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L’Amérique reprend des couleurs avec Omar Victor Diop et The Anonymous Project

Les photos de l’Amérique des années 1950 exposées par The Anonymous Project montrent surtout des Blancs. L’artiste sénégalais Omar Victor Diop s’est malicieusement glissé dans les images. À voir dans un livre et bientôt à Paris Photo.

Les photos ont beau être en couleurs, c’est le blanc qui domine. Fêtes de famille, vacances à la mer, cérémonies de remise des diplômes… Un monde en Kodachrome, mais où les peaux sont uniformément pâles. À force de regarder à la loupe ces clichés de l’american way of life qu’il collectionne depuis des années, Lee Shulman ne pouvait qu’être saisi par la dérangeante réalité : l’absence criante de diversité dans ces chromos d’un bonheur domestique où seul le wasp (white anglo-saxon protestant) prend la lumière.

L’inventif « faiseur d’images » franco-britannique a donc entrepris de réécrire l’histoire à sa manière : en y injectant le noir qui lui manquait cruellement. Et de le faire avec le sens de l’humour et l’art du détournement déjà au cœur de The Anonymous Project, ces expos où il met en scène ses diapos vintage dans des scénographies ludiques et astucieuses. Cette fois, le projet est né d’une chaise vide. « Sur ces photos d’anonymes figés à table ou au salon, un fauteuil est souvent vacant, et j’ai réalisé que c’était celui du photographe qui s’est levé pour prendre le cliché », explique-t-il. Cette place sur le canapé, cette serviette de plage inoccupée : autant d’interstices où glisser un élément subversif pour « pirater » l’image. Et jouer ainsi d’une absence, pour en raconter une autre : celle des Afro-Américains dans ces tableaux d’un pays alors insoucieusement monocolore – et ségrégationniste

Pour mener à bien cette aventure subversive, il lui fallait un complice. Il était tout trouvé : l’artiste sénégalais Omar Victor Diop, avec lequel il partage une solide amitié autant qu’une aptitude à la légèreté pour s’emparer de sujets lourds. « Je me suis dit que ce serait génial de réussir à l’intégrer dans ces images », raconte Lee Shulman. Une proposition que le photographe africain, adepte de l’autoportrait joyeux, coloré mais à forte portée politique, ne pouvait qu’accepter : « Insérer un corps noir dans ces clichés était un joli paradoxe pour faire le portrait d’une absence », observe l’artiste, qui a lui-même travaillé sur l’odyssée des diasporas africaines, mais aussi sur les mouvements de contestation en Afrique et en Amérique.

Un résultat hyperréaliste

S’incruster, au propre comme figuré, dans ces saynètes d’une autre époque fut une longue épopée. Près de huit mois de travail, de la sélection des quatre-vingt-dix images détournées aux ultimes retouches numériques. Aidé par sa formation de réalisateur, Lee Shulman a conçu des story-boards pour chaque prise de vue : « À chaque fois, il fallait essayer d’imaginer l’histoire de la photo dans laquelle on intervenait. Un vrai travail de cinéma, avec stylisme, éclairage, direction d’acteur. »

L'hyperréalisme du résultat, saisissant à se pincer, tient beaucoup au travail de stylisme mené pour retrouver vêtements et accessoires d’époque : « Pas évident de mettre la main sur des bouteilles de bière qui ont plus de soixante ans », sourit Omar Victor Diop. Les authentiques costumes des années 50 ont aidé l’artiste à épouser ses rôles de composition : « Il y a une certaine rigidité dans les tissus et les coupes qui fait qu’on se sent vraiment entrer dans une autre peau. » Et une minutieuse postproduction, avec retouche numérique du grain et des contrastes, a permis de fondre littéralement « l’intrus » dans le paysage en recréant une patine d’époque.

« D’ordinaire, on essaie de chercher la perfection de l’image. Là, on était constamment en train de se dire que c’était trop net, trop propre. On cherchait la perfection de l’imperfection », s’amuse Lee Shulman. « Il fallait également prendre en compte le fait que j’ai une peau sombre qui réfléchit le flash différemment de celle des sujets blancs qui m’entourent », relève Omar Victor Diop. On apprendra ainsi que, jusqu’aux années 80, le standard Kodachrome pour le tirage des clichés était étalonné selon une norme baptisée « Shirley card » – du nom d’une employée de Kodak dans les années 50. Cette « carte », créée et utilisée par les laboratoires Kodak pour calibrer tons, ombres et lumières, s’appuyait ainsi sur un modèle blanc.

En feuilletant les images finales, rassemblées dans un très beau livre et exposées à Paris Photo, on oscille entre le sourire amusé, le sifflet d’admiration pour la prouesse technique et la prise de conscience produite par l’effet de répétition. Dérangeant comme un grain de poivre dans un verre de lait. « Il y a évidemment dans ce projet une part de sarcasme, mais c’est surtout une invitation à une conversation politique. Comme souvent dans mon travail, où j’ai traité de sujets graves, l’esclavage, la colonisation, les droits civiques, mais en refusant toujours de m’imposer trop de sérieux », souligne Omar Victor Diop. « L’équilibre entre le politique et l’humour est très important », ajoute Lee Shulman. Gageons que cette « réalité augmentée » qu’ils ont imaginée dans un grand éclat de rire produira, tout en légèreté, son subtil effet révélateur.

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https://www.anonymous-project.com

Being There, Omar Victor Diop et The Anonymous Project, éd. Textuel, 104 p., 49 €.
https://www.librest.com/livres/being-there-omar-victor-diop_0-10274874_9782845979444.html

« Being There », présenté par les galeries Binome et Magnin-A, dans le cadre de Paris Photo, du 9 au 12 novembre 2023, au Grand Palais éphémère.
https://www.magnin-a.com/art-fairs/261-paris-photo-being-there-omar-victor-diop-the-anonymous/