« Emmanuel Macron n’est que le dernier avatar de la politique de dépérissement de l’Etat social »
estime le juriste Alain Supiot
S’il fallait résumer d’une formule le bilan social du quinquennat finissant, ce pourrait être « l’Etat contre l’Etat », c’est-à-dire le démantèlement de l’Etat par lui-même. Le sort actuel d’EDF en offre une parfaite illustration. EDF a été créée en 1946 pour assurer la continuité et l’égalité d’accès à l’énergie de toute la population, dans des conditions économiques abordables. Forte de ce consensus politique et social, de la compétence de ses ingénieurs et de l’autonomie que lui conférait son statut d’entreprise publique, EDF était devenue un leader mondial dans son domaine jusqu’à ce qu’en 1999, obéissant aux directives européennes, le gouvernement entame son démantèlement pour revenir à la situation des années 1930, d’un marché de l’énergie ouvert à la libre concurrence. Ce marché largement fictif (EDF est le seul producteur) s’avérant aujourd’hui incapable d’assurer la continuité et la modicité du service, le gouvernement en tire argument, non pour restaurer le service public de l’électricité, mais bien au contraire pour obliger EDF à soutenir artificiellement ses concurrentes, la privant ainsi des ressources nécessaires aux investissements qu’appelle notamment la transition écologique.
En l’absence cette fois de toute consigne européenne, les mêmes méthodes sont appliquées à la Sécurité sociale. Egalement créée à la Libération, elle jouissait, elle aussi – à la différence du système britannique –, d’une autonomie à l’égard de l’Etat. Cette autonomie interdisait notamment à l’Etat de puiser dans ses caisses. Aujourd’hui, le gouvernement en a pris l’entier contrôle et lui impose de s’endetter pour payer ses propres factures. Il n’est pas de jour où l’on n’aggrave pas ses charges tout en diminuant ses ressources, créant ainsi les conditions de sa faillite et de l’ouverture au marché des assurances santé ou vieillesse.
Convergence des marxistes et des libéraux
L’actuel président, dont François Hollande a pu écrire : « Macron, c’est moi », n’est que le dernier avatar de cette politique de dépérissement de l’Etat social. Au nom de la « République contractuelle », qu’aussitôt élu il a promis d’établir devant le Parlement réuni en Congrès, il s’est efforcé de démanteler tous les statuts garantis par l’Etat. Promesse tenue avec la casse méthodique de tous les statuts professionnels (statut salarial, fonction publique, cheminots, préfets, diplomates, universitaires…) et la paupérisation de tous les services publics (police, hôpitaux, tribunaux, écoles ou universités). Diriger ainsi l’Etat comme une start-up n’a pas empêché l’aggravation du déficit commercial. Les responsabilités en ce domaine seraient aussi à rechercher du côté des « élites économiques » qui, contrairement à leurs homologues allemandes, ont fait depuis trente ans le choix de la financiarisation et de la désindustrialisation. Elles sont enclines – trait bien français – à toujours imputer à l’Etat leurs propres insuffisances. Car en France, l’Etat demeure l’objet de toutes les attentes et la cible de toutes les critiques, ce qui rend son autodémantèlement particulièrement dangereux.
Mais les uns comme les autres ont considéré que dans une phase intermédiaire, il convenait d’exacerber le pouvoir de l’Etat pour assurer la dictature du prolétariat ou celle du marché. Telle fut la position de Lénine ou de Trotski, selon qui « l’Etat, avant de disparaître, prend la forme de la dictature du prolétariat, c’est-à-dire de l’Etat le plus impitoyable, qui s’empare impérieusement de la vie des citoyens ». Telle fut également celle des « Chicago Boys » et de Margaret Thatcher, qui ont soutenu la dictature chilienne d’Augusto Pinochet.
Mirage dangereux
Le monde d’après-Covid-19 a donc peu de chances d’être celui du retour des jours heureux. Plus probable est la répétition du scénario qui a suivi l’implosion des marchés financiers en 2008. Après que les Etats se sont endettés pour payer la note faramineuse de leurs dérèglements, argument a été pris de cet endettement pour « passer la vitesse supérieure » (ce fut dès 2010 le mot d’ordre de l’OCDE) dans le sens des « réformes structurelles » exigées par… les marchés financiers. Mises en œuvre depuis la fin du XXe siècle, ces réformes consistent à privatiser les segments les plus lucratifs du secteur public et à soumettre le reste au « New Public Management », c’est-à-dire à une gouvernance par les nombres, de facture post-soviétique, qui combine inflation bureaucratique et réduction constante des moyens alloués au service réel du public. Les effets de cette gouvernance ont été parfaitement saisis par les personnels de santé qui, dès 2015, ont dénoncé le fait de devoir « soigner l’indice plutôt que le patient ». Les gouvernements successifs sont restés sourds aux alertes lancées par les agents publics, car pour des dirigeants se pensant – dans la grande tradition léniniste – à l’avant-garde du sens de l’histoire, les syndicats sont une courroie de transmission dont la seule tâche est de faire la pédagogie pour des travailleurs ignorant les lois immanentes de l’économie.
L’invention de ce que, depuis 1946, notre Constitution nomme la République sociale avait consisté au contraire à compléter la citoyenneté politique par une citoyenneté économique, qui permet aux dirigés de faire la pédagogie des dirigeants et les prémunit ainsi d’une politique « hors-sol ». C’est cette invention qui avait restauré la légitimité de l’Etat et assuré, au XXe siècle, la victoire des démocraties sur les régimes autoritaires. S’employer à le défaire méthodiquement au lieu de le réformer démocratiquement ne peut conduire qu’à la violence. La « République contractuelle » est un mirage dangereux, car les sociétés humaines ne peuvent être réduites à une poussière de particules contractantes. Privés d’un tiers garant de leur état civil et professionnel, les humains se regroupent en tribus hostiles, selon une logique amis/ennemis qui est le degré zéro du politique et dont les médias nous donnent tous les jours le désolant spectacle.
Alain Supiot est professeur émérite au Collège de France. Il a notamment écrit « La Gouvernance par les nombres » (Fayard, 2020).
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