#marxisme

wazoox@diasp.eu

Au commencement était le patriarcat

#politique #histoire #anthropologie #marxisme

Dans le Texte
Christophe Darmangeat
Judith Bernard

Au commencement était le patriarcat. On a beau avoir aimé les thèses féministes qui nous reliaient à des matriarcats ancestraux, et relayé les thèses marxistes qui faisaient de l'avènement du capitalisme la clef de notre aliénation, il faut désormais se rendre à l'évidence : l'histoire de l'humanité commence par l'oppression des femmes. Les traces préhistoriques comme les observations éthnologiques plaident toutes dans le même sens : la division sexuelle du travail est partout attestée, et en tout temps dans le sens d'une infériorisation des femmes.

Cela commence par l'interdiction faite aux femmes de participer à la chasse au gros gibier, d'allumer le feu, et de tailler la pierre - sous prétexte du maléfice que représenterait le sang menstruel, elles n'ont pas le droit de toucher à quoi que ce soit qui pourrait constituer une arme létale (et qui pourrait, se dit-on, leur permettre de se défendre contre l'empire masculin qui les veut à disposition du désir sexuel des hommes). Les très rares cas de femmes guerrières ou chasseresses ne s'observent que dans des occurrences où elles sont vierges, ou font voeu de célibat : on ne saurait combiner la disponibilité sexuelle des femmes et leur armement.

Et cela vaut dans toutes les organisations économiques : même les situations de relative égalité sexuelle, qui voient les femmes participer de manière très significative aux travaux productifs, ne permettent pas aux femmes d'accéder au pouvoir "politique" qui leur permettrait de décider du destin collectif et d'avoir barre sur la domination masculine. L'apparition des classes, de l'Etat, de la propriété privée n'y change pas grand chose : "dans tous les types d'économie observés, y compris celles qui méritent pleinement le qualificatif de "communisme primitif", on trouve des sociétés où les femmes sont clairement placées en position d'infériorité"*.

En écrivant ces lignes, qui invalident les thèses de Marx et Engels sur l'origine de l'oppression des femmes, Christophe Darmangeat n'entreprend pas de démanteler l'analyse marxiste de l'histoire. Certes, les recherches anthropologiques ont invalidé des pans entiers de L'origine de la famille, de Engels, mais le matérialisme historique ne doit pas être congédié pour autant : le niveau et la forme de l'oppression des femmes sont tributaires des conditions matérielles d'existence et de production, et l'accès à une forme d'autonomie économique est partout une condition nécessaire - quoique non suffisante - à une condition moins dégradée.

À ce titre, l'avènement des rapports de production capitalistes constitue plutôt un levier d'émancipation pour les femmes : en faisant émerger le concept de "travail" qui indifférencie les producteurs dans une activité économique nivelée par la valeur abstraite, le capitalisme tend à dissoudre la division sexuelle du travail. Il est loin de l'abolir, évidemment, et ne manque pas de ressources pour faire persister d'une main les inégalités qu'il tend à dissiper de l'autre, mais, à l'échelle anthropologique, il constitue bien une révolution : il est le premier système de l'histoire à avoir réuni les conditions objectives d'une authentique égalité des sexes. Reste à la rendre effective, en poursuivant le travail de la révolution sociale en cours.

Pour accomplir ce travail, rien ne sert de s'en référer aux mythes : point besoin de fantasmer un matriarcat originel pour oeuvrer à l'accomplissement de la pleine égalité des sexes, c'est-à-dire à leur indifférenciation sociale. Point besoin non plus de se raconter des histoires sur le capitalisme qui serait la clef de voûte des inégalités de genre. Le patriarcat existe et le précède largement, il ne faut ni le nier ni le naturaliser. C'est à un féminisme et un marxisme rigoureux et conséquents, donc scientifiques, que ce livre nous invite, et c'est un programme infiniment réjouissant.

Judith BERNARD

https://www.hors-serie.net/Dans-le-Texte/2024-04-20/Au-commencement-etait-le-patriarcat-id587

wazoox@diasp.eu

Marx et Veblen permettent de comprendre les crises écologiques davantage que le Club de Rome et Latour - Le Temps des Ruptures

#politique #technoféodalisme #marxisme

Docteur en Économie, Vincent Ortiz vient de publier aux Éditions du Cerf un ouvrage intitulé : L’ère de la pénurie : Capitalisme de rente, sabotage et limites planétaires, dans lequel il revient sur la manière dont un certain nombre de discours écologistes centrés sur l’épuisement des ressources naturelles viennent paradoxalement favoriser l’explosion des profits des multinationales pétrolières. Nous l’avons rencontré pour en savoir plus sur ce constat qui peut sembler contre-intuitif.

https://letempsdesruptures.fr/index.php/2024/03/17/marx-et-veblen-permettent-de-comprendre-les-crises-ecologiques-davantage-que-le-club-de-rome-et-latour/

wazoox@diasp.eu

Patriotes, critiques du progrès et défenseurs des limites : on vous présente les "conservateurs de gauche"

#politique #marxisme #socialisme

Quel est le point commun entre Charles Péguy, Georges Sorel, George Orwell, Simone Weil, Michel Clouscard, Guy Debord, Jaime Semprun, Pier Paolo Pasolini, Christopher Lasch, Serge Latouche, Michel Onfray, Régis Debray, ou encore Jean-Claude Michéa ? Pour Amaury Giraud, qui a consacré une thèse de doctorat à ces auteurs, ils seraient tous des « conservateurs de gauche » ou des « socialistes antimodernes ». C'est-à-dire, qu'à rebours de leur famille politique, ils sont capables de défendre le local ou le patriotisme, ainsi que la notion de « limites » ; ils peuvent se montrer nostalgiques à l'égard de certaines périodes passées, ils pourfendent la modernité, l'idéologie du progrès ou, pour certains, le « libéralisme-libertaire » issu de Mai 68 ; ils se montrent sceptiques à l'égard du sans-frontiérisme et de certaines évolutions sociétales.

A LIRE AUSSI : Vive le conservatisme de gauche !

Dans son travail de recherche, dont il a tiré un livre, Amaury Giraud montre en quoi ces auteurs paradoxaux à la pensée marginale se montrent pourtant cohérents et comment un certain conservatisme peut parfaitement se marier à l'anticapitalisme et la lutte des classes. Pour le jeune docteur, il est même possible de rattacher les idées des auteurs qui composent ce « courant informel » à celles des premiers socialistes du début et du milieu du XIXe siècle, en particulier de Friedrich Engels, Karl Marx, Pierre Leroux, Paul Lafargue et Pierre-Joseph Proudhon.

Marianne : Vous évoquez un « courant informel » que vous nommez « conservatisme de gauche », « socialisme conservateur » ou encore « socialisme antimoderne ». De quoi s’agit-il ?

Amaury Giraud : Il s’agit, à mon sens, d’une philosophie politique singulière représentée par différents acteurs intellectuels qui forment les rangs d’un courant « informel » (en ce qu’il n’est pas unifié, rationalisé et, au fond, monolithique) en même temps qu’il semble, a priori du moins, « improbable » dans ses conceptualisations. En cela, ce groupement d’idées est « atypique » puisqu’il procède à un cumul de registres politico-discursifs en apparence antithétiques et contradictoires.

Dans les représentations collectives, ce que l’on désigne habituellement comme étant « la gauche » est associé au « progrès », à la « transformation », voire à la « révolution » et à la « modernité ». À l’inverse, « la droite » renvoie, instinctivement du moins, au « conservatisme », au « passéisme », à la « tradition », voire à la « réaction ».

De ce point de vue, le « conservatisme de gauche » emploie une discourologie – de prime abord contre-intuitive – qui renverse quelque peu les catégories usuelles en ce qu’elle critique les mécanismes et les logiques du capitalisme et de la société de croissance mais depuis une perspective éminemment antimoderne et indubitablement sceptique quant à la notion même de « progrès ».

Perspective analytique qui, de plus, considère qu’il existe certaines permanences historiques qui doivent être impérativement préservées (nations ou États-nations, traditions populaires, langues vernaculaires, cultures autochtones, liens familiaux, invariants anthropologiques…).

En quoi peut-on parler de socialisme ?

En ce que le capitalisme moderne, et principalement dans sa version internationalisée contemporaine, est perçu par ces intellectuels comme une dynamique continuelle d’expansion et d’accroissement perpétuels qui saperait tous les dispositifs civilisationnels jusqu’ici répertoriés.

En proposant cet alliage et cette imbrication sémantiques (perçus par leurs critiques comme paradoxaux et « confusionnistes ») entre antimodernité d’un côté et critique du capitalisme de l’autre, les acteurs de ce socialisme antiprogressiste entendent – toutefois pour ceux qui sont demeurés réellement marxistes (par exemple : Slavoj Žižek, Denis Collin, Jean-Claude Michéa…) – se placer dans la continuité des protestations de Marx et Engels dans le Manifeste du Parti communiste en 1848 lorsque ces derniers vitupèrent contre une bourgeoisie qu’ils qualifient péjorativement de « révolutionnaire » et qui aurait fait que « tout ce qui était solide et stable est ébranlé, tout ce qui était sacré est profané ».

A LIRE AUSSI : 140 ans de la mort de Marx : "Il serait sévère avec la gauche qui a abandonné la nation"

Je pense, de ce point de vue, que le concept critique de « modernité liquide » ou de « présent liquide » théorisé par Zygmunt Bauman résume très bien cette tension dialectique qui consiste à combattre la puissance transformatrice et métamorphosante d’un capitalisme moderne dont la fuite en avant dans la technologisation et l’innovation comme horizons indépassables rendrait de facto impossible toute forme de stabilité, de continuité, de permanence et de sauvegarde (ce que Jaime Semprun désignait comme « le sentiment d’une continuité cumulative dans le temps »).

Au final, ce « courant informel » invite en réalité à repenser fondamentalement la notion même de « conservatisme » en l’expurgeant de sa seule dimension « réactionnaire » ou nostalgique des hiérarchies d’Ancien régime – sa définition classiquement « de droite » donc – pour finalement y voir une possibilité de conserver un rapport au monde et aux êtres comme particularité sociale à protéger du désastre de la société relative et instable qui serait engendrée par le capitalisme moderne.

C'est-à-dire ?

Ce « conservatisme » entend « conserver », par exemple, les solidarités horizontales des classes populaires (la fameuse « common decency » d’Orwell), les acquis de l’État-Providence, les modes de vie traditionnels permettant d’échapper au consumérisme de masse ou encore ce que Marcel Gauchet décrit comme l’idée de « précédence » contre le mouvement de « détraditionnalisation » permanent qu’impliquerait le capitalisme modernisé.

Dans cette optique, et à titre d’exemple, le « patriotisme » défendu par ce « courant informel » n’est donc pas un nationalisme d’extrême droite mais un « patriotisme de compassion », un patriotisme affectif et sentimental, un attachement sensible à l’égard d’« une chose belle, précieuse, fragile et périssable » (Simone Weil).

Jacques Julliard, historien des idées et ancien éditorialiste de Marianne, définissait la gauche comme « la rencontre de l’idée de progrès, telle que par exemple la concevait Condorcet, avec l’idée de justice, telle que la concevait Proudhon ». Une gauche antiprogressiste est-elle encore de gauche ?

Encore faudrait-il s’entendre spécifiquement sur ce que recouvrent les signifiants « gauche » et « progrès », ce qui n’est pas – loin de là – une mince affaire ! Sur ce plan définitionnel malaisé, c’est certainement le terme même de « progrès » qui semble poser le plus de difficultés majeures. Mais c’est davantage le progrès comme « idéologie » que contestent les intellectuels du « socialisme antimoderne » (à l’instar de Christopher Lasch).

A LIRE AUSSI : Laurent Ottavi : "Le populisme de Lasch articule des traditions libérales, socialistes, conservatrices et religieuses"

À partir du début du XXe siècle, cette contestation du « progrès » se fait de plus en plus prégnante dans une frange marginale du marxisme intellectuel qui tient la modernité pour une somme détestable d’aliénations successives. Simone Weil décrivait ainsi le progrès en 1943 comme un « poison de notre époque » qui n’aurait apporté « que la misère physique et morale », faisant ainsi de l’avenir une hypothèse d’angoisse et de désespoir mêlés. Plus qu’un simple rejet du « progrès » dans son essence même, c’est le fanatisme du progrès qui inquiète et tourmente ces intellectuels.

Jean-Claude Michéa parle même d’une véritable « religion du progrès », supposant donc que peuvent exister des orthodoxes ou des orthopraxes du progrès. « Quand on me présente quelque chose comme un progrès, je me demande avant tout s’il nous rend plus humains ou moins humains », écrivait Orwell dans l'article « Les lieux de loisir » en 1946.

Comment distinguer bon et mauvais progrès ?

Il faut savoir distinguer progrès aliénant et névrotique d’un côté, et progrès véritablement émancipateur et libérateur de l’autre. C’est tout le sens de l’équation périlleuse et délicate du rapport critique au « progrès » du côté de ce socialisme de conservation (au sens de la sauvegarde des spécificités sensibles de l’homme mises en danger par les différentes mutations et innovations incessantes induites par le capitalisme de bouleversement). L’interrogation fondamentale étant de savoir si le « progrès humain » – notamment celui de la technique – constitue un progrès pour l’humain ou contre lui-même. Pour le reste, le propre gendre de Marx, Paul Lafargue, à la fin du XIXe siècle, tempêtait contre le « Dieu progrès le fils aîné du travail » quand, plus tôt, l’anarchiste mutuelliste Pierre-Joseph Proudhon ne se privait pas de remettre en cause et de questionner la « théorie des progressistes ».

Or, il est difficile d’associer globalement Proudhon comme Lafargue à autre chose qu’au mouvement révolutionnaire socialiste du XIXe siècle dans son ensemble. À cet égard, toute contestation du « progressisme » et du « modernisme » ne fait donc pas nécessairement une « réaction ».

Vous distinguez deux grands sous-groupes au sein de ce « courant informel » : les décroissants et les nationaux-républicains. Pouvez-vous définir brièvement les deux ? Des passerelles existent-elles ?

Ces deux infra-catégories m’ont en effet semblé répartir de manière satisfaisante les principales thématiques et inquiétudes diverses qui animent de nos jours ce « courant informel » et sa doctrine si atypique voire, en apparence du moins, si oxymorique.

S’agissant des « décroissants » (Serge Latouche, Jean-Claude Michéa, Paul Ariès etc.), ils s’agrègent principalement autour de la Revue du MAUSS et forgent une critique du libéralisme capitalistique qui n’hésite pas à s’en prendre vertement à la « modernité-monde » ou encore à l’ « omnimarchandisation » (Latouche) tout en considérant comme louable et opératif un certain « conservatisme populaire » (Ariès) en ce que la modernité, par le délitement de toute civilité et de toute socialité minimales qu’elle produit, constituerait « une véritable barbarie, un enfer » (Ariès).

Mais l’attachement à certaines permanences civilisationnelles et historiques renvoie, du côté « décroissant », à la protection des modes de vie locaux et des équilibres intra-solidaires particuliers de communautés culturelles qui échappent quelque peu aux grands récits nationaux globalisants.

Les « décroissants » plébiscitent ainsi de nombreux modèles du socialisme latino-américain qui tentent de faire se rencontrer « l’indianité et la pensée révolutionnaire » (Ariès). Malgré certaines divergences d’échelle, il existe évidemment des passerelles et des conjonctions entre approche « décroissante » et approche « souverainiste » ou « nationale-républicaine ».

Lesquelles ?

Par exemple, Régis Debray, qui lui semble davantage rattachable à la seconde typologie, incite à comprendre que « la Révolution n’est pas une patrie » et que le succès de toute transformation sociale radicale dépend de son inscription profonde dans un contexte national spécifique et singulier. Dans son esprit, si « Marx ne tient pas la main à Bolivar, ça ne marche pas ». Mais le groupe des « nationaux-républicains » voit d’abord dans les logiques croissantistes ou croissancistes du capitalisme moderne une attaque en règle contre les nations, contre les États et donc contre toute possibilité de limitation, de régulation et d’encadrement du désir insatiable du marché et de son anti-éthique « individualiste ».

Ainsi, même si le concept d’État-nation constitue une spécificité historique à préserver des effets du capitalisme dérégulé y compris pour les « décroissants », chez les « nationaux-républicains » cette angoisse prendra la forme d’une défense enamourée de l’universalisme républicain, de la laïcité ou encore de la concorde nationale tout en conservant un atavisme « de gauche » là aussi inflexiblement revendiqué.

Régis Debray ne voit, par exemple, pas de contradiction dans le fait de se définir comme « patriote » car, estime-t-il, « les Communards étaient fondamentalement des patriotes » et « fusionnaient lutte des classes et lutte contre l’envahisseur germanique ». Les deux sous-groupes doivent donc être vus comme complémentaires, et en partie convergents, plutôt que comme incompatibles et opposés l’un à l’autre.

Une personnalité semble occuper une place particulière : Jean-Claude Michéa…

Pour quiconque s’intéresse, en sciences humaines et sociales, à ces thématiques, la médiation de Jean-Claude Michéa paraît aujourd’hui notoirement indispensable et incontournable.

A LIRE AUSSI : Jean-Claude Michéa : "Les nouvelles classes moyennes urbaines ont pour rôle d’encadrer le capitalisme"

En conceptualisant sa théorie maîtresse de « l’unité du libéralisme », en associant la « common decency » de George Orwell au concept de « donner, recevoir et rendre » présent chez Marcel Mauss et en proposant l’admission d’une part nécessaire de « conservatisme » dans toute critique radicale – réellement efficiente – du capitalisme moderne, il est parvenu, parmi les premiers, à synthétiser et à agglomérer entre elles des perceptions anticapitalistes de type contre-moderne qui n’étaient, jusqu’alors, que dispersées parmi des dizaines d’auteurs et des centaines de livres.

S’il a cherché, à la fois par son activité rédactionnelle et son entreprise éditoriale, à faire découvrir ou redécouvrir George Orwell, Christopher Lasch, Guy Debord ou Pier Paolo Pasolini, il s’estime cependant toujours « très ennuyé que l’on remonte à [lui] comme origine de ces idées ».

Ce n'est pas le cas ?

D’une certaine façon, on peut considérer que ces « idées » ont été à la fois assimilées par Michéa mais également largement et profondément repensées par lui, de sorte qu’aujourd’hui aucune discussion qui évoquerait « la révolte des élites » de Christopher Lasch ou bien encore « l’anarchisme conservateur » de George Orwell ne saurait s’égrainer sans faire mention, à un moment ou à un autre de la conversation, de Jean-Claude Michéa et de ses propres essais.

A LIRE AUSSI : Orwell : derrière l’icône devenue consensuelle, une pensée politique originale et subversive

Il a, au fond, déclenché l’impulsion capitale d’une relecture singulière de l’ « idée socialiste » à l’aune d’un impératif sensible de préservation et de sauvegarde à un moment précis – les années 1990 – au cours duquel l’idéal égalitaire et l’analyse classiste du monde social étaient frappés d’un très lourd discrédit après la chute du communisme étatique à travers le monde et la victoire conséquentielle du « libéralisme » et de la « démocratie de marché ».

C’est une pensée tout à la fois iconoclaste, inattendue et érudite à partir de laquelle des liens complexes peuvent être tissés. Dans l’analyse du « courant informel » que j’évoque, le recours à Michéa a servi d’aiguillage indispensable qui m’a permis, autant que faire se peut, de dégager des horizons de sens inauguraux.

Une critique facile à adresser à cette « gauche conservatrice » serait qu’elle est en réalité composée de personnalités qui refusent d’admettre qu’elles ont en réalité basculé à droite avec le temps…

Cette critique est coutumière et bien connue. C’est celle, par ailleurs très intéressante à bien des égards contrairement à ce que beaucoup pourraient penser, de Daniel Lindenberg et des « nouveaux réactionnaires » de 2002, que Pierre Rosanvallon résume astucieusement – par une formule aussi accrocheuse que singulièrement efficace – comme « une pensée de droite dans un langage de gauche ».

A LIRE AUSSI : Les intellectuels sont-ils (tous) devenus réac ?

Mais si l’on renverse son paradigme et son postulat propositionnels sur elle-même, cette critique rencontre des limites aporiques et méthodologiques relativement évidentes. D’abord parce que cette critique a souvent paru, parfois à raison, être emportée par une sorte de passion et de fièvre de la catégorisation infamante et disqualifiante qui n’a pas permis de réaliser les gains de connaissance taxinomiques qu’elle s’était d’abord assignée, et qu’elle a donc rapidement pris l'allure d'un simple exercice de l'opprobre social et de l'anéantissement réputationnel particulièrement délétère pour le débat d’idées démocratique et la conversation civique.

À cet égard, le traitement réservé, depuis une dizaine d’années maintenant, à Alain Finkielkraut est symptomatique d’un rejet absolu de toute forme d’altérité intellectuelle et de toute idée de contradiction pluraliste dans une démocratie des mots qui devrait être défendue par tous comme notre suprême Bien commun.

Il semble aujourd'hui difficile de classer Finkielkraut à gauche…

Si effectivement l’itinéraire réflectif d’Alain Finkielkraut l’a conduit progressivement à faire l’usage d’une rhétorique de l’ « identité malheureuse » que l’on est plus accoutumé, d’ordinaire, à voir jaillir du côté de « la droite » ou de « l’extrême droite », ses inspirations, venues principalement de Charles Péguy et de Simone Weil – deux socialistes foncièrement antimodernes – le placent à mon sens dans une filiation intellectuelle bien plus nuancée, contrastée et complexe encore que le simple identitarisme fascisant dans lequel beaucoup voudraient l’inclure sous la forme (pratique et commode) de la caricature réductionniste.

A LIRE AUSSI : Écologie, travail, progrès… Pourquoi Simone Weil a encore raison 80 ans après sa mort

À mon sens, il est certes dorénavant davantage « antimoderne » qu’il n’est véritablement encore « socialiste » (même s’il se définit, précisons-le, comme un « péguyste socialiste » ou encore comme un « jaurèsien péguyste »), mais je crois que, lorsqu’il affirme « c’est parce que je suis de gauche que je ne suis plus de gauche » ou encore qu’il reprend le « credo » de Leszek Kolakowski voulant que l’on puisse être tout à la fois « socialiste-conservateur-libéral », il invite à réinterroger des catégories de pensée politique trop souvent réifiées et statufiées, et il nourrit abondamment une réflexion collective dont beaucoup voudraient l’exclure sans autre forme d’appel.

De cette façon, entre « droite » et « gauche », il fait désormais, selon ses dires, « le choix de l’inappartenance ». On peut y voir l’indice d’une « droitisation », d’une « extrême-droitisation » ou encore d’une « fascisation », j’y vois pour ma part davantage le résultat d’une déception sentimentale et d’un dépit, aussi bien affectif qu’intellectuel, quant aux conditions et aux cadres actuels d'exercice de la conversation publique.

Ce « courant informel » est-il condamné à la marginalité intellectuelle et politique ?

Seul l’avenir pourra nous apporter les éclaircissements et les enseignements nécessaires sur ce point. Ce qui est cependant d’ores et déjà acté, c’est que les traductions politiques de certains des éléments discursifs de ce « courant informel » n’ont pour l’instant, en France du moins, jamais rencontré quelque succès électoral probant et décisif que ce soit.

A LIRE AUSSI : Gauche conservatrice, anti-immigration, anti "bien-pensants" : dans la tête de Sahra Wagenknecht

Si, dans un avenir à plus ou moins longue échéance, une proposition politique parvenait à programmatiser, par exemple, un « patriotisme » qui se détache des versions nationalistes et identitaires que l’on connaît déjà pour inclure, dans un programme réellement émancipateur, la défense des services publics, la souveraineté populaire, le protectionnisme économique ou encore la perpétuation de l’État providence et la prise en compte de l’urgence sociale, et ce sur un modèle « national-populaire » théorisé en Espagne par Íñigo Errejón (ex-Podemos) durant les années 2010, alors peut-être la marginalité deviendra-t-elle un jour majoritaire, ce qui impliquerait alors, assurément, de commencer par remettre lourdement et courageusement en cause et en doute l’hégémonie et le quasi-monopole lepénistes sur ces questions.


Amaury Giraud, Penser le conservatisme à gauche. Entre socialisme antimoderne, populisme démocratique et critique du progrès, Le Bord de l'eau, 312 p., 25 €

https://www.marianne.net/agora/entretiens-et-debats/patriotes-critiques-du-progres-et-defenseurs-des-limites-on-vous-presente-les-conservateurs-de-gauche

metaludo@diaspora-fr.org

Je pense que beaucoup de monde se trompe sur ce qu’est la macronie, c’est très subjectif, je ne suis pas historien, ni politologue, ni sociologue. Quand je lis, beaucoup à gauche, et beaucoup de ceux que j’aime lire ou entendre, que la macronie n’est pas fasciste, que darma-nain a peur de sa police, que le gouvernement est incapable, que l’on a affaire à une troupe d’incompétents, qu’ils sont hors sol, je suis effaré.
D’abord le factuel, ces fameux incompétents, en quelques semaines ou mois nous ruinent des dizaines d’années d’acquis sociaux ou de luttes pour les sauvegarder, c’est plutôt bien joué. Ces gens, et ce macron en particulier, soit disant objet inerte et creux, pantin de puissances agissant dans l’ombre (ce qui est certainement en partie vrai car la situation est complexe), coupables du saccage de notre société déjà pendant 5 ans à la tête du pays, des exactions pendant la période Gilets Jaunes, à qui l’on doit la période covid, arrivent à se maintenir au pouvoir un deuxième mandat! Avec un tel passif? Et ce seraient des neuneus? Bien au contraire, ils sont forts, très forts, sans doute y-a-t-il des effets de contexte dont ils profitent, mais ils ont le génie de s’en servir.
Ensuite, je crois qu’il faut reconnaitre dans quels paradigmes se situe macron et Cie, d’abord issu d’écoles, de milieux, où l’on apprend la résilience, à faire feu de tout bois, à toujours s’en sortir, où on apprend l’ingénierie, où on problématise. Ici plus qu’ailleurs on n’a pas de problème, mais une infinité de solutions. La philosophie “soit je gagne, soit j’apprends”, ils l’ont très bien intégré. Ce qui signifie qu’en absence d’âme, d’éthique, de valeurs humaines, ils n’ont peur de rien, pas même du pire, catastrophe ou guerre. Faire tirer dans la foule n’est qu’un détail. Tous les moyens servent la fin, toujours heureuse pour eux. Pour cela ils seront toujours à un cran plus élevé dans la violence, déterminés.
Puis les copinages et modèles de macron: uber par exemple, dont la direction se vante d’utiliser la violence pour conquérir, se targue d’enfreindre les lois, de violer les règles pour ses parts de marché, qui fait de l’agressivité, de l’absence de scrupule et de l’outrance sa méthode. Les cabinets-conseils privés, ceux qui se font payer des fortunes pour pondre des rapports. Qu’est-ce qu’il y a dans ces rapports, comme dans ceux de l’ocde? “Telle action moralement répréhensible donne telle conquête pour une entreprise privé, on ne conseille pas de la faire, mais voila ce qui marche”. Alors que fait-il, lui, tout le contraire? Benoîtement il nomme ici untel, là untel, à tel poste tel vilain? Innocemment il laisse les forces de l’ordre mutiler impunément?
#politique #macronie #acab #fascisme #autoritarisme #macron #bourgeoisie #capitalisme #anticapitalisme #luttedeclasse #marxisme

wazoox@diasp.eu

David Harvey : « En France, le néolibéralisme devient violent et autocratique » | Mediapart

#politique #marxisme #socialisme

David Harvey est une des figures les plus importantes du marxisme contemporain. De passage à Paris, il a rencontré Jean-Luc Mélenchon le 12 avril, à l’invitation de l’Institut La Boétie. Grand critique du capitalisme, inlassable porteur de la pensée de Karl Marx, géographe penseur des effets concrets du capital sur l’espace, ce Britannique de 88 ans est un observateur toujours affûté de la réalité économique, sociale et géographique.

En marge de cette rencontre et d’une série d’autres interventions en France, David Harvey a accepté de répondre aux questions de Mediapart à propos de l’état actuel du capitalisme, de sa relation avec l’ancien candidat de La France insoumise (LFI) à la présidentielle, et de Marx.

Illustration 1
David Harvey à Paris, en avril 2023.

Mediapart : Votre réflexion sur le capitalisme comporte une importante théorie des crises. Depuis 2020, une nouvelle crise semble s’être ouverte, qui vient de connaître avec la crise bancaire un nouvel épisode. Quel est votre sentiment sur l’état actuel du capitalisme ?

David Harvey : Je voudrais isoler quelques faits pour répondre à cette question. Le premier, c’est qu’il est très difficile de se représenter aujourd’hui ce que pourrait être le futur du capitalisme parce que la direction que prendra la Chine, qui est un acteur crucial, n’est pas claire.

Ma vision est que la Chine a permis au capitalisme, en 2007-2008, d’éviter une dépression comparable à celle des années 1930. Depuis ce moment et avant l’arrivée du Covid, la Chine a représenté environ un tiers de la croissance mondiale, ce qui est davantage que les États-Unis et l’Europe réunis. Donc il est impossible, dans les circonstances présentes, de prévoir la direction que prendra le capitalisme sans savoir celle que prendra la Chine.

Le deuxième élément qui me semble important est que, à l’intérieur du monde capitaliste, il y a eu de sérieux crashs financiers depuis 1980. À chaque crise, les banques centrales ont répondu en augmentant la liquidité. À présent, nous nous dirigeons vers la prochaine crise qui nécessitera encore plus de liquidités. Pour moi, nous sommes donc dans une situation dangereuse où le capital s’accumule sous l’effet de ces infusions de liquidités.

Tout cela ressemble à une chaîne de Ponzi mondiale [un montage financier frauduleux – ndlr] et les chaînes de Ponzi finissent souvent très mal. La difficulté dans ce cas, c’est qu’il n’existe pas de possibilité pour les États de permettre une crise financière si la finance occidentale est fondée sur une chaîne de Ponzi… Mais alors, la question est de savoir s’ils peuvent contenir cette crise et je ne suis pas sûr qu’ils le peuvent.

Le troisième élément qui est important pour moi est la question des transferts de technologie sur le plan international. Depuis les années 1950, les États-Unis n’ont pas freiné, et parfois même ont promu, les transferts de technologie vers le Japon, Taïwan ou la Corée du Sud. En faisant cela, ils cherchaient évidemment à contenir la Chine dans sa forme communiste et à l’encercler par un réseau de pays à revenus moyens à élevés.

Que s’est-il passé lorsque la Chine s’est ouverte ? Les capitaux du Japon, de la Corée du Sud ou de Taïwan se sont massivement investis en Chine, amenant avec eux les transferts de technologie passés. À présent, les États-Unis tentent de bloquer les transferts de technologie vers la Chine, ce qui à mon sens est une attitude stupide. En partie parce que c’est impossible, mais aussi parce que si l’on bloque le développement de la Chine, qui a systématiquement sauvé le capitalisme, on ne fait pas quelque chose de très positif pour le capitalisme.

Il y a beaucoup de divergences d’opinion aux États-Unis, mais s’il est une chose sur laquelle le Congrès est unifié avec la présidence Biden, c’est bien sa politique anti-chinoise. Si cette politique réussit, nous verrons, je pense, le monde tomber dans une croissance négative. Et cela conduira à de nombreuses oppositions, à des mécontentements, à de l’agitation et à des soulèvements. Nous voyons déjà beaucoup de ces événements se dérouler sous nos yeux.

Ces trois éléments apparaissent effectivement comme des contradictions majeures du capitalisme contemporain. Dans votre œuvre, vous insistez sur le caractère endémique des contradictions, et donc des crises, dans le capitalisme. Selon vous, ces crises prennent toujours la forme de violents processus de dévaluation ou de dévalorisation du capital. Avec cette forte intervention de l’État, on a le sentiment que ce processus est bloqué. Qu’en pensez-vous ?

Non, en réalité, ce processus de dévaluation est déjà en cours. Il y a en permanence des dévaluations. Mais la vraie question est : qui va être dévalorisé ? En 2007-2008 aux États-Unis, sept millions de ménages ont perdu leur maison. Ils ont perdu 80 % de leur patrimoine dans la grande perte de valeur de leur demeure, principalement dans la communauté afro-américaine. En parallèle, les banques ont été renflouées. Il y a eu un transfert massif de droits de propriété vers les banques, avec des expulsions.

Ensuite, ces droits ont été vendus à prix bas, grâce au renflouement des banques, vers des entreprises comme Blackstone. Blackstone est à présent le principal propriétaire dans le monde. La perte de valeur des populations aux États-Unis s’est donc retrouvée dans la poche de Blackstone. Stephen Schwarzman, qui dirige cette entreprise, est maintenant un des principaux milliardaires de la planète. Et il a été l’un des principaux soutiens de Donald Trump.

Vous avez donc le choix : on peut renflouer les banques ou les gens. Et depuis les années 1970, le choix des gouvernements a toujours été de renflouer les banques. Ce que l’on voit, ce sont donc bien des dévalorisations des actifs et des économies des gens.

Et aujourd’hui ?

Aujourd’hui, je vois d’autres processus importants de dévaluation. Par exemple, on ne sait pas exactement combien de personnes ont perdu de l’argent dans la crise des cybermonnaies. Mais les investisseurs personnels pourraient avoir perdu jusqu’à 40 milliards de dollars. Beaucoup de gens riches, comme des sportifs, ont incité des gens à aller investir dans ces actifs en leur garantissant des rentabilités importantes. Et ces gens ont mis leur monnaie dans ces cybermonnaies. Maintenant, le marché s’est effondré et ils ont perdu.

Une concentration croissante de la richesse augmente la centralisation du capital, autour de sociétés comme Blackstone ou BlackRock.

David Harvey

En Chine, il se passe quelque chose de similaire avec la crise du développement immobilier. Xi Jinping a dit que l’immobilier était pour vivre dedans, pas pour spéculer, mais beaucoup de personnes ont spéculé en Chine. Dans le cas chinois, les gens achetaient des parts des futurs projets avant même qu’ils ne commencent. Des gens achetaient jusqu’à cinq ou six appartements et ils profitaient de la hausse du prix du marché entre le moment de l’achat et celui de la livraison.

Mais quand Evergrande, le principal développeur, est entré en crise, beaucoup de leurs appartements n’étaient pas terminés. Les gens se sont trouvés obligés de payer des traites de crédits pour quelque chose qui n’existait pas. C’est pourquoi il y a eu une grève des remboursements en Chine, ce qui a été très intéressant. Le gouvernement a donc dû accepter de prendre les choses en main et de finir les constructions.

Ce sont des choses difficiles à tracer dans le détail. Mais ce que l’on peut déduire de cela, c’est qu’une concentration croissante de la richesse dans 1 ou 10 % de la population augmente la centralisation du capital, autour de sociétés comme Blackstone ou BlackRock. Et pour moi, la menace de la dévaluation réside dans ce phénomène. Crédit Suisse a été racheté par UBS, deux ou trois autres banques ont été sauvées aux États-Unis, je pense qu’il y en aura d’autres… La dévaluation du capital est donc en cours à une échelle déjà significative. Les gouvernements et les banques centrales sont inquiets de ce qu’ils appellent la « contagion », c’est pourquoi ils tentent de contenir la crise. Nous verrons bien jusqu’où ils peuvent aller sans émettre de nouvelles masses de liquidités, puisque les banques centrales tentent de sortir de l’assouplissement quantitatif.

Illustration 2
David Harvey à Paris, en avril 2023. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart

Comme Jean-Luc Mélenchon, avec qui vous avez débattu récemment, vous accordez une place importante à la ville dans votre théorie. Qu’est-ce qui vous rapproche de lui sur ce point ?

Je pense que nous partageons une critique de la marchandisation de la ville. La crise du logement est globale. À New York, il y a presque 60 000 sans-abri et des familles s’entassent dans des appartements étroits parce qu’elles ne peuvent rien s’offrir de mieux. Il y a un boom de l’immobilier qui revient à construire des logements pour les classes qui peuvent spéculer, alors que rien n’est fait pour la masse de gens qui désespèrent d’avoir un logement digne. Il faut contrôler les loyers et cesser de marchandiser le logement.

Mais sous le néolibéralisme, tout est marchandisé. C’est pourquoi je ne pense pas que sa fin soit advenue : l’éducation, la santé ou encore le logement sont encore trop marchandisés. Je ne vois aucun parti politique prendre ces questions de manière frontale, sauf Mélenchon et La France insoumise, et il y a beaucoup d’autres choses sur lesquelles nous nous rejoignons.

Vous avez aussi en commun d’intégrer l’aliénation par le temps dans votre critique de la vie urbaine quotidienne…

En effet, je pense, comme Henri Lefebvre [1901-1991, philosophe, inspirateur de l’Internationale situationniste, auteur d’une trilogie sur la Critique de la vie quotidienne – ndlr], que les gens sont aliénés par les conditions de la vie quotidienne, et notamment par le temps volé par le développement du capitalisme. C’est pourquoi je désespère de voir qu’il y a encore des programmes de gauche qui ne se concentrent que sur les conditions de vie matérielles.

Quand on parle d’aliénation, on parle d’un sentiment de perte de sens que l’énorme augmentation de la propagande bourgeoise – à travers les spectacles, les films, le divertissement – ne parvient pas à faire oublier. Je ne pense pas qu’à la fin de la journée, les gens se sentent satisfaits de leur style de vie. La précarité de l’emploi y est pour beaucoup. Dans les années 1960, quand les gens avaient des emplois stables, des positions stables, des voisins qu’ils connaissaient et rencontraient dans la rue, il était plus simple de trouver un sens à sa vie. Aujourd’hui, tout devient éphémère. Il faut qu’un projet politique s’empare de ce sujet, et du droit à la ville.

La théorie post-marxiste de Mélenchon sur « l’ère du peuple » est influencée par les philosophes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, qui considèrent que le « peuple » est le nouveau moteur de l’histoire, et non plus la classe ouvrière. Quelle est votre position sur cette vision ?

Je suis en désaccord avec eux, mais je pense que ce que dit Mélenchon prend une autre direction. J’ai toujours trouvé que la gauche fétichisait la lutte des classes dans les usines de production et avait tendance à traiter les mouvements sociaux urbains, tels que la lutte contre la gentrification, comme des éléments secondaires. Ma version de la théorie marxienne est que ces éléments font partie d’un tout.

Quand certains parlent de « circulation de la capacité productive », moi je vois des travailleurs se battre contre des sociétés de cartes de crédit, contre des propriétaires terriens, contre des entreprises pharmaceutiques ou de téléphonie mobile. Pour moi, ça fait partie de la lutte des classes. Quand Laclau et Mouffe disent qu’il faut dépasser l’idée traditionnelle qu’on se fait du prolétariat, je suis donc sur leur ligne, mais je continue de travailler sur une base marxiste, alors que Laclau, en particulier, a tendance à vouloir jeter le bébé marxiste avec l’eau du bain populiste.

Je n’aime d’ailleurs pas vraiment le mot « populiste », mais je comprends ce que Mélenchon veut dire quand il affirme avoir besoin d’un mouvement qui va s’occuper de tout ce qui ne va pas dans la vie des gens, et pas seulement de la classe ouvrière traditionnelle, même si elle est toujours importante. Pour avoir discuté avec lui, je ne pense pas qu’il se sente particulièrement lié idéologiquement à Laclau et Mouffe, mais il voulait quelque chose de suffisamment large pour construire un parti politique et même, plus largement, un mouvement social autour des transformations de toutes les vies urbaines, et pas seulement des usines de production.

Vous dites qu’il faut intégrer la lutte contre l’aliénation dans un programme politique, mais peut-on construire un programme politique à vocation majoritaire dans la société tout en luttant contre l’aliénation de la majorité de la population ?

Oui, à ceci près qu’il faut régler un problème. Les populations aliénées ont une approche particulière de la participation politique. Elles sont généralement passives et en colère, mais peuvent soudainement devenir actives et très en colère. Et cette colère peut être orientée de différentes manières. Les populations aliénées ne soutiennent pas forcément des programmes de gauche, elles peuvent devenir fascistes, et de fait, il y a assez de preuves que, ces derniers temps, elles sont allées davantage vers l’extrême droite que vers la gauche.

La gauche doit capter cette colère et mobiliser ces populations qui ont une attitude passive-agressive. Malheureusement, elle ne s’y attelle pas. En Grande-Bretagne, au moindre signe de colère, le parti travailliste se retire en condamnant des « extrémistes ». Quand dernièrement trois parlementaires travaillistes ont osé rejoindre un piquet de grève, ils ont été exclus par les dirigeants du parti ! Le parti travailliste est au point mort. C’est pourquoi je pense qu’on peut apprendre de Mélenchon qui, pour ce que j’en sais, partage cette colère et n’en a pas peur : il sait d’où elle vient.

Illustration 3
David Harvey à Paris, en avril 2023. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart

Dans Une brève histoire du néolibéralisme (Les Prairies ordinaires, 2017), vous écriviez que le néolibéralisme ne pourrait survivre qu’en devenant violent et autocratique. N’est-ce pas ce qu’on observe en France aujourd’hui dans l’attitude de Macron face aux mobilisations contre la réforme des retraites ?

Oui, c’est ce qu’on a sous les yeux, clairement. On se rapproche du fascisme des années 1930, c’est ce contre quoi il faut lutter.

Tout indique que la France est dans une impasse, entre un pouvoir sourd et une mobilisation qui s’épuise du fait de la répression. Vous qui avez travaillé sur les mouvements révolutionnaires et leur dimension urbaine, pensez-vous qu’une révolution du type du XIXe siècle peut encore arriver aujourd’hui ?

La situation aujourd’hui est radicalement différente de celle du XIXe siècle. Il n’y aura plus de prise de la Bastille ou de prise du Palais d’Hiver possible. Si on devait attaquer quelque chose, ça devrait être les banques centrales, mais que ferait-on une fois dedans ? (Rires) Durant la Commune de Paris, les insurgés ont, à l’inverse, protégé la Banque de France, et ils ne se sont rendu compte de leur erreur que trop tard. Aujourd’hui, le capitalisme est organisé d’une telle manière qu’à certains égards, il me semble quasiment trop gros pour s’effondrer.

Même si vous êtes pour une transition au socialisme, je devine que vous voudrez toujours avoir des téléphones portables, des ordinateurs, et donc Internet. Or, comment sont-ils fabriqués et par qui ? Ces entreprises sont rationalisées. Il est possible que, si elles s’effondrent, il n’y ait plus d’ordinateurs ni de téléphones portables. Si c’est ça le socialisme, il y a fort à parier que les gens vont réclamer le retour du capitalisme ! Les gens m’en veulent quand je dis ça, mais de manière réaliste, pouvez-vous imaginer une société socialiste qui préfère rejeter les ordinateurs, les outils de communication, l’intelligence artificielle au lieu de les utiliser ? Il faut y réfléchir.

J’aime beaucoup la réplique d’Henri Lefebvre quand on lui demandait pourquoi il était marxiste et pas anarchiste : “Je suis marxiste pour qu’un jour on puisse tous vivre comme des anarchistes !”

David Harvey

Étant donné qu’il est difficile de révolutionner la vie urbaine quotidienne et qu’il y a une conscience écologique de plus en plus aiguë, ne pensez-vous pas, comme Kristin Ross, que les révolutions partiront désormais des campagnes, des zones à défendre ?

Toute l’histoire du capital est parsemée de mouvements alternatifs de ce type. Ils ne sont ni absurdes ni inutiles. Ces mouvements peuvent être les germes de la construction d’une alternative réelle. Si je pouvais tout planifier, je m’assurerais qu’on sorte de la métropolisation, les gens travailleraient à distance de la métropole – c’est désormais possible –, les structures communales seraient écologiques, les gens auraient tous leur parcelle de terrain pour cultiver des légumes. C’est une réponse importante aux problèmes soulevés par l’agriculture capitaliste. Je vivais en Grande-Bretagne durant la Seconde Guerre mondiale, quand 50 % de la production alimentaire venait des potagers des gens ! Il y beaucoup de choses qui peuvent naître de ces alternatives. Là encore, ça va me causer des problèmes avec les marxistes orthodoxes, car parfois, je dis des choses qui me font passer pour un anarchiste ! (Rires)

En fait, vous êtes plus Kropotkine que Marx !

Oui, et Élisée Reclus ! Je les aime bien. J’aime beaucoup la réplique d’Henri Lefebvre quand on lui demandait pourquoi il était marxiste et pas anarchiste : « Je suis marxiste pour qu’un jour on puisse tous vivre comme des anarchistes ! » C’est une très bonne réponse ! Je suis un anarchiste ancien modèle, j’aime lire Murray Bookchin, Kropotkine, Élisée Reclus, ça mérite d’être incorporé, et amélioré, à nos considérations. Cela fait sans doute de moi une sorte d’hérétique.

Vous avec beaucoup fait pour aider la pensée marxiste à survivre au rouleau compresseur néolibéral. Vous avez récemment publié A Companion to Marx’s Grundrisse (Verso, 2022, non traduit). Pourquoi est-il toujours important pour vous de lire Marx et de parler de sa pensée ?

Vous pourriez dire que je suis un peu obsessionnel ! La première raison, c’est que je ne supporte pas le courant hégémonique de l’économie contemporaine. C’est tellement erroné ! Je pense que Marx a construit une manière de comprendre le capital et l’économie qui est bien plus précise et pertinente que celle des économistes bourgeois. Je veux les défier. Ce n’est pas facile, car ils ont l’argent, ils ont les médias, ils ont la « crédibilité ». Mais prenons des exemples.

David Ricardo [économiste britannique, 1772-1823 – ndlr] avait une théorie de la valeur liée au travail. Beaucoup de gens qui travaillent sur cette tradition regardent la situation et disent : si le travail est la source de toute valeur, comment se fait-il que le travail soit si peu rémunéré ? C’est une question morale évidente ! C’est de là que vient le « socialisme ricardien » dans les années 1840, qui a donné naissance au socialisme de John Stuart Mill [économiste britannique, 1806-1873 – ndlr]. Celui-ci affirme qu’on ne peut rien faire au niveau de la production, mais qu’on peut redistribuer autant que possible la valeur aux gens qui la produisent. Thomas Piketty, Elizabeth Warren et Bernie Sanders s’inscrivent dans cette tradition.

Marx n’aimait pas cette tradition parce qu’elle ne prend pas en compte la production. Mais elle pose une question morale fondamentale, qui est devenue très puissante dans le mouvement chartiste, dans les années 1840 [un mouvement ouvrier qui s’est développé au Royaume-Uni au milieu du XIXe siècle, après l’adoption de la « Charte du peuple » – ndlr].

Puis, des économistes marginaux ont dit : il ne faut plus penser la valeur seulement à partir du travail, mais en additionnant la valeur de la propriété, du capital et du travail. L’importance de ces trois facteurs de la production vient de leur rareté relative : si les capitalistes ont peur de manquer, ils sont légitimes à recevoir bien plus que le travail, qui est abondant. Les grands patrons de Manchester étaient ravis de cette nouvelle théorie économique car elle éradique la question morale, et la théorie de John Stuart Mill n’a survécu qu’à travers certaines formes de social-démocratie à partir de 1945.

Aujourd’hui, le capital repose toujours sur cette théorie de la valeur ! Elle légitime des taux de rentabilité plus élevés pour le capital, à tel point qu’il y a des capitaux excédentaires. Il devrait donc y avoir un rééquilibrage en faveur du travail, mais bien sûr ce n’est pas ce qui se produit. Si vous dites à un économiste, dans n’importe quelle faculté, de prendre cette théorie de la valeur au sérieux, il vous rira au nez ! C’est ridicule.

C’est pourquoi il faut revenir à cette question morale. Car, une fois que vous l’avez posée, les gens commencent à s’interroger et, dès lors, il est possible de passer à la prochaine étape qui est de poser la question de la destruction de la production capitaliste. C’est pour cette raison que Marx me donne une alternative. Il pense que le capital n’est pas quelque chose, comme le pensent les économistes bourgeois, mais que c’est un processus dans lequel il prend différentes formes. Il a cette incroyable flexibilité.

D’autre part, Marx m’est très utile pour comprendre des phénomènes d’urbanisation. Marx explique par exemple que les capitalistes investissent dans des activités improductives à dessein, pour éviter le surplus de production créé par leurs investissements. Regardez l’urbanisation contemporaine dans les États du Golfe, c’est assez éloquent ! Les capitalistes investissent dans des activités improductives, à des taux énormes, pour faire du profit. Ils le font en partie pour des raisons écologiques car la pression sur l’environnement serait autrement catastrophique.

Mon objectif est de diffuser une théorie marxiste qui soit compréhensible, d’être pédagogue, pour que les syndicats et les mouvements sociaux puissent s’en saisir. En un sens, c’est la raison pour laquelle l’hégémonie marxiste s'est effondrée dans les années 1980 : trop sophistiquée, elle n’avait pas de camp de base réel pour expliquer ce qui se passait dans la vie quotidienne. Je pense que cette erreur est en cours de réparation.

https://www.mediapart.fr/journal/politique/180423/david-harvey-en-france-le-neoliberalisme-devient-violent-et-autocratique

berternste@pod.orkz.net

Karl Marx, wie kent hem nog?

Foto van affiche met Marx

Utrecht 2021

Een affiche met Karl Marx zie je niet vaak meer. Door de uitwassen van het communisme van Stalin en Mao en de ideologie van het kapitalisme (neoliberalisme) staan Karl Marx, marxisme en communisme in veler ogen in een kwade reuk. Zelfs socialisme is inmiddels in voor velen een verdacht idee.

Gezien de nare uitwassen van het kapitalisme (moderne slavernij, uitbuiting door flexwerk en uitzendbureaus, ongebreidelde vernietiging van natuur en milieu en zo meer) moeten we een en ander maar eens opnieuw doordenken. Kunnen we echt niet een beter maatschappijmodel ontwerpen?

#antonie-pannekoek #capitalism #communism #communisme #foto #fotografie #jan-appel #kapitalisme #karl-marx #marx #marxism #marxisme #neoliberalism #neoliberalisme #netherlands #pannekoek #photo #photography #radencommunisme #socialism #socialisme #utrecht

Originally posted at: https://blog.ernste.net/2022/04/27/karl-marx-wie-kent-hem-nog/