Sahra Wagenknecht : "La gauche lifestyle ne s'intéresse que marginalement à la question sociale"

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Députée allemande au Bundestag et coprésidente du nouveau parti BSW (Alliance Sahra Wagenknecht pour la justice et la raison), Sahra Wagenknecht se revendique volontiers de la tendance marxiste. Celle qui est originaire d’Allemagne de l’Est se présente aux élections européennes de juin prochain avec la ferme intention de rallier à sa cause les classes moyennes et populaires, et n’hésite pas à parler d’immigration contrôlée, à dénoncer le fédéralisme européen, à demander l’arrêt des livraisons d’armes à l’Ukraine. Mais aussi à railler l’enfermement bourgeois d’une gauche qu’elle nomme « lifestyle »… Bobo à l'âme sensible, s’abstenir.

Marianne : Les premières élections auxquelles participera le BSW seront les européennes. Qu’espérez-vous de ce scrutin ?

Sahra Wagenknecht : En tant que nouveau parti, ces élections sont très importantes. Avec les élections régionales à venir en Allemagne [dans trois Länder de l’Allemagne de l’Est en septembre 2024], nous voulons envoyer le signal fort qu'il existe une nouvelle force politique qui se distingue clairement des autres partis. Fabio De Masi et Thomas Geisel sont deux excellentes têtes de liste : le premier s'est fait un nom grâce à son remarquable travail d’enquête sur des scandales financiers et fiscaux, le second est reconnu et respecté parce qu’il a été maire de Düsseldorf.

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Michael von der Schulenburg, qui est également sur la liste, est un ancien diplomate des Nations-Unies et de l'OSCE qui s'engage fortement pour la paix et la politique de détente. Ces candidats et d'autres le montrent : nous représentons la compétence, que ce soit en matière de politique financière et économique, de politique locale mais aussi de politique étrangère et sécuritaire. Contrairement à tous les autres partis, nous proposons des concepts sérieux pour une transformation et un changement de cap de l'Union européenne qui s'imposent d'urgence.

Vous estimez que l’UE « dans sa constitution actuelle, porte atteinte à l’idée européenne », que l’idée d’« un État unitaire supranational » s’est révélée être une « voie erronée qui divise l’Europe plutôt que de l’unir ». En quoi l'idée fédérale n'est-elle plus en mesure de porter politiquement le projet européen ?

Nous voulons une Europe des démocraties souveraines, où les décisions sont prises au plus près des citoyens et non par des technocrates de Bruxelles déconnectés et sous forte influence des lobbies. L'élargissement de l'Union européenne et la centralisation simultanée des compétences décisionnelles à Bruxelles rendent l'UE de plus en plus inopérante. Les désaccords sont nombreux et ne peuvent pas être résolus en imposant d'en haut une politique qui n'est pas acceptée par les citoyens. « Moins, c'est plus » : selon cette devise, l'Union européenne devrait donc se concentrer sur les domaines où une politique commune est nécessaire de toute urgence.

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Au lieu de surcharger les citoyens et les petites entreprises avec une bureaucratie inutile, nous avons besoin d'une UE qui empêche le dumping fiscal des groupes internationaux et qui limite le pouvoir de marché des grands monopoles technologiques. Avant tout, l'Union européenne doit redevenir un projet de paix. En tant qu'acteur indépendant, elle devrait entretenir des relations pacifiques et équitables avec les autres États au lieu de se laisser entraîner, tel un vassal des États-Unis, dans des guerres toujours plus nombreuses et dans une nouvelle confrontation entre blocs, avec des sanctions économiques qui s'étendent.

Sur le conflit en Ukraine, vous dites être favorable à l’arrêt des livraisons d’armes alors que l’Allemagne est le deuxième contributeur à l’aide militaire dans le pays, après les États-Unis. Pour quelles raisons souhaitez-vous y mettre un terme ? Quelle conception avez-vous des relations germano-russes ?

La guerre en Ukraine doit prendre fin. Cela ne peut toutefois se faire en continuant de livrer toujours plus d'armes à l'Ukraine mais uniquement en décrétant un cessez-le-feu immédiat et en ouvrant des négociations. Il est inconcevable que l'on s'accroche imperturbablement à la poursuite de la guerre plutôt qu’à des efforts diplomatiques. Le conflit aurait pu prendre fin peu après l'invasion russe de l'Ukraine. Selon le négociateur ukrainien, lors des pourparlers de mars 2022 à Istanbul, une solution négociée était à portée de main mais a été empêchée par l'Occident. Pourtant, une guerre contre la Russie qui, rappelons-le, est une puissance nucléaire, ne peut pas être gagnée. Les généraux ukrainiens le disent eux-mêmes. Les nombreuses armes qui ont été livrées n'ont pas rapproché l'Ukraine de la paix. Elles ne font qu'augmenter le nombre de morts et de mutilés, prolonger les souffrances de la population et dévaster toujours plus le pays.

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Alors que les États-Unis retirent finalement leur soutien à l'Ukraine, l'Europe s'y accroche et se laisse entraîner toujours plus loin dans le conflit. L’Union européenne vient de décider d’une aide supplémentaire de 50 milliards d'euros. L'Allemagne est le deuxième plus grand fournisseur d'armes à l'Ukraine. Je trouve cela très problématique. D'une part, parce qu'il existe un potentiel d'escalade considérable qui nous met également en danger. D'autre part, parce que l'Allemagne a une responsabilité historique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, 27 millions de personnes de l'ex-Union soviétique ont perdu la vie. Je ne veux donc pas que les armes allemandes soient à nouveau utilisées contre la Russie. De fait, le BSW se considère dans la tradition d'une politique d'entente, d'équilibre pacifique des intérêts et de rapprochement, initiée par Willy Brandt en son temps. Nous devons tout faire pour mettre fin à la guerre le plus rapidement possible. C'est également dans notre propre intérêt. Nous avons besoin de bonnes relations avec la Russie, tout comme nous avons besoin de bonnes relations avec l'Occident. Les sanctions économiques actuelles ne nuisent pas à la Russie mais à nous-mêmes : l’augmentation des prix de l'énergie et des matières premières, à cause du renoncement aux livraisons russes, met en péril notre secteur industriel et pèse lourdement sur la population en raison de l'inflation. Il faut enfin une initiative diplomatique pour mettre fin à la guerre et parvenir à un règlement durable des différends qui la sous-tendent. Bien entendu, il faudra qu’il tienne compte des intérêts des deux parties en matière de sécurité.

Vous pointez du doigt cette « gauche lifestyle » qui domine Die Linke. De quoi s’agit-il ? Et en quoi le BSW s’en distingue-t-il ?

Le partisan typique de la gauche lifestyle vit dans une grande agglomération, a une bonne situation et une formation universitaire. Il vote pour les écologistes, ou parfois même pour Die Linke et s'engage volontiers pour la diversité, les réfugiés ou la lutte contre le réchauffement climatique. Il fait attention à utiliser un langage politiquement correct et va faire ses courses dans les magasins bios. Le problème, c’est qu’il a tendance à regarder de haut ceux qui parlent différemment, qui ont eu moins d'opportunités d’éducation et qui ont souvent un autre style de vie.

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Beaucoup considèrent cette attitude moralisatrice comme révoltante et arrogante. Au lieu de renvoyer la balle à la droite avec des combats culturels prétendument de gauche, le BSW veut se concentrer sur les préoccupations et les difficultés quotidiennes des gens, c'est-à-dire sur des thèmes comme l’amélioration des pensions de retraite, des logements et de l’énergie à prix abordables, la sécurité de l’emploi avec des salaires fixés selon des conventions collectives, la réforme du système éducatif et du système de santé et la fonctionnalité des infrastructures.

Vous analysez une perte de repères chez les Allemands qui ne se reconnaîtraient plus ni dans le clivage gauche-droite, ni dans les Volksparteien, les grands partis traditionnels. Faut-il y voir une tentative de dépassement ou une nouvelle forme de populisme ?

Les opinions de la gauche lifestyle sont largement diffusées par les médias, l'idée de ce qui est « de gauche » a donc considérablement évolué. Pour moi, cela consiste toujours dans le fait de défendre les intérêts de tous ceux qui ne sont pas issus de milieux aisés et qui doivent travailler dur pour gagner leur vie. Cela n'a rien à voir avec le populisme. Autre exemple : la notion de solidarité, traditionnellement de gauche, signifie pour de nombreux partisans de la gauche lifestyle que l'on est favorable à la livraison d'armes lourdes à l'Ukraine. C'est pourtant le contraire de l’idée classique de la paix que se fait la gauche. Elle mise sur une politique de détente et refuse les exportations d'armes vers les régions en crise. C’est ce en faveur de quoi le BSW s’engage avec force. Il est aussi possible d’évoquer la question sociale à laquelle la gauche lifestyle ne s’intéresse que marginalement. Paradoxalement, elle souhaite une société juste et sans discriminations mais le chemin qui y mène ne passe plus, à écouter cette gauche, par les sempiternels sujets ennuyeux de l’économie sociale à savoir les salaires, les retraites, les impôts ou l’assurance chômage mais plutôt par le symbolisme et le langage.

Vous dénoncez la fracturation de la société allemande, l’abandon de la classe moyenne mais aussi « le mépris et l’incompétence » des élites. Quel est votre plan pour surmonter ces difficultés ?

Nous voulons faire en sorte qu'une politique rationnelle soit à nouveau menée. La tâche la plus urgente est d'empêcher la progression de la désindustrialisation qui menace à cause de la politique catastrophique de la coalition gouvernementale « feu tricolore ». Cela va malheureusement de pair avec la suppression d'emplois bien rémunérés. En outre, il faut enfin mettre en œuvre une politique fiscale équitable pour redistribuer la richesse sociale qui se concentre de plus en plus entre les mains de quelques-uns seulement. Les infrastructures publiques doivent être repensées et une bonne politique industrielle et structurelle est nécessaire pour que les régions défavorisées ne soient pas davantage laissées pour compte. Si l'AfD est devenu si fort, c'est aussi parce que de nombreuses personnes ne savent plus du tout pour qui voter. Elles se tournent vers l'AfD car c’est un parti de contestation. Pourtant, il ne défend pas du tout leurs intérêts. Nous voulons donc combler ce vide sur l’échiquier politique allemand. Avec le BSW, il existe désormais un parti sérieux qui s'oppose à la politique de la coalition gouvernementale « feu tricolore » et qui se préoccupe vraiment des problèmes des gens.

Depuis décembre dernier, des manifestations d’ampleur ont lieu en Allemagne contre la suppression de l’exonération fiscale sur le diesel agricole. La colère des agriculteurs, qui ont depuis reçu le soutien d’autres professions, vous semble-t-elle emblématique de cette division et de la déconnexion des responsables politiques allemands ?

Oui, la manière dont notre gouvernement traite les agriculteurs témoigne d'une ignorance et d'une arrogance incroyables. Au lieu d'être reconnaissant envers tous ceux qui, aujourd'hui, font encore de l'agriculture en Allemagne et au lieu de lutter contre la disparition des fermes, le gouvernement a fait des agriculteurs les vaches à lait de sa politique ratée. Les agriculteurs, les restaurateurs et les routiers ne sont pas les seuls à être en colère contre un gouvernement qui, par sa politique absurde, pousse de plus en plus de fermes et d'entreprises à la faillite. Beaucoup de gens ne comprennent pas qu'ils doivent en fait payer pour des livraisons d'armes toujours plus importantes et pour l'incapacité de la coalition gouvernementale « feu tricolore » à établir un budget sérieux alors que leur propre sécurité économique est de moins en moins assurée, qu'ils ne sont plus en mesure de joindre les deux bouts avec leur salaire, que le système éducatif et les infrastructures publiques sont dans un état désastreux et qu'à la fin de leur vie professionnelle, beaucoup d'entre eux vivent dans la pauvreté.

Vous avez donc lancé votre parti, le BSW, le 8 janvier dernier. Les médias allemands vous collent d’ores et déjà l’étiquette de la « gauche anti-immigration ». Qu’en pensez-vous ? Vous entendez pourtant briser le monopole de l’AfD qui parle de « remigration »… Au risque d’être accusée de flirter dangereusement avec les thèses de l’extrême droite ?

Nous n'avons rien à voir avec les projets d'expulsion massive que certains membres de l'AfD semblent poursuivre. Au contraire, nous nous engageons pour que les immigrés aient, en Allemagne, de meilleures opportunités pour eux et pour leurs enfants. Je suis convaincue que l'intégration des immigrés vivant chez nous ne peut réussir que si l'on limite l'immigration à un niveau tel que nos institutions, nos administrations et nos écoles ne soient plus surchargées, comme c'est le cas actuellement dans de nombreuses communes. Nous ne remettons pas en question le droit d'asile. Celui qui est persécuté politiquement doit pouvoir recevoir de l'aide. Cependant, le droit d'asile n'a pas pour vocation d’encourager l'immigration. Nous devons faire beaucoup plus pour améliorer les perspectives de vie dans les pays d'origine, pour que les gens vivent mieux et en sécurité dans leur propre pays et pour qu'ils n'entreprennent plus de dangereux voyage vers l'Europe.

En plus d’un contrôle accru de l’immigration et d’une réforme profonde du droit d’asile, vous défendez une refonte de la politique d’intégration. Quelle forme pourrait-elle prendre ? Le modèle allemand fondé sur l’intégration par le travail ne suffit-il plus ?

De bons emplois, des écoles adaptées et des logement décents pour tous sont la clé d'une intégration réussie. Pourtant, il existe aujourd'hui des quartiers dans lesquels une grande partie des enfants ne parle pas l'allemand à l'école primaire et où de nombreux jeunes décrochent du système scolaire sans aucun diplôme. Cela favorise la formation de sociétés parallèles et constitue également une porte d'entrée pour les comportements extrémistes. Nous voulons changer cela. Il faut donc, de toute urgence, investir massivement dans l'éducation et les infrastructures publiques.

Lors de la conférence de presse de lancement du BSW, vous avez érigé la France en contre-modèle en matière d’immigration et d’intégration. Quelles sont ces « sociétés parallèles massivement implantées » en France que vous avez évoquées ?

L'I.A. ? Ils sont tous, TOUS, je dis bien hypnotisés par l'I.A. et c'est tout juste s'ils ne s'en vantent pas. Toutes et tous ne voient dans ce truc q...

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Pour toute intégration réussie, il est également important qu’il y ait une mixité sociale cohérente dans les quartiers. Il ne devrait pas y avoir de quartiers où les riches s'isolent du reste de la société et il ne devrait pas non plus y avoir de ghettos où vivent presque exclusivement des immigrés pauvres, où les écoles sont mauvaises, où les infrastructures sont globalement négligées et où il y a de nombreux problèmes de criminalité organisée. En France, ces problèmes sont encore plus flagrants qu'en Allemagne, comme on peut le constater dans les banlieues.

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