Interdiction de l’abaya : la guerre de non-religions, par Hélène Strohl – Le Courrier des Stratèges

#politique #laïcité

Il serait bon que les enfants sachent, en fin de scolarité élémentaire lire, écrire et compter. Certes. Mais comment atteindre ce but, qui l’était dans mon enfance, dans une école primaire d’un village d’Alsace où j’étais la seule à parler français en entrant en maternelle. Peut-être faudrait-il se préoccuper d’apprendre à parler aux enfants, notamment dès la maternelle ? Suppléer aux famille défaillantes non pas tant du fait d’un déficit de langage que d’une suroccupation de toute la famille par les écrans et leur langage non verbal.

Et comme finalement il n’est pas sûr de réaliser dès sa première année de ministériat les objectifs énoncés, notre ministre occupe les plateaux télévision et les discussions parentales et professorales avec l’interdiction de « l’abaya ».

L’interdiction du port de cette robe considérée comme « un signe religieux » est bien sûr faite au nom de la laïcité.

Constatons d’abord l’évolution de l’argumentaire au cours des trente dernières années qui sont passées d’une conception de laïcité positive (toutes les religions sont autorisées et tous les signes religieux aussi sauf s’ils témoignent d’une volonté de prosélytisme) à une conception de laïcité négative.

« (En 1989) La laïcité n'apparaît plus comme un principe qui justifie l'interdiction de toute manifestation religieuse. L'enseignement est laïc non parce qu'il interdit l'expression des différentes fois mais au contraire parce qu'il les tolère toutes [...il y a là] un renversement de perspective qui fait de la liberté le principe et de l'interdiction l'exception". »[1] Nous sommes dans l’exact contraire : l’autorisation du port d’un signe religieux est possible uniquement s’il est discret, voire « secret », la croix, la médaille, l’étoile de David, la main de Fatima sous le pull ou cachées.
Les motifs de l’interdiction ont eux aussi évolué.

Je me souviens très bien des discussions avec des collègues et amies plutôt féministes, de gauche qui soutenaient l’interdiction du voile à l’école, au nom de la lutte contre la soumission de la femme. Le voile n’est pas un signe religieux, d’ailleurs le Coran ne l’évoque pas, discussions sans fin, sur le thème « peut-on libérer les femmes malgré elles ? ».

Bien sûr en droit un tel argument ne pouvait pas tenir, c’est pour cela que la commission chargée de préparer un projet de loi sur l’interdiction du voile à l’école vota, à la quasi unanimité (moins la voix de Jean Bauberot, historien de la laïcité, protestant et professeur à l’École pratique des hautes études en sciences religieuses) l’interdiction de tout signe d’appartenance religieuse à l’école et chez les fonctionnaires du service public.

Les arguments que l’on entend aujourd’hui n’évoquent plus que la nécessaire neutralité de l’école publique et donc l’interdiction de tout signe religieux chez les enseignants et chez les élèves.

Quand Michel Maffesoli affirme dans un débat journalistique que cette interdiction est en fait dirigée contre l’Islam « conquérant », les journalistes se défendent : non bien sûr, tout ceci n’est dirigé que contre « l’islamisme ».

Si l’on appelait un chat un chat, il faudrait pourtant bien reconnaître que les diverses interdictions, celle du Burkini sur les plages, celle du Hijab pour les footballeuses, et maintenant celle de l’Abaya à l’école sont essentiellement motivées par la peur d’un envahissement par la culture arabo-musulmane. Qui effectivement au contraire des religions juive et catholique présente un « clef en mains » religieux et culturel, ne réduisant jamais la pratique religieuse au for interne de chacun. La confrontation des traditions chrétienne et musulmane offre donc des occasions de conflit et de peur. Mais la méthode utilisée pour les juguler qui oppose à une religion à visée totale un laïcisme voulant éradiquer toute expression religieuse est simpliste et génératrice d’une spirale de conflits sans fin.

La stratégie du pouvoir, qui endosse le rôle de protecteur des traditions républicaines, est mûrement réfléchie. On découvre au lendemain de la publication de la circulaire de Gabriel Attal que plus de 80% des Français approuvent la mesure, alors qu’on sait très bien qu’un sondage non public a sûrement précédé celle-ci.
Cette interdiction pourtant contrevient à l’esprit et à la lettre de la démocratie républicaine.

Tout d’abord sur le fond : interdire le port d’un habit en France sous prétexte que celui-ci est imposé dans les pays musulmans qui ne respectent pas la liberté des femmes, c’est tout simplement utiliser les mêmes méthodes que celles employées par l’ennemi. C’est comme l’aurait dit Georg Lukacs « lutter contre l’aliénation avec des moyens aliénés ». Comme l’a dit, pour une fois pas sottement Sandrine Rousseau, c’est se prêter à la même police des corps que celle des dictatures islamistes.

Inciter les jeunes filles à se « découvrir », alors même qu’on leur demande de ne pas se dénuder à l’école (Crop top), n’est-ce pas s’immiscer dans leur intimité et sans doute renforcer le malaise de nombre d’entre elles qui cachent leur détestation d’un corps en transformation sous ces robes qu’il sera peut-être difficile de distinguer les unes des autres dans leur essence religieuse.
Il y a clairement du totalitarisme dans l’air !

Sur le fond encore, l’acception de la laïcité telle que l’avancent les politiques et les journalistes, comme d’une école où on n’accepterait aucun signe religieux sauf miniature, n’est-ce pas un contresens ? Celui déjà évoqué dans l’affaire du voile, quand on confondait usagers et agents du service public : les usagers ont le droit de porter toutes les tenues sauf celles qui cachent leur visage quand il s’agit de les authentifier, mais les agents du service public ne doivent porter atteinte ni à la réalité ni à l’image de neutralité de l’État.

Dans la même logique, il me semble que la neutralité de l’école se mesure à l’absence de tout signe religieux dans l’espace scolaire (crucifix notamment) et sur les personnels de l’éducation nationale, mais pas à l’interdiction faite aux enfants de montrer leur appartenance religieuse. À condition que celle-ci ne soit pas l’objet de conflits (troubles à l’ordre public) ou ne vire au prosélytisme (respect de la liberté de conscience de tous).

En l’occurrence ce nouvel épisode d’interdiction d’un objet religieux musulman s’apparente plus à un refus du fait religieux qu’à un respect de la neutralité du service public.

Si l’on en revient au motif fondamental de ces interdictions, c’est-à-dire la peur de l’envahissement par des religieux musulmans de plus en plus nombreux et de plus en plus forts, force est de constater que la tactique choisie n’est pas bonne.

Tout d’abord cette interdiction va donner lieu à nombre de contestations : comme il existe de nombreux modèles d’abaya, dans les formes, les couleurs, les ornements etc. comment distinguer celle qui correspond à une volonté de suivre un rite religieux particulier et celle qui traduit la volonté de l’adolescente de cacher son corps ou de montrer qu’elle est adulte, ou de provoquer les autorités ou de faire plaisir à un petit copain etc. Quant au qamis, comment distinguer le qamis porté disons « trois quarts » sur un pantalon d’une tunique un peu hippie ?

L’uniforme réglerait tout ? sauf que le port de l’uniforme fonctionne quand il reflète un réel ancrage dans la communauté scolaire. Mais c’est justement cette communauté, ce « communautarisme », dont on ne veut pas. Un uniforme sans communauté de vie, sans communauté d’appartenance (locale ou religieuse ou sociale ou pédagogique, c’est-à-dire particulière) ne sera qu’un uniforme de soumission, comme l’uniforme militaire ou un uniforme de théâtre.

Ne pourrait-on pas imaginer au contraire de n’ interdire aucun signe religieux, si l’on souhaite conserver pour part nos traditions chrétiennes, juives face à l’esprit prosélyte de nombre de musulmans tout en respectant la tolérance qui est le fondement de notre être ensemble républicain ?

Une grande partie du malaise populaire face aux pratiques alimentaires, vestimentaires, culturelles et cultuelles musulmane ne tient-elle pas à la disparition de la pratique catholique ? Mais interdire la pratique de divers rites par les musulmans et donc par obligation égalitariste celle des rites chrétiens ne relèvera pas le catholicisme français. C’est au contraire l’émulation religieuse qui seule peut produire un islam moins conquérant parce que sûr de son droit et un retour aux rites religieux qui n’ont pas qu’une fonction d’expression de la foi individuelle, mais qui permettent la communion des croyants, fondement de tout véritable esprit collectif.

Pour le dire autrement, ne voit-on pas que pour faire société aujourd’hui il faut apprendre aux diverses communautés à vivre ensemble plutôt que de tenter de les dissoudre dans une neutralité républicaine sans âme.

Dans mon enfance alsacienne c’est-à-dire dans les années 50-60, nous connaissions et nous nous intéressions aux trois principaux rites religieux présents, catholique, protestant et juif. Nous connaissions les rites d’enterrement des trois religions, les cultes catholique et protestant étaient célébrés à certains endroits dans la même église. Les ménagères achetaient leurs volailles chez le marchand juif, car le mode d’abattage paraissait conserver une meilleure viande, les fêtes religieuses aux différents moments de l’année réjouissaient tout le monde.

N'aurait-il pas mieux valu « ajouter » la religion musulmane à cette organisation, en créant une faculté d’État musulmane comme il en existe une catholique, une protestante ; de même qu’on eût pu ajouter aux trois restaurants universitaires agréés (le Stift, le FEC et Laure Weil) un restaurant Hallal.

Bien sûr l’Alsace bénéficie d’un régime concordataire auquel ses habitants sont attachés (même le maire socialiste de Strasbourg l’a défendu en 2012), mais la tolérance dans l’espace public des signes des diverses religions, dans leurs cultes, leurs enseignements, leurs rites alimentaires etc. n’est pas forcément liée au Concordat. Force est de constater que les diverses manifestations religieuses dans l’espace public loin d’exacerber les conflits, au contraire les apaisent.

Mais peut-être le dessein des gouvernements et des laïcistes n’est-il pas de jeter les bases d’une réelle liberté de culte, mais plutôt d’éradiquer toute religion.
Ce jeu est dangereux.

D’une part il ne correspond pas au souhait du plus grand nombre. Il y a chez nombre de nos contemporains et notamment les jeunes générations une « nostalgie du sacré ». Y répondre uniquement par un rationalisme scientiste n’est pas satisfaisant.

D’autre part, la tolérance exige justement la confrontation des diverses religions, leur mise en relation et non pas leur disparition. Tenter de faire disparaître tout signe d’appartenance religieuse pour les Musulmans ne fait qu’accroître la sécularisation de toutes les religions.

On se retrouve ainsi dans un combat entre deux monothéismes intolérants, l’islamiste et le laïciste.

Il n’est pas sûr que la liberté de conscience et d’expression soit mieux préservée par cette lutte anti-religieuse, qui au nom de principes abstraits et sans émotions promeut un matérialisme grossier et une humanité sans âme.

https://lecourrierdesstrateges.fr/2023/09/07/interdiction-de-labaya-la-guerre-de-non-religions-par-helene-strohl/

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