#néolibéralisme

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#politique #guerrefroide #libéralisme #conservatisme #néoconservatisme #état #géopolitique #atlantisme #étatsocial #néolibéralisme #survivalisme #christianisme #histoire #universalisme #démocratie #samuelmoyn

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L'évolution totalitaire de l'Occident - Marc Weinstein - podcast et résumé du livre - Élucid

#politique #néolibéralisme #démocratie

Dans son ouvrage L'évolution totalitaire de l'Occident (2015), l'auteur présente six thèses pour dire en quoi le néolibéralisme est l'énième étape du devenir totalitaire du monde. À l'époque néolibérale, la tendance totalitaire de la société industrielle mondiale n'a pas forcément besoin de la terreur d'État, et elle s'adapte à tous les "régimes" politiques, quelles que soient leurs différences. Par un mouvement d'uniformisation social et psychique, elle tend à réaliser le rêve mégalomane du début du XXe siècle : changer les hommes et les âmes.

l'audio dans mon partage.

https://elucid.media/podcast-resume-livre/l-evolution-totalitaire-de-l-occident-marc-weinstein

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Le saccage des sociétés de l’ancien bloc de l’Est, par Kristen Ghodsee (Le Monde diplomatique, novembre 2024)

#politique #impérialisme #néolibéralisme

Il n’y a pas vraiment d’équivalent en français. To gaslight… Le dictionnaire Merriam-Webster définit ce verbe transitif comme le fait d’exercer « une manipulation psychologique sur une personne, généralement pendant une période prolongée, conduisant la victime à remettre en cause ses propres pensées, ses propres perceptions de la réalité ou ses souvenirs ». Si vous faites cela à un individu, vous pouvez vous attendre à une réaction furieuse quand il s’en apercevra. Si vous le faites à des millions de personnes, au sujet de leur perception d’un bouleversement économique et politique majeur, vous pouvez vous attendre à bien pire.

Tout a commencé il y a trente-cinq ans, en novembre 1989, lorsqu’une foule en liesse s’est mise à escalader un mur de Berlin soudain devenu inutile. De la Pologne à la Bulgarie, les régimes communistes s’effondraient. Des États autrefois autocratiques organisaient des élections libres, le drapeau soviétique disparaissait du Kremlin… La guerre froide s’achevait de manière inattendue : l’époque était à l’optimisme, à la certitude que l’avenir serait plus prospère.

Les citoyens des pays du bloc de l’Est s’émerveillaient de l’avènement de la démocratie, de l’abolition des restrictions aux déplacements, de la fin de la surveillance généralisée ainsi que de l’oppression sécuritaire. Le marché libre devait remplacer des entreprises publiques obsolètes, inaugurant une ère de croissance économique. L’heure serait bientôt à la consommation de masse, à laquelle pouvaient légitimement aspirer des populations lassées par les files d’attente et les pénuries.

Certes, la destruction de l’économie planifiée allait également mettre un terme à la garantie de l’emploi. Elle tirerait le rideau sur une société qui offrait un filet de sécurité sociale répondant aux besoins fondamentaux de tous. Mais on assura aux citoyens que tout irait bien. Le 1er juillet 1990, le jour où le deutschemark de l’Ouest est devenu la monnaie officielle de l’Allemagne unifiée, le chancelier Helmut Kohl s’engageait à la télévision : « Personne ne sera moins bien loti qu’avant, et beaucoup le seront mieux. »

Les choses ne se sont pourtant pas passées comme prévu. Dans la majorité des anciens pays socialistes, l’effondrement de l’URSS précéda un déclin économique plus long et plus profond encore que la Grande Dépression des années 1930. Un bouleversement dévastateur dans la vie de 420 millions de personnes, soit 9 % de la population mondiale. Chute de la production, hyperinflation, effondrement de la natalité, explosion des inégalités et de la criminalité, augmentation massive du chômage et des déplacements de populations, surmortalité : tous les indicateurs convergent pour mettre en lumière des dommages humains inédits en temps de paix.
« Trop de choc, pas assez de thérapie »

Dans les vingt-sept pays postcommunistes que nous avons étudiés avec Mitchell Orenstein, 47 % de la population est tombée sous le seuil de pauvreté établi par la Banque mondiale pour la région (5,50 dollars par jour) au cours des dix années qui ont suivi le passage au capitalisme (1). Entre 1990 et 1998, le produit intérieur brut (PIB) par habitant des anciennes républiques soviétiques a chuté de 7 % par an, si bien qu’en 1999 pas moins de 191 millions d’hommes, de femmes et d’enfants ont souffert de graves privations matérielles.

Cette débâcle a laissé des traces jusque dans les corps. En 2017, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) constatait que les adultes nés au début des années 1990 mesuraient en moyenne un centimètre de moins que les cohortes des décennies précédente et suivante (2) — une différence de taille similaire à ce que les chercheurs observent chez les individus nés dans les zones de guerre.

Certains conseillers occidentaux avaient prédit des difficultés, en évoquant même une « thérapie de choc ». Mais ils considéraient qu’il ne s’agissait que d’un mauvais moment à passer, et que les joies de la liberté politique rendraient la population résiliente. « Lorsque les gens désirent un changement fondamental, déclarait l’économiste suédois Anders Åslund en 1992, ils sont prêts à accepter pas mal de souffrances pour y parvenir (3). »

L’alarme retentit pourtant dès 1993, quand les électeurs russes votent contre un processus de réforme mené au pas de charge. Dans l’ancien bloc de l’Est, des millions de personnes ont perdu leur emploi ou ont été contraintes à une retraite anticipée, tandis que la libéralisation des prix, l’instabilité macroéconomique et l’hyperinflation dévorent les épargnes. À mesure que les anciennes élites politiques se transforment en nouvelle classe prédatrice d’oligarques, la criminalité et la corruption gangrènent la société. Des niveaux d’inégalités jusqu’alors inconnus produisent une poignée d’hyper-riches et des bataillons de démunis.

Face à la sanction des urnes, M. Strobe Talbott, alors conseiller du président William Clinton, admet que l’ouverture au marché a produit « trop de choc et pas assez de thérapie ». Le célèbre économiste hongrois János Kornai, initialement partisan de la méthode musclée, s’inquiète rapidement d’une « weimarisation » de l’Europe de l’Est. « La diminution du revenu réel d’une part importante de la population et le phénomène jusque-là inconnu du chômage de masse ont engendré un vaste mécontentement économique, écrit-il en 1993. Si l’intensité et l’étendue de ce mécontentement atteignent un seuil critique, cela posera de sérieux problèmes (4). » Rappelant les conditions qui avaient favorisé l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir, il souligne que « la désillusion économique fournit un terrain fertile pour la démagogie, les promesses faciles et le désir de dirigeants autoritaires ».

Ces avertissements sont restés lettre morte, et la manipulation, le gaslighting, a commencé. En réponse directe à M. Talbott, le premier ministre de l’Estonie, M. Mart Laar, proclame que « les Russes ont besoin d’encore plus de thérapie de choc, pas de moins ». Dans une tribune publiée par le New York Times en 1994, il concède que « le mécontentement monte dans les peuples de la région (5) ». Mais, au lieu de reconnaître leurs souffrances bien réelles, M. Laar les compare à des « enfants gâtés », lesquels « ont tendance à devenir des adultes désobéissants, arrogants et tyranniques ».

Tandis que la « grande dépression » postcommuniste se prolonge tout au long des années 1990, les agences des Nations unies commencent à documenter ses effets sur la santé et le bien-être, tout en s’inquiétant de ses conséquences politiques à long terme. En 1999, un rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) révèle ainsi que l’alcoolisme, la toxicomanie et les suicides ont fauché 9,7 millions d’hommes adultes depuis 1990 (6).

Le carnage n’émeut guère les fondamentalistes du marché libre. Plutôt que de changer de cap, ils adaptent leur discours. Certes, la récession ne sera pas aussi courte et superficielle que prévu, mais il n’y a pas d’autre solution. La méthode choisie demeure la plus rapide et la plus efficace, expliquent-ils. Quand même la Banque mondiale reconnaît que la population de la Biélorussie — dont le gouvernement autocratique a refusé le traitement de choc — a moins souffert que les autres, les économistes occidentaux ne révisent pas leur copie, ils mettent en doute les statistiques qui documentent partout la crise. En 2001, Åslund qualifie de « mythe » l’effondrement des années 1990 et affirme que « le bien-être réel pourrait ne pas avoir été affecté » par la transition au capitalisme (7). Ainsi, les habitants d’Europe de l’Est n’ont pas seulement enduré la pire calamité économique depuis la crise des années 1930 ; on leur a répété que tout cela n’avait pas eu lieu. Un cas d’école de gaslighting.
Payer le prix de l’arrogance politique

Les craintes exprimées en 1993 par Kornai sur la « weimarisation » semblent aujourd’hui prémonitoires. À l’image de MM. Vladimir Poutine en Russie ou Viktor Orbán en Hongrie, des dirigeants autoritaires se sont imposés dans plusieurs pays, en réaction au sentiment persistant de frustration face aux promesses brisées de la démocratie et du marché libre, face au sentiment d’occuper une place de second rang au sein de la famille occidentale. Même si, bien sûr, la réunification a eu de bons côtés, de nombreux Allemands de l’Est regardent toujours les trois dernières décennies comme « trente ans d’histoire de diffamation individuelle et collective, de discrédit, de ridicule et d’exclusion glaciale », explique l’universitaire et essayiste Dirk Oschmann dans un livre paru en 2023 (8).

Lors de récentes élections régionales, le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) a réalisé des scores sans précédent dans l’est du pays. Il est arrivé en tête en Thuringe, avec près de 33 % des suffrages. Il a recueilli 30,6 % des votes en Saxe, prenant ainsi la deuxième position, juste derrière les chrétiens-démocrates. Il a aussi remporté la deuxième place dans le Brandebourg, avec 29,9 % des voix, seulement 1,2 point derrière les sociaux-démocrates.

Si le communisme « à la soviétique » fut une catastrophe pour de nombreuses personnes, le triomphalisme à courte vue de l’Occident à la fin de la guerre froide a produit une transition calamiteuse vers le marché capitaliste. Le monde paie aujourd’hui le prix de cette arrogance politique. Le gaslighting que les dirigeants occidentaux ont infligé aux peuples du bloc de l’Est ne justifie pas l’invasion militaire de l’Ukraine. Il ne justifie pas non plus les politiques répressives de M. Orbán en Hongrie, pas plus qu’il ne pourrait justifier les déportations de migrants préconisées par l’AfD.

Mais, lorsque l’on sème une désolation connue pour engendrer des monstres, faut-il vraiment s’étonner de les voir apparaître ?

https://www.monde-diplomatique.fr/2024/11/GHODSEE/67717

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« La culture occidentale nie l'existence même de limites » - François Flahault - Élucid

#politique #société #néolibéralisme #individualisme

Philippe Chapuis (Élucid) : Dans un premier entretien, vous avez évoqué la puissance de mythes occidentaux – comme celui de Robinson Crusoé – qui invitent à imaginer un individu autonome et tout-puissant, extérieur à la nature. Vous vous êtes aussi intéressé à l’un des plus anciens mythes de cette veine, Prométhée…

François Flahault : Dans la mythologie grecque, Prométhée est un Titan qui a volé le feu sacré des dieux pour le donner aux hommes et Zeus l’a condamné à avoir le foie dévoré par un aigle en étant attaché à un rocher. Ce mythe possède une certaine ambivalence. D’un côté, le feu sacré va représenter dans l’histoire occidentale une forme de puissance, par l’innovation technique – surtout aux XIXe et XXe siècles – la supériorité de l’humanité sur les autres espèces, et sa capacité à résoudre virtuellement tous les problèmes.

D’un autre côté, quand on lit par exemple la tragédie d’Eschyle, elle comporte une autre idée. Prométhée est enchaîné à son rocher et il maudit Zeus, il est révolté par la punition qu’on lui inflige. Différents personnages lui rendent visite pour le plaindre et ils reconnaissent volontiers que la punition de Zeus est très cruelle, mais ils suggèrent aussi que Prométhée lui-même a exagéré, qu’il a été victime de l’excès, de l’hubris…

Prométhée ne veut rien entendre et continue de se plaindre. C’est typique des tragédies grecques : le personnage a un grief justifié, mais il va trop loin, il cède à la démesure qui le rend littéralement sourd. L’autre idée sous-jacente de la pièce est donc celle d’une dimension interpersonnelle de la conscience morale et de la justice : Prométhée a besoin qu’on vienne lui dire qu’il a exagéré dans sa transgression comme dans sa colère. Il lui faudrait entendre raison, mais il n’y parvient pas seul, il a besoin des autres pour cela.

Élucid : Cependant, dans l’imaginaire occidental, Prométhée reste fortement associé au feu qui a donné une puissance illimitée aux hommes…

François Flahault : C’est ce que j’ai essayé de montrer dans mon livre, le Crépuscule de Prométhée (Fayard, 2008). Le thème de Prométhée traverse la culture occidentale, mais redevient important à la Renaissance, avec l’idée que l’artiste est un nouveau Prométhée. Le symbolisme qui lui est associé est alors celui de la création ex nihilo et ne comporte pas d’aspects négatifs. Prométhée est une figure de libérateur : à travers lui, l’humanité se libère elle-même par le biais de l’art, puis de la technique. Prométhée devient ensuite très vite le symbole du « Progrès » tel que conçu au XIXe siècle.

De ce fait, au XXe siècle, on retrouve la figure de Prométhée dans des contextes politiques très différents, voire opposés : il est un symbole pour les communistes soviétiques comme pour les ultralibéraux américains. Non loin de la centrale nucléaire de Tchernobyl, située à proximité de la ville de Pripyat qui avait été construite pour loger les employés, il y avait une immense statue de Prométhée, et le cinéma de la vielle s’appelait aussi Prométhée… Du côté des libéraux, Ayn Rand, qui est une romancière et idéologue très connue de la droite libertarienne aux États-Unis, a mis en avant Prométhée dans un de ses romans les plus connus.

« Prométhée représente l’énergie humaine au service de la domination de la nature. »

Prométhée est une figure qui irrigue donc toutes les branches de la pensée occidentale…

Oui, c’est pour cela que j’ai forgé le concept de « prométhéisme » qui est un soubassement commun à différentes idéologies. Prométhée représente l’énergie humaine au service de la domination de la nature. Le prométhéisme consiste non seulement à repousser continument les limites (territoriales, techniques, scientifiques, etc.), mais aussi, et c’est là qu’il est plus inquiétant, à nier l’existence même de limites. C’est là que l’on s’éloigne de la sagesse des Grecs anciens pour qui l’illimitation était un danger mortel.

En Occident, Prométhée séduit parce que c’est un rebelle, il transgresse la loi des Dieux – pour le plus grand bien des hommes. Le parallèle a été fait avec Adam et Eve qui se révoltent aussi contre Dieu en mangeant le fruit défendu de la connaissance. Ces mythes se distinguent de ceux des autres cultures quand ils se mettent à valoriser l’absence de limites. Ce faisant, ils valorisent aussi la quête effrénée de puissance, de domination à la fois sur la nature par la technique, mais dès les grandes découvertes, sur les autres peuples par la colonisation.

Le prométhéisme a laissé une empreinte profonde sur la culture et c’est même par ce biais qu’il est principalement véhiculé, dans les romans, les films…

Oui. J’ai travaillé sur Jules Verne parce qu’il est exemplaire à cet égard, mais le prométhéisme irrigue de très nombreuses œuvres dans la seconde moitié du XIXe et au XXe siècles. Dans De la Terre à la lune, on voit une petite équipe de personnages qui n’ont peur de rien ; ils veulent aller sur la lune à l’intérieur d’un obus tiré par un canon ! Ils représentent le jaillissement d’une énergie proprement humaine, le besoin de faire, de construire, d’explorer, ce qui est positif, mais cela dans un contexte d’illimitation totale, ce qui l’est moins. C’est un dynamisme très masculin, une sorte de communion dans la technique, un goût pour l’exploit, le dépassement de soi.

Sur un plan scientifique, ça ne tient pas debout, et la manière de décrire les relations humaines est minimale. Les personnages ne se disputent jamais, ils ont un moral d’acier, ne connaissent ni le doute ni les tensions qui pourraient survenir entre des humains confinés… Les problèmes humains réels sont toujours esquivés. Comme Robinson Crusoé, ces personnages de Jules Verne sont seuls face aux choses, face à la nature, et doivent seulement relever des défis matériels. Cet imaginaire viril a imprégné des générations d’enfants et d’adolescents, on en a fait des films, etc.

« Chez Ayn Rand, le prométhéisme prend la forme d’une lutte à l’intérieur de la société, entre ceux qui veulent relever des défis et ceux qui, timorés et passéistes, n’osent pas aller vers le dépassement de soi. »

Je pense justement à un film récent comme Seul sur Mars qui est un concentré de prométhéisme à la Jules Verne, postulant que la technique peut tout résoudre...

Oui, et c’est aussi une exaltation de la conquête sous toutes ses formes. Chez Jules Verne, il y a une certaine bonhommie, l’objectif des conquêtes est le bonheur de l’humanité… Ayn Rand, une autre figure littéraire de ce prométhéisme, est plus agressive. C’est une Américaine d’origine russe ; ses parents, assez fortunés ont tout perdu dans la révolution bolchevique que la jeune fille a prise en haine.

Émigrée aux États-Unis, elle se fait le chantre du capitalisme le plus individualiste et intransigeant qui soit. Elle écrit deux romans qui connaissent un grand succès : The Fountainhead (La Source vive en français) et Atlas Shrugged (La Grève). Chez elle, le prométhéisme prend la forme d’une lutte à l’intérieur de la société, entre ceux qui veulent relever des défis, conquérir, faire des profits, et ceux qui, timorés et passéistes, n’osent pas aller vers le dépassement de soi.

La Source Vive raconte l’histoire d’un architecte génial, visionnaire, qui est incompris parce qu’autour de lui, les autres font une architecture classique. Il veut construire d’immenses buildings… Face à l’incompréhension qui l’entoure, il fait sauter ses propres bâtiments. Bien sûr, on le traduit en justice et le procès lui donne l’occasion de plaider sa cause.

Il se présente comme un nouveau Prométhée, incompris, mais appartenant à la véritable Amérique, celle des chefs d'entreprise, des ingénieurs, celle qu'il faudrait promouvoir, mais qui est en danger à cause du New Deal de Roosevelt. De même, dans son autre roman, Atlas Shrugged, les forces vives – c’est-à-dire les entrepreneurs – se mettent en grève pour protester contre la politique du gouvernement. C’est un retournement symbolique – les ouvriers aux yeux de Rand ne valent guère mieux que des parasites.

Ces textes ont des messages politiques très clairs et contiennent aussi une apologie de la force. Il y a des forts et des faibles, et tant pis pour les faibles. Et ces romans déjà anciens sont encore très lus et plaisent beaucoup à la droite et à l’extrême droite américaines.

« Si la Terre devient inhabitable, ça sera précisément à cause de gens comme Elon Musk qui ne connaissent pas de limites à l’exploitation des ressources ! »

Elon Musk semble l’incarnation parfaite de ce versant-là du prométhéisme…

Oui, quand on écoute Elon Musk parler, on comprend qu’il est imprégné de cet imaginaire prométhéen. Son projet de programme sur Mars en est une illustration. Il ne dit pas qu’il veut aller sur Mars pour des raisons scientifiques, mais parce qu’on pourrait avoir besoin de la coloniser si la Terre devenait inhabitable. Or, si elle est en train de devenir inhabitable, c’est précisément à cause de gens comme lui qui ne connaissent pas de limites à l’exploitation des ressources ! Musk en est resté aux récits de science-fiction qu’il a dévorée quand il était adolescent.

La réalité est cependant toute autre. Pour se rendre sur Mars, le voyage durerait au moins six mois, un temps au cours duquel les muscles des membres de l’équipage s’atrophieraient. Et on ne sait pas ce que deviendraient les relations entre des personnes confinées pendant cette durée dans un espace aussi limité sans la moindre possibilité de sortie. À supposer que le voyage se passe sans encombre, les astronautes de toute façon seraient physiquement très diminués à leur arrivée. Or, il leur faudrait fournir un effort considérable puisque tout serait à construire sur une planète absolument hostile.

À la réflexion, ce projet est délirant, mais aux yeux de Musk il semble réalisable, car ce dernier est imprégné de récits de science-fiction héritiers de Jules Verne qui ont aussi pour caractéristique de nier les réalités physiques aussi bien qu’humaines.

La plupart des grandes civilisations tendent d’une manière ou d’une autre à prôner l’auto-limitation ou du moins à craindre les méfaits de l’illimitation. À l’inverse, l’Occident moderne a tourné le dos à la sagesse grecque pour faire de l’illimitation son projet. Cela n’est pas sans conséquences politiques ?

Nous vivons aujourd’hui dans une atmosphère intellectuelle imprégnée par l’illusion que les êtres humains peuvent se limiter par eux-mêmes, on appelle ça « la raison ». Mais cette « raison », quand elle n’est pas une illusion, se limite à la raison instrumentale, se déploie dans les activités économiques où elle se montre capable de subordonner les moyens aux fins, mais malheureusement pas de se limiter quant aux fins elles-mêmes, lesquelles se résument souvent à la maximisation du profit.

« La pensée économique postule un individu rationnel ; cette conception a fini par se muer en croyance généralisée avec des conséquences politiques et écologiques bien connues. »

Quelqu’un comme Montesquieu, au XVIIIe siècle, ne croyait pas que l’être humain soit capable de se limiter par lui-même. Comme les auteurs grecs, il savait que le désir humain ne connaît pas de limites. Il écrit d’ailleurs, dans l’Esprit des Lois, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser jusqu’à ce qu’il trouve des limites.

Sa théorie politique, qui découle de cette conception de l’homme, est à la base du droit constitutionnel moderne. Du fait de cette tendance à la démesure, aucun pouvoir ne doit être entièrement soumis aux autres et il faut des recours contre les abus. Une société bien organisée institutionnalise donc ces recours, que l’on trouve formalisés dans nos textes constitutionnels. De fait, nos institutions s’appuient heureusement sur cette conception de l’être humain, que nous avons perdue de vue depuis l’époque de Montesquieu, une conception qui prend en compte le risque de démesure, ce que les Grecs appelaient hubris…

Il y a là un autre aspect important : toute personne qui exerce ou veut exercer un pouvoir se perçoit comme quelqu'un de rationnel qui calcule, réfléchit, possède une stratégie, et c'est précisément cet exercice « rationnel » du pouvoir qui lui fait perdre de vue la dynamique qui l'anime dans son désir de pouvoir. Car derrière la capacité de réflexion et de calcul, il y a, de manière sous-jacente, un désir d'exister qui, lui, est immaîtrisable. Le désir d'exister est comparable à celui des plantes ou des animaux : les plantes poussent, elles ne s'arrêtent pas un moment donné en disant « là je vais m'arrêter de pousser, car sinon j’irais trop loin » ; elles poussent et se limitent réciproquement.

La pensée économique est au cœur de ce problème, car elle postule un individu rationnel et seulement rationnel ; cette conception théorique largement médiatisée a fini par se muer en croyance généralisée avec des conséquences politiques bien connues : la surexploitation des ressources, des émissions grandissantes de gaz à effet de serre, l’incapacité à penser le développement humain autrement qu’en termes quantitatifs, etc.

Cette critique de l’individu purement rationnel est aussi au cœur de vos travaux qui tentent de proposer une nouvelle définition, relationnelle, de l’être humain...

Oui, cela pourrait paraître évident, mais du fait de l’omniprésence du mythe prométhéen, il me semble utile de le rappeler. Nous sommes, comme les grands singes, des êtres sociaux.

Notre cerveau est trois fois plus volumineux que celui des singes, il consomme 20 % de notre énergie. On considère le plus souvent cette intelligence sous l’angle de la capacité d’abstraction ou de la conception, de la fabrication d’objets… Or, c’est une intelligence qui n’est pas seulement matérielle, mais aussi sociale. Elle permet aux Homo Sapiens de se coordonner et de coopérer à une échelle inégalée par rapport aux chimpanzés. Un humain isolé ne peut pas grand-chose, c’est le groupe organisé qui est fort. Elon Musk, tout seul, ne ferait rien.

« Le fait d'exister à plusieurs, la coexistence, est la source à partir de laquelle l'existence individuelle devient possible. »

Par ailleurs, on peut évoquer sur ce plan aussi le développement des nourrissons. Lorsque chacun de nous n’était encore qu’un nouveau-né, le fait de coexister avec les personnes qui ont pris soin de nous a été à l'origine de notre propre existence. Le fait d'exister à plusieurs, la coexistence, est la source à partir de laquelle l'existence individuelle devient possible. On ne naît pas individu, on le devient en se socialisant.

Cela ne veut pas dire pour autant que les relations entre humains soient fondamentalement altruistes… C’est quelque chose qu’on entend beaucoup aujourd’hui : « L'homme n'est pas un homo economicus égoïste ; il est naturellement tourné vers les autres, etc. ». Mais, la réalité est plus complexe.

Il est vrai que nous pensons et agissons avec les autres, dans certains cas pour eux, ou en tout cas grâce à eux. Mais nous agissons et nous pensons aussi en nous démarquant et souvent en nous opposant aux autres. On observe quelque chose de semblable au niveau des cellules de l’organisme : il faut que chacune, lorsqu’elle remplit sa fonction dans l’organisme, y trouve aussi son compte. Car si intégrée qu’elle soit à l’organisme, elle n’en continue pas moins de vivre pour elle-même.

Pour vous, l’idée d’humains spontanément altruistes est aussi fausse que celle d’humains égoïstes ?

Oui, car en se socialisant, le bébé ne se sacrifie pas au groupe. Si ses relations avec les personnes qui prennent soin de lui se passent bien, en se socialisant, il acquiert et développe le sentiment qu’il existe. Chacun continue d'exister pour soi-même tout en vivant en société ; c’est ce que j’ai appelé le « sentiment d’exister » qui soutient notre vie psychique et se vit en rapport avec les autres.

Pour un être humain, exister, c’est avoir sa place parmi les autres. C’est déjà le cas dans les sociétés de singes. Mais chez les humains, les systèmes de places s’appuient sur des représentations, ce sont des institutions. Même dans les sociétés réputées « primitives », sociétés de chasseurs-cueilleurs, les systèmes de parenté se sont révélés étonnamment complexes. Pour « être quelqu’un », il faut avoir une place par rapport aux autres, le social et l’individuel sont liés. C'est seulement quand la société possède cette stabilité, quand chacun a une place, que des activités économiques peuvent se développer.

Que l’on soit marxiste ou capitaliste, on a tendance à croire que l’économie est la base de la société. Mais c’est une erreur, comme l’ont compris l’anthropologue Maurice Godelier et d’autres. Il ne s’agit pas de minimiser ce qui soutient l’existence matérielle des gens, il s’agit de reconnaître que l’existence psychique suppose, elle aussi, toute une série d’activités et de relations avec les autres. Une sorte « d’économie » si l’on veut, mais qui reste mal pensée aujourd’hui, cela parce que nous sommes encore largement tributaires de l’illusion selon laquelle l’esprit se développe aussi naturellement que le corps.

« L’individualisme » est généralement assimilé à une forme d’égoïsme ; or, l’individualisme est, au fond, la croyance naïve que notre être subjectif nous est donné par nature.

https://elucid.media/societe/culture-occidentale-prometheisme-nie-existence-limites-individu-francois-flahault

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« L’individu autonome et tout-puissant est une illusion » - François Flahault - Élucid

#politique #néolibéralisme #individualisme #idéologie

Philippe Chapuis (Élucid) : Vos travaux se présentent sous la forme d’une anthropologie réflexive et critique des manières de penser occidentales et des croyances qui les sous-tendent. Ce faisant, vous dévoilez de nombreux angles morts de cette pensée qui, parce que cette dernière se considère parfaitement rationnelle, ne sont pas considérés comme tels. C’est notamment le cas de la pensée économique ?

François Flahault : Oui. L’économie est imprégnée d’une représentation de l’individu typiquement occidentale, et qui pose aujourd’hui question pour différentes raisons. Dans une préface à un ouvrage de Milton Friedman, grand promoteur de l’économie néolibérale, un de ses émules français, Pascal Salin, évoque des « hypothèses réalistes, en ce sens qu’elles sont conformes à ce que l’on sait de manière très générale de l’être humain », « le caractère rationnel de toutes ses décisions par exemple ». Autrement dit, du point de vue de cet économiste et de l’ensemble des économistes d’ailleurs, il existerait, à l’arrière-plan de l’économie, une anthropologie.

Cette anthropologie, telle qu’elle est présentée dans les manuels d’économie, repose sur l’idée d’un individu ayant des besoins qu’il connaît et qu’il s’emploie à satisfaire. Or, cet individu, n’étant pas en mesure de satisfaire tous ses besoins seuls, va naturellement se tourner vers son voisin afin d’échanger avec lui et ainsi de suite. C’est de cette manière, dans la perspective économique, que les sociétés complexes se développent avec des fondements à la fois utilitaires et volontaires. On retrouve ce genre de récit dans les manuels d’économie.

Dans ces conditions, l’individu, à l’instar de Robinson Crusoé, est par nature seul face aux choses, c’est-à-dire qu’il n’entretient de rapports directs qu’avec les choses et des rapports seulement secondaires avec les Hommes. En effet, les besoins d’un tel individu sont seulement matériels : il a besoin de choses et c’est seulement pour obtenir ces choses, pour des raisons utilitaires, qu’il a affaire aux autres. Cette conception de l’individu est partagée par l’économie, mais aussi par une certaine science politique ou par une certaine conception de la morale, d’après laquelle nos relations à l’autre dépendraient d’un choix personnel de l’individu, d’entrer ou non en contact avec autrui. Elle est ainsi si largement diffusée, qu’elle est aujourd’hui devenue une évidence pour tous les Occidentaux.

Cette conception utilitariste de la vie sociale n’est pas récente. Elle émerge il y a 2 500 ans, dans la pensée grecque, puis fait son chemin, notamment encouragée par la théologie chrétienne. L’histoire d’Adam et Ève, certainement l’histoire la plus familière à l’ensemble des Occidentaux, chrétiens ou athées, véhicule également cette conception. Adam et Ève sont en effet pleinement humains, sans pour autant connaître une vie sociale ; autrement dit, l’être humain est humain par nature, seul.

En tant qu’Occidentaux, cela ne nous surprend pas, mais pour un Africain ou un Asiatique, cette vision de l’individu apparaît comme un fait tout à fait bizarre. Les sociétés non-occidentales sont en effet construites sur une idée parfaitement opposée à la conception occidentale. Pour eux, c’est la vie sociale qui rend l’Homme humain, c’est-à-dire que l’individu s’humanise par le seul fait d’entrer dans la vie sociale. Et tout porte à croire qu’ils ont raison !

« Contrairement à ce que l'on croit, l'individu n'est pas antérieur à la société, mais au contraire, la vie sociale est antérieure à l'individu. »

Élucid : Et pourquoi ont-ils raison selon vous ?

François Flahault : Parce que les travaux scientifiques récents, depuis quelques dizaines d'années, confirment l'idée que, contrairement à ce qu’on a tendance à croire en Occident, l'individu n'est pas antérieur à la société, mais au contraire, la vie sociale est antérieure à l'individu. Trois disciplines principales ont renouvelé la pensée dans ce domaine.

D’abord la primatologie. Cette discipline a en effet connu des changements majeurs dans les années 1950, notamment sous l’effet des travaux de Kinji Imanishi, anthropologue japonais. Les Japonais n’ayant pas les mêmes préjugés que nous à l’égard des animaux, lui et son équipe ont observé les singes dans la nature sous un autre œil, acceptant la possibilité qu’il existait une vie sociale entre eux. Ils ont alors remarqué que non seulement les singes s’identifiaient les uns les autres, mais qu’ils se comportaient différemment en fonction de la personne qui se trouvait en face d’eux.

Un grand nombre d’études, ces dernières décennies, ont confirmé l’existence d’une véritable vie sociale chez les singes, plus complexe et raffinée que ce qu’on pouvait imaginer autrefois. Bien sûr, le singe doit subvenir à ses besoins matériels, mais ces besoins sont tout aussi importants pour lui que celui de s’assurer une place dans le groupe et d’agir en tant que tel.

La hiérarchie dans un groupe de singes a une grande importance pour ses membres : face à un individu supérieur en rang, un singe doit agir d’une certaine manière en lui faisant preuve de respect (en regardant de côté, par exemple, pour ne pas avoir l’air de le provoquer), etc. Chaque groupe de singes, parfois composés d’une quarantaine voire d’une soixantaine d’individus, est le théâtre d’une sorte de vie de village, avec des amitiés, des fâcheries, des réconciliations, des luttes politiques, des formes de pouvoir, des privilèges qu’ont les uns ou les autres, etc. Voilà une vie sociale déjà complexe, qui se développe en dehors des communautés humaines.

« Il y a donc une propension humaine à faire ensemble qui préexiste à l’organisation économique. »

Et les humains, en tant que primates, auraient hérité de ce besoin de vie sociale ?

Oui, et là, une autre discipline nous apporte des lumières complémentaires : la paléoanthropologie, discipline consacrée à l’étude de l’évolution de l’Homme. Elle s’est notamment intéressée à la question du langage des humains, qui se différencie grandement de celui des singes. En effet, chez les Hommes, le langage permet de donner une représentation de choses qui ne sont pas là (en racontant des histoires par exemple), tandis que, si les singes ont des interactions très fines et complexes, ils n’ont pas à proprement parler de sujets de conversation.

On pense aujourd’hui que le langage humain est apparu comme « sous la pression » des relations sociales, qui ont favorisé des individus dont le langage était plus développé que les autres. Si l’on reprend les catégories de Darwin, ce n’est pas la sélection des plus forts, mais de ceux disposant des aptitudes sociales les plus grandes qui s’est appliquée.

Nous avons ainsi développé un langage plus complexe que celui des singes, qui nous a permis de développer une conscience de nous-mêmes, constituant l’un des traits majeurs de la condition humaine. Non pas que les singes soient totalement inconscients d'eux-mêmes, mais la conscience de soi a acquis un développement très fort chez les êtres humains qui, parce qu’en outre ils se situent dans le temps, anticipent leur propre mort, etc. – ce qui n'est pas le cas des animaux.

Finalement, ce que montre la paléoanthropologie, c’est que pour qu’un langage d’une telle complexité ait pu émerger, c’est que la vie sociale humaine était fondamentale. Seule une forte pression sociale a pu conduire à ce développement.

Cependant, l’idée inverse est si profondément ancrée dans la culture occidentale que nous avons parfois de la peine à interpréter les phénomènes selon ce prisme. Par exemple, on pensait encore récemment que les sociétés humaines s’étaient rassemblées uniquement pour des raisons utilitaires (pour plus de commodité, pour pratique l’agriculture et l’élevage) ; on en déduisait alors qu’avant l’apparition de l’agriculture, à la fin du paléolithique, la vie sociale était nécessairement rudimentaire.

Pourtant, on a découvert le site de Göbekli Tepe en Turquie, ensemble de monuments humains datant de 9 000 ans avant J.-C., monumental, comportant de nombreux piliers en pierres gravés et de bas-reliefs. Or, construire un tel monument nécessite une coordination dont on ne croyait pas les Hommes de cette époque capables. En somme, si l’Homme a pu construire de tels monuments, ce n’est pas grâce à l’apparition de moyens économiques suffisants, mais grâce à une organisation sociale nécessairement complexe.

Il y a donc une propension humaine à faire ensemble qui préexiste à l’organisation économique. Plus encore, il semble que l’appartenance au collectif est le principal moteur de l’action humaine, celui qui donne sens à la vie. En effet, ces constructions de Göbekli Tepe ne semblaient pas avoir de fonctions pratiques ou économiques ; elles ne contribuaient pas directement à la survie des Hommes ; elles semblent plutôt constituer l’expression d’une vie collective et sans doute aussi d’une volonté de penser sa propre condition.

« En mettant en lumière le besoin d’autrui pour devenir véritablement humain, la psychologie du développement remet en question les soi-disant évidences sur le caractère natif et originel de l'individu. »

La primatologie nous apprend donc que la vie sociale est une caractéristique partagée par tous les primates, qui semble exister indépendamment de l’utilité, et la paléoanthropologie a mis en lumière l’existence d’une vie sociale complexe depuis bien plus longtemps que ne se sont développées nos relations économiques. Voici donc deux des trois disciplines que vous annonciez plus tôt. Quelle est la troisième de ces disciplines qui, selon vous, a permis de renouveler la pensée occidentale ?

La troisième discipline très importante dans cette affaire est la psychologie du développement qui s’intéresse, non plus à l’origine de l’humanité, mais à l’origine de chacun de nous. La question fondamentale de cette discipline est de comprendre comment un bébé devient un être humain, une personne.

Là aussi, de nombreuses études ont été conduites depuis les années 1950, pour nous montrer que le bébé ne devient pas une personne par lui-même, que ses seuls gènes ne lui permettent pas de devenir une personne. Ce sont les contacts quotidiens de l’enfant avec les adultes qui font progressivement de lui une personne. Plus que de simples contacts, le rôle que jouent les parents tient aussi à la façon dont eux-mêmes considèrent l’enfant dans la société : en lui donnant une place dans la société, ils le considèrent déjà comme une personne et, finalement, font de lui une personne.

Le lien affectif est par ailleurs essentiel au développement de l’enfant jusqu’à l’âge adulte. De nombreuses études l’ont démontré, dont celle menée par le psychanalyste René Spitz. Ce dernier a comparé deux groupes de bébés : les premiers étaient avec leur mère, dans des conditions matérielles très rudimentaires, tandis que les seconds, bébés orphelins, étaient élevés dans un hôpital, bien nourris et soignés, mais recevant les soins de manière anonyme, privés de liens affectifs. Or, quoiqu’ils bénéficient de conditions matérielles favorables, ces derniers dépérissaient. Ce qu’il a appelé le « syndrome de l'hospitalisme » décrit ainsi les situations de régression physique et psychique en situation de carence affective totale.

Autrement dit, les processus purement utilitaires ne permettent pas, à eux seuls, à un enfant de se développer. Le contact humain continue d’ailleurs d’avoir un impact sur l’Homme, même lorsque son développement est terminé ; la privation de contacts peut détériorer la santé elle-même, à l’instar de l’isolement en prison qui entraîne une dégradation physique, quand bien même les personnes sont bien nourries et bien traitées par ailleurs.

En mettant ainsi en lumière le besoin d’autrui pour devenir véritablement humain, la psychologie du développement remet en question les soi-disant évidences que nous transportons tous, plus ou moins inconsciemment, sur le caractère natif et originel de l'individu.

« Il ne suffit pas d'avoir un cerveau, ou d'avoir un corps avec un cerveau, pour acquérir la conscience de soi-même, pour devenir une personne. »

Cela signifie donc que la remise en cause de la conception occidentale de l’individu aurait des conséquences qui excèdent les stricts domaines économique et politique ?

Oui. Ce que nous montrent les résultats dans les trois disciplines évoquées, c’est que l’ensemble de la société est organisé en fonction de présupposés qui sont faux. Bien sûr, on aime à penser que l’on est un individu par soi-même, indépendamment des autres, c’est valorisant et ça intensifie ce que j’appelle le sentiment d’exister. Cependant, cela ne reste pas moins faux.

Il ne suffit pas d'avoir un cerveau, ou d'avoir un corps avec un cerveau, pour acquérir la conscience de soi-même, pour devenir une personne. Il faut que cet organisme soit colonisé par la vie sociale et colonisé par la culture, exactement comme notre intestin est colonisé par des bactéries sans lesquelles on ne peut pas digérer.

Quel est ce « sentiment d’exister » que vous évoquez, auquel vous avez d’ailleurs consacré un ouvrage (Le sentiment d'exister, Descartes & Cie, 2002) ?

Quand il s’agit du nourrisson, qui est dans une situation d’absence totale d’autonomie, on accepte facilement l’idée que sa vie et son équilibre psychique dépendent d’autrui (de son environnement familial immédiat, puis de son environnement social élargi par son entrée à la crèche, à l’école, etc.). Mais une fois arrivé à l’âge adulte, on considère que l’autonomie matérielle étant acquise, l’individu n’a plus besoin d’autrui pour vivre. Il peut alors se concentrer sur ses besoins : faire carrière, s’acheter des objets, etc. On revient alors à une conception économiste du monde.

J’ai essayé de montrer que ce qui vaut pour l’enfant, vaut aussi pour l’adulte, qu’un adulte qui aurait de très bonnes ressources financières, mais serait absolument seul, serait très malheureux et verrait sa santé décliner. Les médecins voient d’ailleurs souvent défiler dans leur cabinet de jeunes retraités qui, alors qu’ils sont à la retraite depuis quelques mois, souffrent d’une certaine déprime. Leur souffrance vient en réalité de la coupure brutale provoquée par l’entrée en retraite, avec ce qui constituait leur sociabilité. S’ils ne parviennent pas à maintenir de liens sociaux après leur sortie du monde du travail, leur moral et leur santé déclinent de concert.

Autrement dit, la vie psychique ne se suffit pas à elle-même, elle s’appuie en permanence sur l’écosystème humain qui l’entoure – idée qui s’oppose frontalement à la croyance profondément ancrée selon laquelle chacun porterait en lui un noyau, un soi irréductible. Ce n’est pas le cas : notre « moi » est constamment soutenu par le lien social qui lui donne sens. Or, notre culture, nos histoires et nos mythes sont tous imprégnés de l’idée contraire.

Un exemple typique est l’histoire de Robinson Crusoé. En lisant le roman, on a l’impression que le fait d’être seul ne lui pose pas de problème : il s’active pour satisfaire ses besoins matériels, construire un logement, faire de la poterie, élever des chèvres, etc. Et malgré le fait qu’il vit pendant plus de vingt ans, avant l’arrivée de Vendredi, dans une totale solitude, il est heureux d’avoir construit un domaine prospère. Pris par la fiction, on considère cela comme quelque chose de vraisemblable. Dans la pensée de Rousseau, un tel mode de vie, caractérisé par la solitude et l’autonomie matérielle, est d’ailleurs un modèle idéal d’éducation.

Mais la réalité est toute autre. Le personnage de Robinson Crusoé a été inspiré par un vrai marin écossais, Alexander Selkirk. Abandonné sur une île déserte, il reste pendant quatre ans et quelques mois (pas vingt ans) seul sur cette île jusqu’à ce qu’un autre navire le retrouve. À son retour dans le monde humain, il était complètement désocialisé, marmonnait sans cesse et commençait à perdre l’usage du langage articulé. Il n’a d’ailleurs pas réussi à se réhabituer à la vie sociale après cette période de solitude radicale.

Robinson Crusoé incarne donc de façon très prégnante cet esprit qui a accompagné la colonisation du monde par les Européens, cette illusion d’un individu autonome et tout-puissant qui, comme disait Descartes, est « comme maître et possesseur de la nature ».

Et c’est parce qu’il pense ne pas faire partie de la nature que l’Homme européen est parvenu à l’instrumentaliser, à la considérer comme un domaine « exploitable ». De ce fait, tant que nous ne nous serons pas débarrassés de cette conception de l’individu, l’écologie ne pourra pas être pensée de manière efficace. Il faut, avant toute chose, questionner cet impensé qui imprègne aujourd’hui encore l’esprit de la majorité des Européens – tâche difficile, car cette croyance est profondément ancrée dans leur culture.

https://elucid.media/societe/individu-autonome-tout-puissant-illusion-francois-flahault

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« Mandeville est le vrai maître à penser du néolibéralisme » -Dany-Robert Dufour - Élucid

#philosophie #politique #néolibéralisme

Laurent Ottavi (Élucid) : Vous accordez une grande importance à Bernard de Mandeville dans votre travail. Qui était-il ?

Dany-Robert Dufour : Bernard de Mandeville était très oublié lorsque je m'y suis intéressé de près, il y a déjà une vingtaine d'années. Il est né à Rotterdam en 1670, héritier d'une famille de médecins d'origine française. Il a suivi des études de médecine à Leyde et a obtenu son doctorat en 1689. Il a fait également des études en philosophie et soutenu une Dissertation discutant la doctrine cartésienne selon laquelle les corps animaux sont de simples automates dépourvus d'âme. Puis il est parti s'installer à Londres, s'est marié et est devenu père de deux enfants. Il a été rapidement connu comme spécialiste des maladies nerveuses, c'est-à-dire « médecin de l'âme », comme on disait depuis l'Antiquité, « psy », dirait-on aujourd'hui.

Il savait assez de français pour traduire et publier en 1704 une trentaine de Fables de La Fontaine. Le genre lui a plu puisqu'il écrit aussitôt, en 1705, une fable intitulée La Ruche mécontente ou les Fripons devenus honnêtes. Nous sommes au début de la première révolution industrielle au cours de laquelle va naître le capitalisme moderne. Ce texte décrit une ruche florissante où prospèrent non seulement tous les métiers, mais aussi et surtout tous les vices. Cependant, les habitants de la ruche, qui se sentent coupables, décident d'opter pour l'honnêteté. Résultat : plus les vices disparaissent et plus les abeilles deviennent contentes, mais plus les métiers disparaissent et plus la ruche dépérit.

Mandeville développera pendant vingt-quatre ans, sur des dizaines de textes et des centaines de pages, toutes les implications de ce poème initial de 433 octosyllabes. À terme, cela donnera un texte en plusieurs volumes intitulé La Fable des abeilles ou Vices privés, Vertus publiques.

Élucid : Quelle place ce texte occupe-t-il dans la confection de ce que vous appelez le « récit libéral » et de ce que vous appelez aussi « l’utopie capitaliste » ?

Dany-Robert Dufour : J'y vois la naissance de l'anthropologie libérale. Elle s'exprime parfaitement dans l'un des sous-titres que Mandeville a donnés à sa fable, « Les vices privés font la vertu publique », contenant plusieurs discours qui montrent que les défauts des hommes, dans l'humanité dépravée, peuvent être utilisés à l'avantage de la société civile, et qu'on peut leur faire tenir la place des vertus morales. Vous avez bien entendu : les vices peuvent tenir la place des vertus.

Mandeville n'étant pas avare de sous-titres pour qualifier son propos, en voici un autre qui explicite clairement le premier : « Soyez aussi avide, égoïste, dépensier pour votre propre plaisir que vous pourrez l'être, car ainsi vous ferez le mieux que vous puissiez faire pour la prospérité de votre nation et le bonheur de vos concitoyens ». Mandeville dit en somme que ceux qui, dans les échanges, cherchent à prélever un peu plus que leur part sont à considérer comme des bienfaiteurs : ils créent des poches d'argent qui devront être dépensées, ce qui fera tourner le commerce et l'industrie − et accroîtra la richesse collective et donc le bien commun.

Mandeville s'offre aussi des excursions vers des questions connexes. C'est ainsi qu'en 1711, il publie un ouvrage médical, Le Traité des Passions hypocondriaques et hystériques, dans lequel, devançant Freud de deux siècles, il recommande aux médecins de parler avec le patient, le seul moyen pour le libérer des contraintes morales qui pèsent sur lui et qui le font souffrir.

Mais il reviendra à la fable originale en la commentant partie par partie, ce qui donne des Remarques classées et identifiées selon les lettres de l'alphabet. Ces textes seront réunis dans une première édition en 1714 de La Fable des abeilles, complétés par un court écrit intitulé Recherches sur l'origine de la vertu morale. En 1720, il publie Pensées libres sur la religion, l'Église et le bonheur national.

En 1723, sort une deuxième édition de La Fable des abeilles avec de nouveaux textes : Recherche sur la nature de la société, quelques Remarques supplémentaires et un Essai sur la charité et les écoles de charité. Ce dernier texte provoque un véritable tollé, car Mandeville y dénonce les Écoles de charité recueillant les jeunes pauvres, alors qu'elles sont fort appréciées dans l'opinion et qu'elles correspondent à la forme la plus populaire de la bienveillance dans l'Angleterre du XVIIIe siècle. Mandeville, arguant entre autres considérations moqueuses à l'endroit de la charité, que l'industrie (qui se développe rapidement) a besoin de bras jeunes et vigoureux, recommande tout simplement leur fermeture.

« Dévoilant crûment les ressorts du capitalisme moderne, Mandeville était fort apprécié de Marx, au point que celui-ci croyait qu'il dénonçait ces ressorts là où il ne faisait que les énoncer. »

Comment le texte est-il alors accueilli ?

C'est précisément à ce moment-là que La Fable est mise en accusation par le « Grand Jury du Middlesex ». Mais Mandeville persiste et signe, puisqu'il publie en 1724 d'autres textes polémiques et une Apologie des maisons de joie (Modeste défense des maisons publiques). Le texte est ironiquement précédé d'une préface où l'auteur, qui se désigne sous le pseudonyme narquois de Phil‑Pornix, s'adresse aux « membres » d'une société pour la « réformation des mœurs ».

Il publie ensuite en 1729 une deuxième partie de La Fable des abeilles, composée de six dialogues entre Cléomène (porte-parole de Mandeville) et Horace (disciple de Shaftesbury, fameux philosophe moraliste anglais). Mandeville y aborde des thèmes comme l'origine du langage, de la société et des valeurs et, alors même que l'industrie se développe, la question de la division du travail qu'il sera le premier à étudier. Il publie ensuite en 1732 une troisième partie de La Fable des abeilles, qui contient un texte intitulé Enquête sur l'origine de l'honneur, où il entreprend de démontrer que l'honneur, prôné par la religion, ne répond en fait qu'à des intérêts privés.

Mandeville meurt en janvier 1733. Il exercera une influence philosophique fondamentale sur les penseurs anglais de la génération suivante : David Hume, Adam Smith, Jeremy Bentham et John Stuart Mill. Et même au-delà puisque Mandeville, dévoilant crûment les ressorts du capitalisme moderne, était fort apprécié de Marx, au point que celui-ci croyait que Mandeville dénonçait ces ressorts là où il ne faisait que les énoncer.

« Mandeville avait une conception assez pessimiste de l'humanité. Les hommes étant vicieux et dépravés. Mieux valait utiliser leurs vices pour le bien commun. »

Qu’a-t-il compris des liens entre économie psychique et nouvelle économique politique et marchande ?

Il a compris que ce qu'il voyait se mettre en place, et qu'on n'appelait pas encore « capitalisme », mobilisait autrement les passions au sens où il n'y avait plus à les refouler, mais à les utiliser. Il était, je le rappelle, d'abord médecin des passions de l'âme, « psy », et c'est à ce titre qu'il a proposé une toute nouvelle conception de l'économie. Avant lui, on pensait qu'il fallait que les parties soient vertueuses pour que le tout le soit aussi. Il a proposé l'inverse : on peut faire un tout sain (c'est-à-dire une civilisation assez riche pour développer les sciences et les arts) avec des parties vicieuses.

Il suffit pour le comprendre de reprendre la maxime de la fable. Avancer que « les vices privés font la vertu publique » veut dire qu'il faut laisser aller les pulsions, notamment d'avidité, à leur finalité pour que de la richesse se crée chez quelques-uns avant qu'elle ne ruisselle ensuite sur les autres. Des « vices », il donne une liste assez conséquente dans la « Remarque G » de La Fable. On y trouve le vol, la luxure, la destruction, la prostitution, les drogues, la pollution et le luxe extravagant de quelques-uns…

Je rappelle que Mandeville était calviniste et qu'il avait une conception assez pessimiste de l'humanité. Les hommes étant vicieux et dépravés, c'était peine perdue que d'essayer de les moraliser. Mieux valait utiliser leurs vices pour le bien commun. Le système qu'il construit est éminemment rusé : c'est en utilisant leurs vices qu'on fera contribuer les hommes au bien commun, sans même qu'ils ne le veuillent expressément. Le lien entre économie psychique et économique politique est ainsi établi : les pulsions qui traversent l'Homme, bien dirigées, peuvent produire de la richesse.

La question cruciale de l’époque de Mandeville est celle de la pénurie. Quelles sont les deux réponses, promises à un riche avenir, qu’il apporte ?

Il y a d'abord la réponse idéale, donnée dans la première partie de La Fable : pour que la ruche devienne riche, il suffirait que chacun soit un peu voleur sur les bords. Ainsi, beaucoup de poches d'argent se créeraient qu'il faudrait alors dépenser sous les formes les plus diverses − ce qui ferait tourner le commerce et l'industrie. Cependant, dans la seconde partie, Mandeville doit bien constater que, dans ce système, les gens souffrent de culpabilité. Ils redeviennent donc honnêtes et la ruche s'appauvrit jusqu'à péricliter. C'est alors que Mandeville s'avise que le beau système de la ruche s'auto-développant à l'infini, n'est pas fait pour tout le monde. L'opulence de la ruche achoppe en effet sur l'écueil de la culpabilité.

C'est justement pour résoudre ce problème que Mandeville a publié, en même temps que sa Fable, dès sa première édition de 1714, un autre texte complémentant cette Fable, intitulé Recherches sur l'origine de la vertu morale. Ce texte avait été à peu près complètement oublié ; je l'ai ressorti des oubliettes pour montrer combien il était important, car il permettait de comprendre, non pas seulement l'économie capitaliste, mais la politique qu'il fallait mettre en œuvre pour que ce projet de développement réussisse.

Elle procède de ce que, dans la ruche, tous, loin s'en faut, ne sont pas pervers. Il faut donc, pour que cela réussisse, composer avec une grande partie de la population qui tient à sa culpabilité – c'est le seul bien qu'ils possèdent – tout en donnant satisfaction à une toute petite partie qui ignore ce sentiment. La seule solution sera donc de confier le destin de la Nation à ceux que Mandeville appellent « the very worst of them » (les « pires d'entre les hommes » − quel autre nom leur donner que « pervers » ?). Car eux, dénués de culpabilité, n'hésiteront pas à s'enrichir par tous les moyens possibles.

Quant à ceux qui sont sujets à la culpabilité (les « névrosés »), pour les calmer et les tenir dans l'obéissance, il suffira de les dédommager avec une monnaie… qui ne coûte rien – sinon un peu de vent. C'est en effet en parole qu'on devra les payer, avec des flatteries célébrant l'étendue de leur entendement, leur merveilleux désintéressement personnel, leur noble souci de la chose publique – en bref, l'élévation de leurs âmes. Cette façon de circonvenir les hommes constitue, selon Mandeville, l'essence du Politique, le cœur de l'économie politique.

« Adam Smith reprend tout Mandeville, mais en le blanchissant de toute forme de diabolisme. »

En quoi Adam Smith reprend-il Mandeville, condamné comme « étant l’homme du diable », de manière camouflée ?

Oui, la fameuse « main invisible » d'Adam Smith sort directement de la première partie de ce texte (Adam Smith développe ce concept dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Livre IV, chapitre 2). Sauf qu'Adam Smith − c'est ce qui fera son succès et le posera comme créateur des sciences économiques − oblitérera la notion de « vice », en critiquant le système de Mandeville comme « licencieux », et la remplacera par la notion, beaucoup plus innocente, de « self-love ». On pourrait donc dire qu'Adam Smith reprend tout Mandeville, mais en le blanchissant de toute forme de diabolisme. Oublions Mandeville, Man Devil, l'homme du diable comme il fut surnommé, et entrons, semble dire Adam Smith, dans les eaux pures de la nouvelle science qui se crée.

Qui d'ailleurs pourrait reprocher à quiconque d'avoir de l'amour pour soi-même ? Chacun ne vise dans chaque transaction que cette estime de soi qui lui fait défendre ses propres intérêts. Nous voici revenus dans un système dont le tout est vertueux, parce que chaque transaction l'est également et ce, d'autant mieux que les égoïsmes de chacun sont harmonisés par la « main invisible » pour contribuer au bien commun. Le but de Smith sera donc de faire disparaître l'axiomatique de la cupidité, que Mandeville avait si bien et même trop clairement exposée. Et ceci a fonctionné pendant deux siècles jusqu'à ce que Mandeville soit ressorti du relatif oubli où il avait été plongé par Friedrich Hayek (1899-1992), d'origine autrichienne, comme d'autres grands économistes du XXe siècle (Carl Menger, Ludwig von Mises…).

Hayek a été à l’origine de la création de la fameuse Société du Mont-Pèlerin en 1947, où il a développé une thèse très mandevillienne. Selon lui en effet, le marché résulte d’un ordre spontané (à l’inverse de la thèse de Karl Polanyi). Ce penseur d’origine viennoise, très érudit, économiste, philosophe, psychologue, historien, politologue, visaient précisément à cette époque à reconstruire le libéralisme après la Seconde Guerre mondiale, et ce à partir de fragments, disait-il, perdus de vue depuis des siècles.

Il y a tellement bien réussi qu’il est devenu ensuite le chef de file de l’école néolibérale de Chicago, revendiquant le libre marché, le monétarisme et s’opposant au keynésianisme et à toute régulation. Et de fait, Hayek a trouvé ces fragments décisifs dans les propositions de Mandeville, qu’il présente dans une fameuse conférence à la British Academy, « Lecture on a Master Mind » (1966), comme un « Master Mind », un « grand esprit », voire un « maître à penser ».

« La Société du Mont Pèlerin a souterrainement diffusé l’idée néolibérale jusqu’à ce que celle-ci s’empare du monde pour le reconfigurer entièrement à partir des années 1980. »

Hayek est-il le chaînon manquant entre Mandeville, Smith et Hume et notre monde ?

En effet, pour Hayek, Mandeville conduit directement à Adam Smith (et à son concept de « main invisible » harmonisant les intérêts privés) et à David Hume (et au rôle moteur dans notre vie, non de la raison, mais des passions). C’est en s’appuyant sur le « grand esprit » de Mandeville que cette petite société d’économistes, en rupture de ban par rapport aux règles usuelles (la Société du Mont-Pèlerin), s’est mise à fonctionner sur le mode du « prophétisme religieux », c’est-à-dire à la manière d’une sorte de « secte » qui cherchait à promouvoir une « utopie », selon le mot même de Hayek.

Cette utopie a si bien réussi qu’elle a inventé la religion qui s’est mondialement imposée, et dans laquelle nous sommes encore, celle, comme je l'appelle, du « divin Marché », cet « ordre dit spontané » si parfait selon Hayek qu’il doit absolument être tenu à l’abri de toute tentative humaine de régulation. Hayek tient en effet de Mandeville que les hommes peuvent bien décider ce qu’ils veulent, par exemple la probité (2e partie de la Fable des abeilles), cela ne pèse rien par rapport à leur nature qui les pousse à accomplir, en dépit d’eux-mêmes, des formes de socialité complexes et très évoluées qui les dépassent de toute part et qui ne peuvent s’édifier qu’en laissant libre cours à leurs passions — ce qui découle de la formule-phare de Mandeville : « Les vices privés font la vertu publique ».

Sur la base de cet axiome, Hayek, entouré de trente-cinq membres dont huit reçurent des prix Nobel d’économie (Friedrich von Hayek lui-même, Milton Friedman, James Buchanan et Gary Becker, entre autres…), entreprendra de faire advenir l’utopie mandevillienne. Cette petite Société du Mont-Pèlerin, financièrement soutenue dès l’origine par de grandes entreprises, a essaimé et donné naissance à de nombreux think tanks : on en comptera environ 200 dans les années 1970. Ces derniers, en lutte contre le keynésianisme dominant de l’après-guerre, ont souterrainement diffusé l’idée néolibérale jusqu’à ce que celle-ci s’empare officiellement du monde pour le reconfigurer entièrement à partir des années 1980.

On sait aujourd’hui que deux des think tanks issus du Mont-Pèlerin ont joué un rôle décisif dans les arrivées au pouvoir de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne en 1979, et de Ronald Reagan aux États-Unis en 1980. On pourrait donc parler d’un projet mandevillien revu, corrigé et amplifié par Hayek, pour passer de la pénurie à l’abondance sous l’égide d’un marché sans limite.

« La réussite du projet mandevillien n’engage rien moins que la possible destruction d’un monde physique habitable par les humains. »

Vous citez dans De l’utopie à l’effondrement, comme effets du récit libéral, l’abondance, l’alphabétisation, mais aussi les inégalités, l’impasse écologique (et psychologique, sociale ?), la transformation en marchandise de la terre, du travail de la monnaie. Cela signifie-t-il que l’accomplissement de la promesse portée par ce récit est « en même temps » ce qui la sabote ?

Force est de constater que, d’une certaine façon, le projet mandevillien, repris et développé par Hayek, a réussi. Le monde de 2020 est en effet globalement cent fois plus riche que celui de 1700, avec dix fois plus d’habitants en moyenne dix fois plus riches. L’espérance de vie à la naissance est passée d’environ 25 ans à 72 ans en 2020. Le taux d’alphabétisation est passé, entre 1700 et 2020, de 12 % à 85 % (ces chiffres sont tirés du livre de Thomas Piketty, Capital et idéologie, Paris, Seuil, 2019, p. 40-50).

Mais il y a un prix à payer pour la réussite d’un tel prodige, et ce prix est exorbitant : car il n’engage rien moins que la possible destruction d’un monde physique habitable par les humains, et ce dans un contexte d’inégalités sociales qui s’aggravent. En effet, pour que le marché fonctionne, il a fallu que tout ce qui pouvait être exploité le soit, sans retenue. Le monde, au fil de ces trois siècles, est devenu un immense complexe de ressources à exploiter de façon rationnelle et industrielle. Or, quand on exploite à outrance ce monde, on détruit inexorablement l’environnement et on dérègle les équilibres naturels des écosystèmes.

Quant aux inégalités, elles s'aggravent depuis quarante ans, jusqu'à atteindre des seuils sidérants : selon le dernier rapport de l’ONG Oxfam, les 1 % les plus riches de la planète aujourd’hui possèdent deux fois plus que les richesses cumulées de 90 % de la population mondiale, soit près de sept milliards de personnes. Près de la moitié de la population mondiale vit avec moins de cinq dollars cinquante par jour. L’utopie mandevillienne revue, corrigée et prolongée par Hayek, est manifestement en train de tourner à la dystopie.

Vous me demandez si ce qui accomplit la promesse mandevillienne est « en même temps » ce qui la sabote. Tout d'abord, comment ne pas remarquer votre malicieux « en même temps » − il est bien connu dans la clinique que ce syntagme est la marque par excellence du pervers qui dénie ce qui est pour affirmer ce qui n'est pas. Ou, le contraire, disant que ce qui n'est pas, est. Comme cela, il reste toujours maître de la situation. C'est effectivement un système pervers qu'a construit Mandeville. Il le dit d'ailleurs clairement en affirmant qu’il faut confier la direction du monde aux pervers. Et en disant en même temps que tout le monde en profitera. Ce qui est manifestement faux : croyez-vous que les pervers qui ont joué tous les coups les plus pendables pour satisfaire leur cupidité seront un jour disposés à partager leurs gains avec quiconque ?

Cela m'amène à votre question, renvoyant à ce que Nicolas Postel a abordé dans son texte, celle des trois objets de la sphère économique, la terre, la monnaie et le travail, que Polanyi considère comme ayant été pervertis pour devenir des marchandises fictives. On se trouve donc en quelque sorte dans une problématique généralisée de la perversion. C'est là où, je crois, cette rencontre avec Nicolas Postel a été très fructueuse.

Reprenons ces trois objets. Le travail a donné la force de travail vendable et achetable sur laquelle s’est fondé le capitalisme industriel − ce qui s'aggrave considérablement avec l’actuelle ubérisation du travail. La monnaie, elle, est devenue cette marchandise achetable et vendable sur laquelle s’est constitué le capitalisme financier, notamment, à partir de la fin de la convertibilité or-dollars décidée par Nixon en 1971, car on a pu acheter et vendre de la monnaie. Or, lorsqu'une monnaie, qui mesure la valeur des marchandises, devient elle-même une marchandise, alors tout devient relatif – ça flotte – et plus aucune valeur n'est assurée. Quant à la terre, elle est devenue, nonobstant la vie, la faune, la flore qu’elle porte, une simple matière exploitable à merci, avec l’agro-industrie, avec les terres rares, avec le lithium que l’on exploite en excavant des pays entiers, etc. La « terre », c’est donc la troisième marchandise fictive, qui désigne aussi, sous ce terme générique, les océans, l’espace, etc., c’est-à-dire le milieu de vie global des êtres humains que nous sommes.

Certes Polanyi, dans La Grande transformation, n'a pas bien compris Mandeville et n'a voulu voir en lui que quelqu’un qui avait monté une sorte de farce théorique avec son histoire de conversion des vices en vertu. Mais, aujourd’hui, on s'aperçoit qu'on doit mettre en continuité Mandeville et Polanyi – l'un parce qu'il révèle et soutient le système pervers qui se met en place avec le capitalisme moderne, l'autre parce qu'il montre jusqu'où la perversion peut aller. L'un et l'autre sont à l'opposé, mais lorsqu'on les aboute adroitement, on comprend comment ce système pervers est aujourd'hui en train de détruire le monde.

« Emmanuel Macron est pervers mais pas vraiment intelligent, car trop imbu de sa personne. Trop centré sur lui et ses certitudes, il ne voit pas l'autre ni ne sait lui parler. »

Dans Le code Jupiter, vous évoquiez déjà beaucoup Mandeville pour comprendre Emmanuel Macron. Quels liens faites-vous, plus généralement, entre ce que vous appelez la politique de la flatterie de Mandeville et la politique de l’actuel Président ?

J'ai écrit Le Code Jupiter en 2018. Je décrivais au début de ce livre la politique (masquée), menée par Emmanuel Macron, pour construire un nouveau capitalisme avec, d'un côté, le développement de la finance pour soutenir des startup afin d'alimenter en produits nouveaux la grande industrie et, de l'autre, l'asphyxie des services publics. Et je disais que cette politique, si elle était découverte, pourrait conduire « à des jacqueries [et à] à de brusques accès de fièvre politique à l'issue imprévisible ». Je ne croyais pas si bien dire : deux jours après la sortie de ce livre, commençait le mouvement des Gilets jaunes.

À l'époque, je pensais déjà qu'Emmanuel Macron était pervers, mais intelligent. Aujourd'hui, je pense toujours qu'il est pervers, mais pas vraiment intelligent, car trop imbu de sa personne. Trop centré sur lui et ses certitudes, il ne voit pas l'autre ni ne sait lui parler. Il a certes essayé à ses débuts de Président d'appliquer les principes mandevilliens : flatter le Peuple pour le mettre dans sa poche et stigmatiser les supposés profiteurs (des aides et autres services sociaux). Mais comme il ne sait guère distinguer le Peuple et les profiteurs, il s'est vite embrouillé et a fini par stigmatiser le Peuple. Grave erreur.

Lorsqu'il parlait des « fainéants », de « ceux qui ne sont rien », de « ceux qui aiment foutre le bordel », des « cyniques », des « extrémistes », des « chômeurs multirécidivistes du refus d'embauche », de « ceux qui feraient mieux de travailler pour se payer un costard », de ceux qui « se contentent d'être illettrés », de « ceux qui ne sont rien et heureux de l'être », etc., il essayait d'inventer une classe dangereuse jouant le rôlùe d'effet repoussoir pour le plus grand nombre. Mais il s'est très vite mélangé les crayons puisqu'il s'est mis à stigmatiser des gens du Peuple gagnant peu ou au chômage.

Il est alors apparu à tous pour ce qu'il était, un banquier d'affaires méprisant les pauvres : « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux », « Moi, je traverse la rue et je vous en trouve (du travail) »… Aujourd'hui, il est cuit. Il est hors sol, isolé, sans projet autre que celui de faire de temps en temps un coup de com alambiqué qui tombe à plat ou qui s'avère totalement contre-productif − comme la dissolution.

Le Peuple est déboussolé. Or, il risque de rester dans cet état pendant trois ans, un temps suffisant pour qu'il en surgisse des monstres. On entend déjà des appels à l'érection de grands semblants soi-disant forts, puissants, féroces qui rappellent ceux que le monde a connus dans la première moitié du XXe siècle.

Karl Polanyi expliquait l’irruption du fascisme par les conséquences de ce que vous appelez le récit libéral. Pouvez-vous rappeler ses analyses et craignez-vous la répétition du même aujourd’hui ?

Polanyi montre que la marchandisation des éléments essentiels de la société, la terre, le travail et la monnaie, ayant désintégré les structures sociales traditionnelles, n'a pu qu'entraîner une profonde insécurité et instabilité pour les individus et les communautés, contraints d'entrer comme des automates dans le Marché. C'est là où, selon Polanyi, le fascisme a pu apparaître, en promettant de rétablir l'ordre et la sécurité par le rejet du libéralisme économique et le retour vers une forme d'État fort.

Polanyi voit donc le fascisme non pas simplement comme une idéologie extrémiste isolée, mais comme une réaction historique et sociale au déracinement et à la désintégration provoqués par un Marché dérégulé. Il s'agit selon lui d'une tentative désespérée de « protéger » la société, mais d'une manière destructrice et totalitaire. Une société qui n’arrive plus à faire société parce que ses membres doivent se tourner vers la logique de l’accumulation, devient une société anomique qui s’effondre en tentant de se ressouder par le sang, par la race et par l’homme providentiel…

Donc, à votre question, je réponds oui : je crains aujourd'hui la répétition de la même impasse.

Peut-on encore, et si oui comment, « obvier au pire », pour reprendre un mot qu’on retrouve beaucoup dans vos travaux précédents ?

Oui, il y a toujours, heureusement, des façons individuelles de s'en sortir. En se donnant des objets de travail, de pensée, de création. Quant aux façons collectives de s'en sortir, je doute : les esprits sont aujourd'hui tellement « hackés » par les réseaux sociaux que je ne voie guère d'issues vers l'accès à une pensée critique. Nous nous croyons libres mais jamais nous n'avons été sous une telle emprise. C'est sur cette question que je travaille actuellement.

https://elucid.media/economie/mandeville-bernard-hayek-liberal-capitalisme-neoliberalisme-vrai-maitre-penser-dany-robert-dufour

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« Le régime ultra-libéral subvertit l’État de droit » - Caëla Gillespie - Élucid

#politique #néolibéralisme #ultralibéralisme #démocratie

L’image du nouvel homme prônée par l’ultra-libéralisme pousse tout un chacun à croire qu’il s’appartient, que son corps lui appartient par nature. Il y aurait ainsi chez l’individu une espèce de légèreté apolitique de son être, comme si nous n’avions pas à nous battre pour construire politiquement notre liberté.

https://elucid.media/democratie/caela-gillespie-manufacture-apolitique-regime-ultra-liberal-subvertit-etat-droit?mc_ts=crises

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#politique #emmanuelmacron #unioneuropéenne #néolibéralisme #économie

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Les #eurodéputés #écologistes apportent leur soutien à #VonderLeyen, selon des sources
https://www.challenges.fr/monde/les-eurodeputes-ecologistes-apportent-leur-soutien-a-von-der-leyen-selon-des-sources_899898

Une vague petite promesse, et hop, #EELV, c'est dans la poche. :)
Et pour remettre au pouvoir quelqu'un qui est de la droite dure... sur laquelle il y a une affaire, voire plusieurs...

Magnifique. :)

Une pipe, un nougat, et hop, ça repart. :)
#Politique #Greenwashing #Capitalisme #Néolibéralisme #UE #EU

cgib@diaspora-fr.org

L’impensé néolibéral à gauche et à droite

La droite défend la composante économique (donc également sociale) du néolibéralisme mais pourfend sa dimension culturelle, et une certaine gauche fait l’inverse. A priori rien de plus normal dans cette symétrie si n’apparaissait une profonde incohérence au sein de chacune de ces positions : ni la droite ni la gauche n’a conscience que ces aspects du néolibéralisme sont indissociables, comme deux faces d’une même pièce. Ainsi, en paraphrasant Bossuet, ce qu’elles promeuvent tend à renforcer les causes dont elles déplorent les effets.

Cela valait déjà pour le libéralisme : ses composantes économique et culturelle vont de paire. Mais, tandis que le libéralisme culturel prône la liberté des individus vis-à-vis des normes, donc encourage la liberté des mœurs et l’épanouissement personnel, le néolibéralisme culturel prend une autre tournure et extrémise l’approche libérale. Il correspond à une accentuation de l’individualisme, la mise en avant des spécificités de chacun qui se transforment en identités irréductibles1, le « moi je », le règne de l’individu roi et tyran2 qui se manifeste parfois par la formule « c’est mon choix donc c’est mon droit ». Il équivaut à ce que l’on nomme parfois le wokisme3. Contrairement à ce que tend à croire une certaine droite (ou extrême droite), le wokisme n’est pas la marque d’un anticapitalisme radical mais le versant culturel du néolibéralisme, le néolibéralisme qu’elle défend. L’historien Russell Jacoby4 a mis en évidence l’incohérence de la droite par cette formule : elle « vénère le marché tout en maudissant la culture qu’il engendre » (ce qu’illustre l’antiwokisme de droite). La même incohérence, symétrique, existe à gauche.
Le néolibéralisme culturel débute par l’écriture et les formulations dites « inclusives5 » et va jusqu’au rétrograde et hyper-individualiste mouvement transgenre ; le tout se proclamant « progressiste » et perçu comme tel par cette gauche qui a perdu ses repères et cherche elle aussi à se définir ainsi une nouvelle identité, non plus sociale mais « sociétale ».

Toutes ces « avancées progressistes » s’inscrivent dans le cadre de l’extension du domaine du capital, selon le titre du dernier livre de Jean-Claude Michéa6. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment « le mouvement qui anime les "superstructures" idéologiques et culturelles – ou, si l’on préfère, "sociétales" – d’une société capitaliste développée pourrait continuellement s’opérer dans un sens rigoureusement inverse de celui qu’impose, en dernière instance, son "infrastructure" économique et sociale ? » interroge le philosophe7. Marcel Mauss n’écrivait-il pas que le capitalisme est un « fait social total », c’est-à-dire, quel que soit son versant libéral ou néolibéral, un phénomène indissolublement politique, économique et culturel8 ?

La mise en avant des différents éléments du néolibéralisme culturel efface la question sociale, celle des classes sociales et de leur antagonisme, seule à même de permettre une critique conséquente du capitalisme. Les bourgeois, petits et grands, métropolitains particulièrement9, ont bien perçu l’intérêt de ce détournement de l’attention vers les questions identitaires10…

Le règne du « moi je » propre au néolibéralisme culturel crée des conflits au sein de la société de la même façon que le néolibéralisme économique. Ce dernier divise et renvoie les individus à leur sphère privée pour démanteler le collectif potentiellement porteur d’une force de contestation sociale. Le premier atomise les individus qui se définissent par leurs spécificités égotistes qui se transforment en revendications nuisant à la cohésion de la société. Le néolibéralisme conduit à une atomisation de la société, à sa désagrégation. Ce n’est pas une prédiction mais un constat11.

On n’est pas opposé au néolibéralisme économique et favorable au néolibéralisme culturel de façon cohérente ; on est opposé ou favorable au néolibéralisme dans toutes ses composantes. Lorsque la gauche aura compris cela et qu’elle renoncera à flatter les égos et valoriser les revendications identitaires12, qu’elle reviendra donc à la primordiale question sociale, elle aura franchi un pas décisif qui lui permettra peut-être de séduire à nouveau les classes populaires13.

  1. Selon le Larousse : « Qui ne transige pas, qu’on ne peut fléchir » (www.larousse.fr).
  2. Lire par exemple Éric Sadin, L’Ère de l’individu tyran – La Fin d’un monde commun, Grasset, 2020 ; Le Livre de poche, 2022.
  3. On peut lire le très bon essai La Religion woke de Jean-François Braunstein, Grasset, 2022.
  4. Pour découvrir Russell Jacoby, et particulièrement son analyse critique de la vie intellectuelle universitaire – l’entre-soi académique – dont découlent bien des maux wokes, et son regard sur la « diversité », on lira avec intérêt son entretien avec Fabien Delmotte pour la revue en ligne À Contretemps, aussi disponible sur le site Le Comptoir : https://comptoir.org/2023/04/27/dune-pensee-critique-sous-emprise-un-entretien-avec-russell-jacoby.
  5. Rappelons qu’en français existent un genre marqué et un genre non marqué, selon la distinction mise en avant par Jean-Pierre Dupuy (La Marque du sacré – Essai sur une dénégation, Carnets Nord, 2009 ; Flammarion, 2010). Au pluriel, dans sa formulation masculine, le genre est non marqué, ce qui implique qu’il inclut les membres des deux sexes. Par ailleurs, comment comprendre que l’on veuille ainsi systématiquement mettre en avant la différence sexuelle, comme s’il s’agissait d’un critère pertinent en toute circonstance ?
  6. Jean-Claude Michéa, Extension du domaine du capital – Notes sur le néolibéralisme culturel et les infortunes de la gauche, Albin Michel, 2023. Au sujet de la stimulante pensée de ce philosophe, on peut lire *Mystère Michéa – Portrait d’un anarchiste conservateur *de Kévin Boucaud-Victoire, L’Escargot, 2019.
  7. Jean-Claude Michéa, Extension du domaine du capital, op. cit., p. 68.
  8. Peut-être le macronisme, prétendant être « et de gauche et de droite », proposait-il une position néolibérale cohérente de ce point de vue.
  9. Ce que Jean-Claude Michéa nomme « le clergé intellectuel des nouvelles classes urbaines », Extension du domaine du capital, op. cit., p. 191.
  10. Parce que, oui, les identitaires ne se trouvent pas qu’à l’extrême droite…
  11. « Un tel système [le capitalisme néolibéral] ne peut lui-même fonctionner de manière optimale que s’il encourage toujours plus – selon la formule du jeune Engels – "la désagrégation de l’humanité en monades dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière". Autrement dit la fabrication d’un nouveau type d’humain autocentré […] et qui n’aurait plus d’autre règle de conduite que ce fameux "c’est mon choix" qui définit l’alpha et l’oméga de toute idéologie libérale. » Jean-Claude Michéa, Extension du domaine du capital, op. cit., p. 12.
  12. Le néolibéralisme culturel ou wokisme est un épouvantail pour une large part des classes populaires.
  13. Sur ce sujet, on peut lire Daniel Bernabé, Le Piège identitaire – L’Effacement de la question sociale, L’Échappée, 2022 [2018].

Christophe Gibiat

#politique #néolibéralisme #gauche #droite #individualisme #identité #wokisme

mimoutte@diaspora.psyco.fr

#news #élections #LFI #NFP #RN #droite #gauche #médias #rupture #néolibéralisme #alliance #continuité #défi #mytext

Les désistements pour le Front Républicain sont sans doute efficaces pour empêcher l’hégémonie du RN, même s’ils brouillent les profondes oppositions idéologiques et politiques. Car il y aura un après dans les mêmes conditions constitutionnelles qu’aujourd’hui. Les blocs bourgeois, populaires et d’extrême droite s’ils restent sur leurs positions de principe auront beaucoup de mal à trouver « une majorité », à moins de trahir une nouvelle fois leurs électeurs. Le néolibéralisme et le projet d’une gauche de rupture sont incompatibles. C’est pourquoi LFI est le parti à abattre. Les autres ont déjà démontré par leurs politiques et leurs votes à l’Assemblée Nationale leurs compatibilités d’alliances de circonstance.
Pourra-il sortir quelque chose de positif pour les travailleurs de cet embrouillamini ? J’en doute. Le néolibéralisme est loin d’être à terre malgré la secousse du résultat des élections. Les compromissions, les coalitions, les alliances font toujours le jeu des partis conservateurs. Les finances sont également là pour défendre l’intérêt de ceux qui les soutiennent et les médias bolorisés pour nous convaincre du bien fondé de cette politique et du chaos inévitable à tout changement. Ce pourrait être un simple théâtre de dupe si nos vies ne dépendaient en grande partie de ces artifices exécrables.
Un message au NFP et particulièrement à LFI : Arrêtez de parler stratégie ! Parlez programme, convergence, union. Ne vous laissez pas engluer dans des débats sans valeur, voués à l’échec, manipulés par les médias et les réseaux sociaux, loin des difficultés de nos compatriotes. Il faut sortir de cette fascination pour le cirque médiatique. Une des premières ruptures est là.
Le nouveau front populaire sera-t-il digne de son glorieux ancêtre de 36 ? Ou bien s’agira-t-il d’une simple rupture de papier, une solution de facilité pour la continuité. Le défi est à la hauteur de notre espoir. Mireille MOUTTE

mimoutte@diaspora.psyco.fr

#news #coalition #alliance #majorité #élection #constitution #NFP #gauche #rupture #droite #LFI #néolibéralisme #espoir

Les désistements pour le Front Républicain sont sans doute efficaces pour empêcher l’hégémonie du RN, même s’ils brouillent les profondes oppositions idéologiques et politiques. Car il y aura un après dans les mêmes conditions constitutionnelles qu’aujourd’hui. Les blocs bourgeois, populaires et d’extrême droite s’ils restent sur leurs positions de principe auront beaucoup de mal à trouver « une majorité », à moins de trahir une nouvelle fois leurs électeurs. Le néolibéralisme et le projet d’une gauche de rupture sont incompatibles. C’est pourquoi LFI est le parti à abattre. Les autres ont déjà démontré par leurs politiques et leurs votes à l’Assemblée Nationale leurs compatibilités d’alliances de circonstance.
Pourra-il sortir quelque chose de positif pour les travailleurs de cet embrouillamini ? J’en doute. Le néolibéralisme est loin d’être à terre malgré la secousse du résultat des élections. Les compromissions, les coalitions, les alliances font toujours le jeu des partis conservateurs. Les finances sont également là pour défendre l’intérêt de ceux qui les soutiennent et les médias bolorisés pour nous convaincre du bien fondé de cette politique et du chaos inévitable à tout changement. Ce pourrait être un simple théâtre de dupe si nos vies ne dépendaient en grande partie de ces artifices exécrables.
Un message au NFP et particulièrement à LFI : Arrêtez de parler stratégie ! Parlez programme, convergence, union. Ne vous laissez pas engluer dans des débats sans valeur, voués à l’échec, manipulés par les médias et les réseaux sociaux, loin des difficultés de nos compatriotes. Il faut sortir de cette fascination médiatique. Une des premières ruptures est là.
Le nouveau front populaire sera-t-il digne de son glorieux ancêtre de 36 ? Ou bien s’agira-t-il d’une simple rupture de papier, une solution de facilité pour la continuité. Le défi est à la hauteur de notre espoir. Mireille MOUTTE

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Thread by @AxelBas_ on Thread Reader App – Thread Reader App

J'ai grandi dans l'Aisne : très peu d'immigrés, insécurité inexistante, une organisation pavillonnaire décimant les espaces communs et exaltant le repli sur la famille nucléaire, au sein de laquelle on ne se construit comme citoyen·ne qu'à travers les médias bollorisés

et des TikTok dépolitisants. On souffre de l'abandon de la ruralité par les élites mais aucune clé de lecture ne permet d'y répondre politiquement avec cohérence.

Le néolibéralisme a atomisé les individus, détruit le sentiment d'appartenance à la communauté. (2/10)

->
https://threadreaderapp.com/thread/1808193840425455805.html


Tags: #dandelíon #politique #capitalisme #néolibéralisme

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