Villepin : comment BFMTV a travesti ses propos - Par Pauline Bock | Arrêt sur images

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Les mots "domination financière" et "domination juive" ne sont pas synonymes, n'en déplaise à BFMTV. En voulant faire réagir le président du Crif, Yonathan Arfi, à des propos de l'ancien Premier ministre Dominique de Villepin jugés antisémites, c'est la chaîne d'info qui a relié "finance" et "Juifs". *

Pauline Bock , 28 novembre 2023

Parler de "domination financière" sous-entend-il forcément "domination juive" ? Pour BFMTV, apparemment. Tout est parti d'une déclaration de Dominique de Villepin le 23 novembre : invité de Yann Barthès dans Quotidien (TMC), il réagit à un reportage de la rubrique "Petit Q" sur la difficulté, pour les artistes étasunien·nes, d'exprimer un point de vue sur la guerre à Gaza sans être critiqué·es, voire sanctionné·es. Mêmes des stars du cinéma ne sont pas à l'abri, explique le reportage : la comédienne Susan Sarandon a par exemple été virée par son agent après avoir exprimé son soutien aux victimes palestiniennes, et l'actrice Melissa Berrara, de la série Scream, a été renvoyée après avoir appelé à un cessez-le-feu sur ses réseaux sociaux. Bref, conclut le reportage : "Quoi qu'elles fassent, quoi qu'elles disent, les stars hollywoodiennes sont critiquées." Yann Barthès rebondit alors en demandant à Dominique de Villepin si "les artistes doivent s'engager" au sujet de la guerre à Gaza.

C'est dans ce contexte que Villepin s'exprime. Les artistes, estime-t-il, "ne doivent pas se soumettre à cette dictature de la pensée commune", puisqu'un "artiste a vocation à exprimer librement ses positions". Une situation hollywoodienne qui rappelle à Villepin "ce qu'[il] a vécu [lui]-même en 2003, aux États-Unis, cette violence de la pensée unique" après sa position sur la guerre en Irak. C'est ensuite qu'il parle de "domination" : "On voit en filigrane, dans votre reportage, à quel point la domination financière sur les médias et le monde de l'art, de la musique, pèse lourd, dit-il. [Les artistes] ne peuvent pas dire ce qu'ils pensent, tout simplement parce que les contrats s'arrêtent immédiatement. Donc on voit bien que la règle financière qui est imposée aujourd'hui aux États-Unis, dans la vie culturelle, elle pèse lourd. Malheureusement, nous le voyons aussi en France. Et c'est profondément regrettable sur le plan de la liberté, pour façonner un esprit public."
Sur BFMTV, "la domination financière" devient "la domination juive"

Le 26 novembre, trois jours après le passage de Villepin dans Quotidien, le présentateur de 120 Minutes sur BFMTV, Ronald Guintrange, a souhaité faire réagir le président du Crif, Yonathan Arfi, sur la déclaration de l'ancien Premier ministre. Sa phrase sur la "domination financière" est mise en avant à l'écran, mais Guintrange parle, lui, de "domination de la finance juive". Une expression que n'a pas utilisée de Villepin mais qui est également reprise dans le bandeau de la chaîne d'info, en version raccourcie : "«Domination» juive : de Villepin fait polémique".

"Il dénonce la domination de la finance juive sur les sociétés occidentales", dit Ronald Guintrange. "Cette domination, dit-il, empêche les gens d'exprimer leur soutien aux Palestiniens, victimes d'un effroyable nettoyage ethnique en direct." Une phrase, là encore, que n'a jamais prononcée l'ancien Premier ministre sur le plateau de Quotidien. Guintrange poursuit en s'adressant au président du Crif : "Pardon d'employer cette expression, mais quand on dit d'un petit Arabe en banlieue qu'il a des propos antisémites, c'est facile... Là, on parle d'un ancien Premier ministre de la France, et on a du mal à comprendre ce qu'il veut vraiment dire." Yonathan Arfi répond en déclarant craindre que ce que veut dire de Villepin, c'est "que les Juifs contrôlent le monde de la finance aux États-unis, et à travers ça, le monde du spectacle".

Sauf que voilà : Dominique de Villepin n'a jamais prononcé le mot "juive", et qu'en lui attribuant, Guintrange sous-entend que ses déclarations revêtent un caractère antisémite qu'il s'agirait de dénoncer. Et c'est d'ailleurs ce que fait Yonathan Arfi, qui poursuit : "Une partie de la bourgeoisie française a toujours considéré qu'on pouvait associer les Juifs à l'argent et au pouvoir. En faisant cela, Dominique de Villepin s'inscrit dans la lignée de Raymond Barre, qui, d'ambivalences en ambiguïtés, a lui aussi laissé une trace d'infamie par certaines de ses prises de position. C'est le chemin dans lequel semble se diriger Dominique de Villepin." Guintrange ne rappelle jamais le contexte du reportage auquel réagit l'ancien Premier ministre, anglé sur les licenciements de stars suite à leurs prises de position : la "domination financière" dans le "monde de l'art" dont il parle est celle des studios hollywoodiens, qui choisissent ou non de mettre fin au contrat d'un·e comédien·ne pour ses propos, et non du monde de la finance au sens du secteur banquier.
"Du racisme à l'état pur de la part d'un confrère"

Outre l'introduction du mot "juive" à la suite de la "domination" dont parle Villepin, c'est aussi la mise en opposition par Ronald Guintrange de "l'ancien Premier ministre" dont "on a du mal à comprendre ce qu'il veut dire" et du "petit Arabe de banlieue qui a des propos antisémites" qui a choqué. Pour le journaliste de France Télévisions Djamil Mazi, la phrase de Guintrange sur "le petit Arabe de banlieue" est "du racisme à l'état pur de la part d'un confrère, en direct".

Le lendemain sur France Info, François Hollande est interrogé à son tour sur les propos de Dominique de Villepin

, cette fois cités in extenso par la journaliste Salhia Brakhlia qui demande à Hollande comment il "interprète cette phrase" : "La domination financière sur les médias et le monde de l'art, de la musique, pèse lourd. [Les artistes] ne peuvent pas dire ce qu'ils pensent, tout simplement parce que les contrats s'arrêtent immédiatement. Donc on voit bien que la règle financière qui est imposée aujourd'hui aux États-Unis, dans la vie culturelle, elle pèse lourd."

L'ancien président évite soigneusement le sujet qui fâche, et semble confirmer les propos de Villepin : "Il y a effectivement lorsque des artistes s'expriment, des risques. [...] Mais ça a toujours été. [...] Et ce n'est pas seulement les financiers comme on dit, c'est aussi les intermédiaires, les agents, qui disent : «Mais écoutez, tenez-vous discrètement parce que ça peut remettre en cause...»". Il est interrompu : "Mais est-ce que vous, vous remettez en cause la domination financière, comme le dit Dominique de Villepin ?" Celui dont l'ennemi, en 2012, était la finance, répond : "Je comprends aussi que c'est intolérable de demander à un artiste de prendre position sur chaque sujet." Encore une réponse à côté. Alors Salhia Brakhlia retente le coup : "Je vous pose cette question parce que cette phrase de Dominique de Villepin a été taxée d'antisémitisme, en disant «la domination financière, sous-entendu les Juifs qui tiennent ces sociétés de production ou ces grands médias, derrière, font pression.»" Réponse de Hollande : "Je connais Dominique de Villepin depuis longtemps, je ne veux pas croire qu'il ait eu cette intention. Il a simplement évoqué ce qui peut se passer aux États-Unis."

Selon nos informations, la Société des Journalistes de BFMTV devait ce 27 novembre rencontrer la direction de la chaîne pour un comité éditorial prévu de longue date, et le sujet de l'extrait sur Dominique de Villepin a été abordé. La chaîne a ensuite présenté des excuses plus que succinctes dans un communiqué publié sur son site. "À l'occasion de l'émission 120 minutes du dimanche 26 novembre 2023, une formulation inexacte et malheureuse a été utilisée concernant des propos de Dominique de Villepin tenus dans la semaine, peut-on lire. BFMTV présente ses excuses à ses téléspectateurs. La vigilance de chaque instant est le gage de la confiance entre la chaîne et son public." Le communiqué ne revient pas sur la phrase de Ronald Guintrange sur "le petit Arabe de banlieue". Contacté, il n'a pas répondu à nos sollicitations.

https://www.arretsurimages.net/articles/villepin-comment-bfmtv-a-travesti-ses-propos

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