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Julia Cagé et Thomas Piketty : « Le vote Macron est le plus bourgeois de l’histoire de France »

c'est un peu long à lire mais ça vaut le coup
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C’est un événement éditorial qui méritait un dispositif spécial. Dans* Une histoire du conflit politique* (Le Seuil), sorti en libraire cette semaine, l’économiste Thomas Piketty poursuit son travail sur les inégalités et unit ses recherches à celles de Julia Cagé sur la démocratie.
Résultat : une vaste étude historique des déterminants socio-économiques des votes en France, qui balaye plus de deux siècles, de 1789 à 2022. Une somme de plus de 800 pages qui permet aussi de comprendre les tensions à l’œuvre aujourd’hui et donne des pistes pour en venir à bout.

Pourquoi avez-vous choisi de vous pencher de manière approfondie sur les déterminants économiques et sociaux du vote en France ?

Julia Cagé : Notre conviction est que seule une perspective historique peut permettre de sortir de la crise actuelle. Comment s’est construit et déconstruit le conflit gauche-droite sur la longue durée et quel est son lien avec le conflit de classe ? Ce dernier s’est-il vraiment affaibli au cours du temps, ou n’est-il pas plus présent que jamais ? Et bien d’autres questions pour lesquelles nous n’avions pas de réponse claire. Il fallait un vrai travail d’archives et une perspective de long terme.

Thomas Piketty : C’est dans la suite logique de nos travaux précédents en histoire économique et en économie politique. Qui a voté pour qui, quand et pourquoi ? Les réponses à ces questions intéressent tous les citoyens, mais on manquait jusqu’ici d’une base empirique solide pour y répondre.

J. C. : Nous voulions proposer une réflexion sur le changement des clivages politiques en prenant le recul historique nécessaire. Notamment pour sortir du débat simpliste sur le populisme : nous aurions un peuple paresseux qui n’aime pas les élites ; fin de la discussion. Cela ne nous convenait pas.

Une des premières conclusions est que notre période est marquée par une remontée des inégalités territoriales. Comment l’expliquer ?

T. P. : Je pense qu’il y a eu l’abandon d’une volonté de redistribution à partir des années 1980-1990. Cette rupture est étroitement liée à la nouvelle foi libérale qui s’impose avec la chute du communisme.

Le résultat en a été une concentration de la production de richesse dans les grandes métropoles, notamment en région parisienne, dans des proportions que l’on n’avait jamais vues auparavant.

Cette remontée des inégalités territoriales a contribué à nourrir un système de tripartition électorale – un bloc de gauche, un de centre, un de droite – à l’œuvre aujourd’hui avec des classes populaires urbaines et rurales très divisées entre les blocs de gauche et de droite, dans des proportions inconnues depuis la fin du XIXe siècle.

En même temps, cette tripartition contribue à nourrir la remontée des inégalités territoriales parce qu’elle empêche de constituer des coalitions politiques permettant de lutter contre ces inégalités.

Autre résultat, les classes populaires se sont retirées du jeu électoral dans des proportions inédites.

J. C. : On a cette idée en général que les pauvres votent moins et que cela a toujours été le cas. Le recul historique permet de s’apercevoir que dans les années 1950 à 1980, les pauvres votaient davantage que les plus riches, et c’est une période avec énormément de progrès social.

Depuis, la situation s’est complètement inversée ; la tendance est vraiment frappante pour les législatives mais aussi pour les présidentielles, les gens qui habitent dans les communes les plus modestes votent aujourd’hui massivement beaucoup moins. L’ampleur de l’écart est sans précédent d’un point de vue historique.

Et le problème ne tient pas au coût d’aller voter. On a toujours voté en France le dimanche et le vote n’a jamais été obligatoire. A priori, c’est plus simple de s’informer aujourd’hui que dans les années 1960. C’est le bénéfice du vote qui semble avoir diminué plutôt que le coût qui a augmenté. Les plus modestes se demandent à quoi bon se déplacer si les politiques mises en place sont toujours les mêmes.

Les tendances sont assez inquiétantes parce que ce n’est pas simplement une hausse de l’abstention, c’est vraiment un écart de participation, ce qui interroge la légitimité des gouvernements élus. Et on entre dans un cercle vicieux : une fois élu, pourquoi mettre en place des politiques utiles aux plus défavorisés puisqu’ils ne votent pas ?

T. P. : Il y a deux choses que l’on n’avait jamais vues depuis deux siècles. Le niveau global de participation qui tombe en dessous de 50 %. Aux dernières législatives, on est tombé en dessous de la participation électorale aux Etats-Unis ! On est revenu à un niveau que l’on n’avait pas connu depuis la Révolution française, qui était la première phase d’apprentissage de la démocratie électorale. De 1848 jusqu’aux années 1980, on était toujours à 70-80 % de participation.

Et la deuxième chose qui est inédite, c’est, comme le disait Julia, l’écart de participation entre les communes les plus pauvres et les beaux quartiers que l’on n’avait jamais connu aussi haut. Il faut prendre au sérieux ce que cela dit sur le sentiment d’abandon.

Troisième grand résultat, le monde rural vote beaucoup plus que le monde urbain. Et il vote à droite.

J. C. : Historiquement, le monde rural a toujours voté plus à droite que le monde urbain. Mais l’analyse historique montre que l’écart était beaucoup plus important au XIXe siècle et en ce début de XXIe siècle que ce qu’il était entre 1910 et 1990, période au cours de laquelle les partis de gauche ont été capables de conquérir pour une large part les plus modestes du monde rural.

Au XIXe siècle, la coupure politique rural-urbain doit beaucoup à l’opposition agriculture-industrie et à l’approche parfois très étatiste des courants socialistes, alors que les paysans veulent avant tout accéder à la petite propriété, à l’autonomie et à l’autogestion, comme d’ailleurs de nombreux ouvriers. Quand on relit Marx, le mépris qu’il a pour le monde rural est patent.

Une nouvelle coupure s’est installée aujourd’hui, pour des raisons différentes mais avec une ampleur comparable. C’est ce que nous cherchons à comprendre dans ce livre.

T. P. : Il ne faut surtout pas essentialiser l’idée que le monde rural serait par nature toujours à droite. L’ampleur de cet effet varie beaucoup dans le temps et dépend avant tout de la capacité des mouvements politiques à convaincre les classes populaires rurales et urbaines que ce qui les rapproche est plus important que ce qui les divise, autrement dit à faire triompher le clivage social sur le clivage territorial.

La particularité des trente dernières années tient à ce que l’on est remonté à un niveau d’écart rural-urbain qu’on n’avait pas vu depuis la fin du XIXe. Et ce n’est plus lié à l’opposition agriculture-industrie. Pas plus qu’à des problèmes d’identités, de communautarisme. Cela s’explique beaucoup plus par les déterminants socio-économiques et par la complexification de la structure de classes.

La structure productive s’est transformée. Il y a encore trente ou quarante ans, les ouvriers étaient plutôt dans les banlieues des grandes métropoles. Aujourd’hui, il y a davantage d’ouvriers exposés à la concurrence internationale dans les bourgs et les villages, alors que dans les métropoles et les banlieues, on trouve davantage d’employés de services dans la restauration, le commerce, les métiers du nettoyage, du soin, qui sont moins rémunérés en moyenne que les ouvriers, et aussi moins exposés à la mondialisation. Les classes populaires urbaines continuent de se reconnaître dans la gauche.

Mais les classes populaires des bourgs et des villages ont eu un sentiment d’abandon face au libre-échange, à une dérégulation commerciale portée à la fois par les partis de gauche et de droite au pouvoir au cours des dernières décennies.

Par ailleurs, nous disposons aujourd’hui d’un Etat social avancé qui propose des services publics, un accès aux universités, aux hôpitaux, etc., supérieur à ce qu’on avait dans le passé, mais avec des nouvelles inégalités. Quand vous habitez dans les bourgs et les villages, l’accès à l’université, aux hôpitaux, etc., ce n’est pas si simple. Il y a un double sentiment d’abandon – face à la mondialisation et aux services publics – qu’il faut prendre au sérieux.

Quel rôle joue la présence de la population étrangère dans les résultats électoraux ?

J. C. : Les origines étrangères et les questions identitaires ne jouent absolument pas le rôle central que certains prétendent. Les déterminants du vote sont avant tout socio-­économiques. Une des caractéristiques des électeurs du Rassemblement national tient à ce qu’ils sont plutôt modestes, quoiqu’un peu moins modestes que les électeurs de gauche.

Pour résumer, les électeurs de gauche sont plutôt des employés de services du monde urbain, ceux du RN des ouvriers ou des classes moyennes inférieures des bourgs et des villages. Les premiers sont plus souvent locataires, les seconds plus souvent propriétaires.

Si l’on prend en compte la richesse, la taille de l’agglomération, la composition en termes de catégories socioprofessionnelles, on explique la plus grande partie du vote aujourd’hui. La question identitaire et culturelle est mise sur la table des débats politiques, mais elle explique peu du vote. C’est avant tout une paresse de responsables politiques qui n’ont pas grand-chose à proposer pour améliorer le quotidien socio-­économique de nos concitoyens.

T. P. : C’est très frappant. Les variables de richesse (revenu, valeur des logements, proportion de propriétaires), de taille d’agglomération, de secteurs d’activité, de professions, expliquent au total près de 70 % des écarts de vote entre communes lors des présidentielles de 2022. Si l’on ajoute la proportion d’immigrés, on va passer à 72 %, c’est-à-dire deux ou trois points, ce qui est marginal. La classe sociale, ou plus précisément la classe géo-­sociale – car la position dans le tissu territorial et productif joue un rôle essentiel –, n’a jamais expliqué autant le vote que lors des dernières élections.

Vous montrez qu’en longue période, on est passé de la tripartition électorale à une bipolarisation avant un retour récent à la tripartition.

J. C. : Les périodes de tripartition se caractérisent par une division très forte du vote des plus modestes, notamment entre monde urbain et rural, ce qui permet à un bloc central de s’appuyer sur ces divisions pour occuper le pouvoir avec une base électorale relativement réduite. C’était le cas avec les républicains opportunistes au début de la IIIe République, avec à leur gauche les courants socialistes et radicaux-socialistes et à leur droite les courants conservateurs, catholiques et monarchistes.

On retrouve cette situation aujourd’hui avec le bloc libéral LREM/Ensemble, opposé au bloc de gauche social-écologique et au bloc de droite centré sur le RN.

Au contraire, entre 1910 et 1990, la bipolarisation gauche-droite va s’imposer, en partie grâce au travail programmatique des partis de gauche pour rassembler les électorats populaires urbains et ruraux, et aussi parce que la bipolarisation est mieux à même de faire face aux nouveaux défis sociaux, économiques et financiers.

T. P. : La tripartition a pour nous une fragilité structurelle, liée au fait que le bloc central repose sur un électorat beaucoup plus favorisé que les deux autres blocs. C’était vrai il y a un siècle avec les républicains opportunistes, on le retrouve aujourd’hui puissance dix.

Certes, ce n’est pas forcément une mauvaise chose de convaincre les électeurs favorisés. Mais quand cela prend des proportions aussi fortes, se pose la question de la légitimité et de la durabilité.

Par ailleurs, la stratégie du bloc central consistant à dire « c’est moi ou le chaos », « c’est moi ou les extrêmes », n’est pas bonne d’un point de vue démocratique, puisqu’elle vise au fond à empêcher toute alternance apaisée à la tête de l’Etat.

J. C. : A l’inverse, la période de bipolarisation voit le développement de l’Etat social, y compris dans l’alternance politique. C’est la droite au pouvoir qui renforce l’impôt progressif en France, c’est la chambre « bleu horizon » qui en monte les taux au début des années 1920, en grande partie car elle craint l’arrivée de la gauche au pouvoir. On retrouve le même phénomène avec le développement de la protection sociale ou la hausse du salaire minimum dans les années 1960 et 1970. En période de tripartition, le bloc central n’a malheureusement plus de force de rappel démocratique.

T. P. : Regardez ce qui s’est passé sur les retraites : normalement, quand vous avez 70 % de la population contre vous, alors vous perdez les prochaines élections si vous vous acharnez, et pour finir vous êtes contraint de proposer une répartition plus juste des efforts. Là, dans le système de tripartition, le gouvernement s’imagine qu’il peut rester au pouvoir en se basant sur la division des deux autres blocs. Face aux nouveaux défis climatiques et sociaux, on a besoin, selon nous, d’aller plus loin vers l’égalité.

La bipolarisation gauche-droite permet, dans une dialectique motrice, de trouver les meilleures réponses à ces défis et de placer le curseur au bon niveau, ou en tout cas de s’en approcher, comme cela a été le cas au cours du XXe siècle.

Vous avez dit que la tripartition vient de l’éclatement du vote populaire. Pourquoi le RN en attire-t-il une partie ?

J. C. : La gauche a été en partie au pouvoir quand il y a eu l’abandon de l’offre de services publics dans un certain nombre de territoires. La rationalisation des services publics, le fait de les recentrer pour plus d’efficacité, d’économiser sur les coûts, ce n’est pas quelque chose qui a été porté uniquement par la droite. Il y a toute une partie des territoires qui se sentent fondamentalement abandonnés par ces choix.

Et puis il y a un certain nombre de propositions du RN qui parlent à cet électorat. Par exemple, quand il propose de supprimer le remboursement du prêt à taux zéro à partir du troisième enfant. Vous faites un cadeau à tous les électeurs modestes du monde rural qui veulent être propriétaires et à 100 000 euros de prêt, on n’est pas très loin du patrimoine médian. Est-ce que le RN serait capable d’appliquer ce genre de mesure s’il était au pouvoir ? On ne le pense pas parce qu’il n’a pas de programme fiscal pour pouvoir le financer.

Mais pour un électeur qui se sent abandonné par l’Etat, qui n’a pas vraiment reçu de réponse à ses problèmes quand il y a eu la droite au pouvoir, quand il y a eu la gauche au pouvoir, cela peut le conduire à donner son vote au Rassemblement national.

T. P. : Il faut bien distinguer le premier vote FN des années 1980, un vote plus urbain, de personnes dans des territoires où il y avait une forte présence immigrée. Ce vote-là a été récupéré très vite par la droite chiraquienne et sarkozyste. Le RN se retrouve alors en 2007 avec un électorat qu’il n’a pas vraiment choisi, rural, modeste, des ouvriers des villages qui se sentent abandonnés par la gauche, qui a tout misé sur l’intégration européenne et commerciale sans garde-fous, sans protection, et par la droite, qui était déjà complètement entrée dans l’euphorie libérale, chiraquienne puis sarkozyste. Le vote RN, c’est d’abord l’expression de ce sentiment d’abandon.

Sans illusion excessive : n’oublions pas la baisse de la participation. Si on avait vraiment un enthousiasme pour ce parti, on aurait plus de personnes intéressées à voter. Il y a vraiment un travail à faire pour reconquérir cet électorat, au travers d’un discours d’abord social, économique, d’accès aux services publics, de protection aussi face à la concurrence internationale.

J. C. : Lorsque les écologistes dénoncent l’habitat pavillonnaire, c’est une grande partie de l’électorat rural populaire qui se sent visée, alors qu’il s’agit de personnes qui ont un patrimoine modeste, mais qui ont mis leurs économies justement pour avoir accès à leur maison, et qui au final polluent beaucoup moins que des urbains prenant l’avion pour partir en week-end. On va leur reprocher de prendre la voiture, alors qu’ils n’ont pas le choix, il n’y a pas de transports publics. Il y a une partie du discours porté par la gauche, et notamment dans ce cas par les écologistes, qui ne passe pas.

Vous dites que le bloc central actuel, législatif et présidentiel, est le plus bourgeois de toute l’histoire.

J. C. : Si on regarde le vote Macron pour la présidentielle, le vote pour le bloc Ensemble lors des législatives, et qu’on le compare aux votes de droite au cours de l’histoire depuis le XIXe siècle, on s’aperçoit que la pente qui va des communes les plus modestes aux communes les plus riches est plus forte pour le vote Macron que pour toutes les autres élections. Ce n’est pas tellement tout en haut de la distribution que cela se joue.

Dans les communes les plus riches, la pente observée dans le passé pour le vote de droite était aussi forte que pour Macron. Ce qui est vraiment frappant en ce qui le concerne, c’est le peu de suffrages qu’il recueille dans les communes les plus pauvres, alors qu’historiquement, il y a eu un vote de droite qui provenait des ruraux modestes. Aujourd’hui, ce vote est parti vers le RN.

La réalité empirique et historique est qu’Emmanuel Macron s’appuie massivement sur les électeurs les plus favorisés, dans une proportion que l’on n’a jamais vue historiquement.

Quand on regarde les votes des 5 % les plus riches, ils ont nettement moins peur de Marine Le Pen que de Jean-Luc Mélenchon.

T. P. : Effectivement, le socle populaire du vote Le Pen ne doit pas être exagéré. Il y a tout un discours aujourd’hui consistant à dire que tous les électeurs populaires seraient passés au RN, que la gauche se caractériserait par le vote des élites, etc. Tout cela relève de la manipulation.

Quand on croise plusieurs critères, on voit que le vote Le Pen n’est pas si populaire que cela. Le RN récupère en effet une partie du vote ouvrier rural pour des raisons d’abandon face à la concurrence internationale, ce qu’on a évoqué tout à l’heure. Mais il récupère aussi un vote de petits propriétaires et fait effectivement moins peur aux élites que le vote Mélenchon. Parmi les employés précaires des services, dont les salaires sont au-dessous de ceux des ouvriers depuis plusieurs décennies, la gauche est loin devant le RN.

Quand Marine Le Pen dit qu’elle va « supprimer l’impôt sur la fortune immobilière », cela va bénéficier aux personnes qui possèdent de 2 millions à 3 millions d’euros de patrimoine. Elle n’est finalement pas si éloignée de l’ultralibéralisme d’un Zemmour ou de LR.

Quand elle avance, pour essayer de contrer Macron, qu’elle va rétablir un impôt sur la fortune financière, elle prévoit tellement d’exonérations qu’au final sa réforme coûtera plus qu’elle ne rapporte. Le nationalisme essaye de s’en sortir en faisant payer « les autres », l’Allemagne paiera dans les années 1920, aujourd’hui l’immigré paiera, le pauvre paiera, le paresseux paiera. Sauf qu’il n’y a pas beaucoup d’argent à récupérer de ce côté-là !

Ceux qui expriment un sentiment d’abandon social par ce vote seront très fortement déçus si le RN arrive au pouvoir. Cela conduira à une fuite en avant, un durcissement identitaire pour essayer de remplir le vide, ce qui serait extrêmement dangereux pour le pays.

Vous avez dit que la tripartition n’est pas une configuration stable. Quels sont les scénarios possibles ?

J. C. : Il y en a deux. Dans le premier scénario, les partis de gauche réussissent à attirer une plus grande partie des classes populaires du monde rural et des abstentionnistes du monde urbain. Ils développent pour cela une plate-forme programmatique ambitieuse, notamment en termes d’accès au service public, qui fait que les classes populaires rurales et urbaines refont confiance à cette gauche-là pour répondre aux problèmes auxquels elles sont confrontées.

Il y a aussi la question de l’accès à la propriété et celle du modèle économique que l’on défend à l’échelle européenne et internationale. Il faut une gauche à la fois européenne et sociale-­fédéraliste à long terme mais qui, en même temps, propose des mesures protectionnistes unilatérales qui ne peuvent pas attendre, à la fois pour des raisons climatiques et des raisons sociales.

Vous dites aussi que la gauche doit se trouver des représentants dans le monde rural.

J. C. : On a des élus qui sont de moins en moins à l’image des plus modestes, qu’ils soient issus du monde rural ou du monde urbain. Ce n’est pas quelque chose de nouveau. On a les données depuis 1958 sur les professions des élus et ils n’ont jamais été très représentatifs. Mais bon, on pouvait être à 12-15 % d’ouvriers et d’employés parmi les députés. On est descendu jusqu’à 0 % d’ouvriers avant de remonter en 2022, à travers de quelques élus RN et LFI, à 3-4 % d’ouvriers et employés, alors qu’ils représentent la moitié de la population active.

Quand les classes populaires voient qu’elles ne sont pas bien représentées du point de vue des politiques menées, elles se disent que c’est peut-être dû au fait que les élus ne sont pas du tout à leur image, qu’ils ne viennent pas du même milieu et des mêmes classes qu’eux.

De ce point de vue, nous suggérons de faire la même chose que ce qui a été fait pour les femmes : introduire des règles de parité sociale pour garantir une meilleure représentativité des élus.

C’est le premier scénario. Quel est le second ?

T. P. : Ce premier scénario est celui qui nous paraît non seulement le plus souhaitable mais aussi le plus probable. Parce que la base populaire de l’électorat du bloc de gauche apparaît plus forte que celle du bloc RN, notamment si les gauches parviennent à s’unir et si elles arrivent à renouveler leurs structures de façon démocratique et collective.

On n’en est pas là aujourd’hui, mais le plus probable est que ce bloc arrive à s’étendre en récupérant une partie de l’électorat populaire du monde rural, une partie des abstentionnistes populaires, urbains, ruraux qui ont boudé les urnes. Il serait alors opposé à un bloc libéral-national qui viendrait de l’électorat Macron-LR-Zemmour-RN le plus hostile aux immigrés et le moins réfractaire au libéralisme économique.

Il y a un autre scénario, celui d’une bipolarisation complètement différente, où c’est le RN qui parvient à augmenter son assise populaire et qui, avec un bloc social-national puissant, arrive à prendre le pouvoir face à un bloc disons libéral-progressiste parvenant à étendre le bloc central actuel en direction des électeurs les plus favorisés du bloc de gauche.

Ce serait un scénario assez catastrophique parce que ce bloc social-national n’a pas véritablement le potentiel programmatique de devenir vraiment social et finira par aiguiser les tensions identitaires comme seul outil pour résoudre les problèmes. Il finira par perdre le pouvoir mais après avoir fait beaucoup de dégâts. On aurait tort d’éliminer complètement ce scénario catastrophe.

Mais l’analyse de la structure électorale nous pousse à penser que le plus probable consiste dans un retour à long terme de la bipolarisation, conditionné bien sûr au fait d’avoir une gauche unie. L’assise populaire de la gauche est au fond plus solide que celle du RN.

C’est possible ?

T. P. : Je pense que la gauche va finir par y arriver. Elle a des problèmes de structures partisanes et de démocratie à l’intérieur des structures partisanes. On parle de la démocratie électorale à l’échelle nationale, mais la démocratie à l’échelle des partis est encore plus balbutiante. C’est facile de taper sur les partis à l’ancienne avec des congrès, des motions, mais quand c’est remplacé par du césarisme, ce n’est pas beaucoup mieux.

Les prochaines élections ne sont pas la présidentielle mais les européennes. Votre livre montre qu’elles ont joué un rôle important dans le passé.

J. C. : Elles représentent un enjeu majeur ! Je pense que l’une des raisons pour lesquelles aujourd’hui on a une division des classes populaires remonte à 1992 et au vote sur le traité de Maastricht. Les électorats favorisés de droite et de gauche vont se retrouver dans le oui, alors que le non rassemble des électorats populaires dont l’union apparaît de plus en plus difficile. La gauche doit proposer une autre vision de l’Europe, plus protectrice pour les plus modestes, qui permet la réindustrialisation et qui met des frontières pour empêcher toutes les formes de concurrence déloyale que l’on voit aujourd’hui, sociale et environnementale. Il est très frustrant de voir que la gauche part dispersée dans cette bataille.

Les européennes devraient être l’occasion pour le bloc de gauche de se redéfinir sur cet enjeu central. Ses différentes composantes escamotent le débat en espérant s’en sortir mieux que les autres. C’est paresseux du point de vue de la réflexion à mener pour bâtir une gauche unie, qui représente un grand enjeu pour le futur.

Pour aller reconquérir la partie de l’électorat populaire qui a été perdue, il est vraiment essentiel d’arriver à définir une plate-forme commune sur la question clé du modèle économique que l’on souhaite promouvoir à l’échelle européenne et internationale.

T. P. : Il faut conjuguer des mesures coopératives, des propositions sociales-fédérales avec des mesures unilatérales de protection, par exemple en imposant un taux minimal élevé aux entreprises qui souhaitent exporter en France et qui n’acquittent pas un impôt correct sur leurs bénéfices et leurs émissions carbone sur leur territoire de production. Est-ce que c’est simple ? Non. Mais il faut que les composantes de la gauche y travaillent ensemble.

Si on n’arrive pas à convaincre nos partenaires européens au bout de six mois ou de douze mois sur telle ou telle proposition commune de taxe carbone aux frontières ou d’imposition minimale des multinationales beaucoup plus ambitieuse que ce qui a été pour l’instant décidé à Bruxelles et au niveau de l’OCDE, alors la France doit s’engager à les mettre en place seule. Se protéger des territoires où on ne paye pas le même niveau d’impôts, où on ne paie pas la taxe carbone.

Pour finir, c’est sans doute la seule façon d’inciter chacun à faire du nivellement par le haut et non plus par le bas. On ne peut pas se réfugier éternellement derrière l’absence d’unanimité pour ne rien faire !

C’est difficile pour les gauches de franchir le pas, mais elles doivent y travailler pour préparer l’avenir et le faire ensemble. L’Europe est ce qui sépare les composantes de la Nupes ? C’est là-dessus qu’ils doivent travailler ! Ceux qui pensent avoir raison tout seuls empêchent d’avancer.

Il y a des défis socio-économiques nouveaux qui ne sont pas ceux de 1848, de 1910 ou des années 1980. Ils réclament des solutions nouvelles. Il faut que la gauche se penche sur ces questions et trouve des réponses à même de regagner l’électorat populaire dans le cadre d’une bipolarisation qui a toujours été associée au progrès social, économique et démocratique.

magdoz@diaspora.psyco.fr