LA PENSÉE DU JOUR
Le billet doux d'Henri Gougaud

La partie d'échecs

Un guerrier fatigué d’errer de vains combats en longues marches s’en fut un jour rendre visite, au fond d’une forêt bruissante, à un ermite réputé pour sa sagesse sans défaut. Dans la hutte où il fut reçu cet homme confia au sage sa fatigue des cruautés et des malheurs de notre monde, puis il lui dit :
- Soyez mon maître. Je vous supplie de m’enseigner ce savoir probablement simple qui fait briller votre regard.
L’ermite accepta de l’aider. Il lui apprit comment discipliner son souffle, maîtriser ses pensées, goûter la vie cachée derrière l’apparence. Le guerrier l’écouta, puis s’en revint chez lui. Il s’exerça, il crut bien faire. Ce fut en vain. Il se perdit. A bout de patience, un matin, il revint auprès du saint homme.
- Malgré mes efforts, lui dit-il, mes progrès sont inconsistants. Je suis toujours aussi avide, et mal à l’aise dans ma peau. Comment, moi qui m’aime si peu, pourrais-je un jour aimer les autres ?
L’ermite lui donna de nouvelles leçons. Il lui apprit l’art de brider les débordements de ses sens, d’apaiser les bruits de son cœur, d’éviter les vaines tempêtes. L’autre écouta, hocha la tête et s’en alla revigoré. Jour après jour il s’exerça, observa les ordres donnés, tenta de comprendre et d’aimer. Peine perdue. Après un an, il se sentit plus malheureux qu’il ne l’avait jamais été. Il s’en retourna voir l’ermite, se plaignit, se mit en colère.
- Vieil homme, lui dit-il, votre savoir est nul. J’ai tout fait comme il le fallait et je suis toujours aussi vide. Je crains fort que vous ne soyez qu’un vulgaire marchand de vent.
L’autre écouta ses jérémiades avec une attention pointue, puis s’en fut prendre un jeu d’échecs dans un coin obscur de sa hutte. Il l’installa entre eux. Il dit :
- Jouons ensemble une partie définitive et sans pitié. Voici ce que je te propose. Celui qui la perdra mourra. Le vainqueur tranchera la tête du vaincu. Es-tu d’accord pour cet enjeu ?
Le soudard, étonné, regarda le vieil homme. Il vit, dans son regard, un éclat de défi.
- D’accord, dit-il. Finissons-en.
Ils se penchèrent, face à face, sur les figurines de bois.
Le guerrier se trouva bientôt en posture presque intenable. Chacun avait joué six coups, il avait perdu quatre pièces et son roi était découvert. Il s’en trouva tant effrayé qu’il joua de plus en plus mal. Il regarda son adversaire. Il le sentit impitoyable. Assurément, cet homme-là n’hésiterait pas un instant à l’empoigner par les cheveux et le saigner comme un chevreau. Alors, l’esprit vertigineux, il se dit qu’il n’était plus temps ni d’avoir peur, ni de se plaindre. Il se souvint que d’ordinaire il savait finement jouer. Pourquoi n’y parvenait-il plus ? « Parce que j’ai peur », se dit-il. Il s’efforça de respirer comme cet homme imperturbable lui avait autrefois appris. Lui vint alors l’idée que le plus important était de jouer pleinement, quoi qu’il arrive, jusqu’au bout. Il s’absorba un long moment, courbé sur le champ de bataille. Il vit comment sauver son roi. Il jubila, reprit espoir. Après vingt coups, « bien, se dit-il, me voilà de partout gardé ». Trois coups de plus. Son cœur bondit. Une faille lui apparut dans le jeu de son adversaire. Il poussa un rugissement, prit sa reine pour l’engouffrer dans cette brèche, là, ouverte. Son geste resta suspendu. Il regarda le vieil ermite, le vit d’humeur aussi égale qu’à l’instant où lui-même était presque vaincu. Il baissa le front. Il pensa : « Pourquoi tuerais-je ce brave homme ? En vérité, je suis certain qu’il aurait pu dix fois me vaincre quand l’épouvante m’embrumait. Il ne l’a pas fait, Dieu merci. » Il grogna, reposa sa reine et poussa un pion inutile.
L’ermite, d’un revers de main, renversa l’échiquier dans l’herbe
- Il faut vaincre la peur, dit-il. Ensuite peut venir l’amour.
Le guerrier éclata de rire. Ils restèrent longtemps ensemble à goûter le temps qu’il faisait.

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