méthode musclée, s’inquiète rapidement d’une « weimarisation » de l’Europe de l’Est. « La diminution du revenu réel d’une part importante de la population et le phénomène jusque-là inconnu du chômage de masse ont engendré un vaste mécontentement économique, écrit-il en 1993. Si l’intensité et l’étendue de ce mécontentement atteignent un seuil critique, cela posera de sérieux problèmes (4). » Rappelant les conditions qui avaient favorisé l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir, il souligne que « la désillusion économique fournit un terrain fertile pour la démagogie, les promesses faciles et le désir de dirigeants autoritaires ».

Ces avertissements sont restés lettre morte, et la manipulation, le gaslighting, a commencé. En réponse directe à M. Talbott, le premier ministre de l’Estonie, M. Mart Laar, proclame que « les Russes ont besoin d’encore plus de thérapie de choc, pas de moins ». Dans une tribune publiée par le New York Times en 1994, il concède que « le mécontentement monte dans les peuples de la région (5) ». Mais, au lieu de reconnaître leurs souffrances bien réelles, M. Laar les compare à des « enfants gâtés », lesquels « ont tendance à devenir des adultes désobéissants, arrogants et tyranniques ».

Tandis que la « grande dépression » postcommuniste se prolonge tout au long des années 1990, les agences des Nations unies commencent à documenter ses effets sur la santé et le bien-être, tout en s’inquiétant de ses conséquences politiques à long terme. En 1999, un rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) révèle ainsi que l’alcoolisme, la toxicomanie et les suicides ont fauché 9,7 millions d’hommes adultes depuis 1990 (6).

Le carnage n’émeut guère les fondamentalistes du marché libre. Plutôt que de changer de cap, ils adaptent leur discours. Certes, la récession ne sera pas aussi courte et superficielle que prévu, mais il n’y a pas d’autre solution. La méthode choisie demeure la plus rapide et la plus efficace, expliquent-ils. Quand même la Banque mondiale reconnaît que la population de la Biélorussie — dont le gouvernement autocratique a refusé le traitement de choc — a moins souffert que les autres, les économistes occidentaux ne révisent pas leur copie, ils mettent en doute les statistiques qui documentent partout la crise. En 2001, Åslund qualifie de « mythe » l’effondrement des années 1990 et affirme que « le bien-être réel pourrait ne pas avoir été affecté » par la transition au capitalisme (7). Ainsi, les habitants d’Europe de l’Est n’ont pas seulement enduré la pire calamité économique depuis la crise des années 1930 ; on leur a répété que tout cela n’avait pas eu lieu. Un cas d’école de gaslighting.
Payer le prix de l’arrogance politique

Les craintes exprimées en 1993 par Kornai sur la « weimarisation » semblent aujourd’hui prémonitoires. À l’image de MM. Vladimir Poutine en Russie ou Viktor Orbán en Hongrie, des dirigeants autoritaires se sont imposés dans plusieurs pays, en réaction au sentiment persistant de frustration face aux promesses brisées de la démocratie et du marché libre, face au sentiment d’occuper une place de second rang au sein de la famille occidentale. Même si, bien sûr, la réunification a eu de bons côtés, de nombreux Allemands de l’Est regardent toujours les trois dernières décennies comme « trente ans d’histoire de diffamation individuelle et collective, de discrédit, de ridicule et d’exclusion glaciale », explique l’universitaire et essayiste Dirk Oschmann dans un livre paru en 2023 (8).

Lors de récentes élections régionales, le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) a réalisé des scores sans précédent dans l’est du pays. Il est arrivé en tête en Thuringe, avec près de 33 % des suffrages. Il a recueilli 30,6 % des votes en Saxe, prenant ainsi la deuxième position, juste derrière les chrétiens-démocrates. Il a aussi remporté la deuxième place dans le Brandebourg, avec 29,9 % des voix, seulement 1,2 point derrière les sociaux-démocrates.

Si le communisme « à la soviétique » fut une catastrophe pour de nombreuses personnes, le triomphalisme à courte vue de l’Occident à la fin de la guerre froide a produit une transition calamiteuse vers le marché capitaliste. Le monde paie aujourd’hui le prix de cette arrogance politique. Le gaslighting que les dirigeants occidentaux ont infligé aux peuples du bloc de l’Est ne justifie pas l’invasion militaire de l’Ukraine. Il ne justifie pas non plus les politiques répressives de M. Orbán en Hongrie, pas plus qu’il ne pourrait justifier les déportations de migrants préconisées par l’AfD.

Mais, lorsque l’on sème une désolation connue pour engendrer des monstres, faut-il vraiment s’étonner de les voir apparaître ?

https://www.monde-diplomatique.fr/2024/11/GHODSEE/67717

There are no comments yet.