« Si une dictature sauve des vies… », par Pierre Rimbert (Le Monde diplomatique, septembre 2021)
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"La liberté ou la mort", 1793.
Quel rapport officiel français mettrait l’eau à la bouche d’un éditeur nord-coréen ? Celui sur les « crises sanitaires et outils numériques » déposé à la présidence du Sénat le 3 juin 2021 répond à cet exigeant cahier des charges (1). Impressionnés par la « mobilisation numérique générale » décrétée dans plusieurs pays au début de la pandémie, ses trois auteurs, sénateurs de droite et du centre, décrivent avec gourmandise les expériences de vidéosurveillance avec reconnaissance faciale, traçage individuel avec géolocalisation, obligation de conserver sur soi son smartphone allumé, etc. « Ces mesures peuvent sembler très liberticides », reconnaissent-ils, mais leur mise en œuvre a évité ou écourté le confinement général de la population. « Le présent rapport propose donc de recourir bien plus fortement aux outils numériques dans le cadre de la gestion des crises sanitaires ou des crises comparables (catastrophe naturelle, industrielle, etc.). »
Le scénario des parlementaires ferait presque passer les officiers de la Stasi est-allemande pour un détachement de Castors Juniors. Faire respecter couvre-feu, confinement, passe sanitaire et quarantaine « implique de croiser trois types de données : données d’identification, données médicales et données de localisation ». Ces informations nominatives issues des services publics — y compris les dossiers médicaux personnels — et des entreprises privées (transports, géants du Web, opérateurs divers) convergeraient vers une plate-forme baptisée en bon charabia anglo-macronien le Crisis Data Hub. Activé en cas d’état d’urgence, ce panoptique électronique, accessible notamment aux forces de l’ordre, aurait une vocation préventive et répressive.
Dans les deux domaines, les rapporteurs débordent d’imagination. « En exploitant des données génétiques, il pourrait être possible d’identifier immédiatement les personnes réceptives à un variant très rare d’un virus », estiment-ils. Issues des appareils domestiques connectés, les « données d’électrocardiogrammes, de balances connectées, de thermomètres connectés, de caméras thermiques détectant les symptômes fiévreux » faciliteraient les interventions médicales en amont.
Mais la pédagogie n’a qu’un temps, et les trois sénateurs dévoilent soudain leur grand dessein. « Dans les situations de crise les plus extrêmes, les outils numériques pourraient permettre d’exercer un contrôle effectif, exhaustif et en temps réel du respect des restrictions par la population, assorti le cas échéant de sanctions dissuasives, et fondé sur une exploitation des données personnelles encore plus dérogatoire. (…)
— le contrôle des déplacements : bracelet électronique pour contrôler le respect de la quarantaine, désactivation du passe pour les transports en commun, détection automatique de la plaque d’immatriculation par les radars, portiques de contrôle dans les magasins, caméras thermiques dans les restaurants, etc. ;
— le contrôle de l’état de santé, via des objets connectés dont l’utilisation serait cette fois-ci obligatoire, et dont les données seraient exploitées à des fins de contrôle ;
— le contrôle des fréquentations, par exemple aller voir un membre vulnérable de sa famille alors que l’on est contagieux ;
— le contrôle des transactions, permettant par exemple d’imposer une amende automatique, de détecter un achat à caractère médical (pouvant suggérer soit une contamination, soit un acte de contrebande en période de pénurie), ou encore la poursuite illégale d’une activité professionnelle (commerce, etc.) en dépit des restrictions. »
Cerise sur le gâteau, les pénalités seraient prélevées instantanément sur le compte des contrevenants. En contrepartie de ces petits accrocs aux libertés, « on pourrait imaginer que seules les personnes diagnostiquées positives, soit environ 0,1 % de la population fin mai 2021, soient soumises à des mesures d’isolement ».
Si les trois sénateurs avaient salué la version initiale du passe sanitaire comme une « bonne nouvelle », l’extension du dispositif au cœur de l’été a inspiré à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) une mise en garde contre le « risque d’accoutumance et de banalisation de tels dispositifs attentatoires à la vie privée (2) ». Logiquement, les auteurs du rapport pilonnent cette institution qui symbolise à leurs yeux un « conservatisme » hexagonal trop attaché au respect de la vie privé. Gommer cette « sensibilité française de plus en plus décalée, pour ne pas dire complètement absurde », exigera selon eux un « effort pédagogique immense », mais aussi et surtout d’en finir avec les atermoiements sur le risque de dictature numérique (3). « Tout ceci n’est pas le problème, expliquent les parlementaires. Si une “dictature” sauve des vies pendant qu’une “démocratie” pleure ses morts, la bonne attitude n’est pas de se réfugier dans des positions de principe. »
Vivement demain…
https://www.monde-diplomatique.fr/2021/09/RIMBERT/63495