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La Commission a son « unité d’élite » pour lutter contre les directives trop sociales - Élucid

#politique #UE #oligarchie

Le CER est composé de 9 membres (5 fonctionnaires de la Commission européenne et 4 experts externes), supposément indépendants, dont le rôle est d’évaluer la qualité des études d’impact accompagnant les projets de propositions de directives ou de règlements de la Commission européenne, avant que ceux-ci ne soient soumis à la discussion du Parlement européen et du Conseil de l’Union européenne. Pour comprendre toute son importance , un peu de contexte est nécessaire s’agissant de la procédure législative européenne.

Pour mémoire, la Commission européenne détient le monopole de l’initiative législative. Cela signifie qu’il n’y a qu’elle qui peut proposer des lois européennes (directives ou règlements), contrairement à ce qu’il se passe dans les démocraties où ce pouvoir est partagé entre les gouvernements et les parlements. En France, près d’un tiers des lois adoptées chaque année sont issues de propositions de loi du Parlement.

Ainsi, au niveau européen, les organes législatifs, que sont le Parlement européen et le Conseil de l’UE, ne peuvent donc pas proposer leurs propres textes législatifs. Avec un tel monopole, la Commission européenne dispose donc d’un pouvoir exorbitant : celui de décider des lois qui seront débattues et surtout des lois qui ne seront PAS débattues.

Un tel monopole facilite le travail des multinationales, qui n’ont pas à mener plusieurs batailles de front pour torpiller d’éventuels projets « socialisant » que pourraient proposer le Parlement européen ou le Conseil de l’UE. Elles peuvent donc concentrer leurs efforts sur la Commission et son administration.

L’industrie a très vite compris l’enjeu qu’il y avait à « contrôler » ce pouvoir d’initiative. Car qu’est-ce qu’une bonne directive ? C’est une directive qui n’est pas proposée. Nul besoin d’engager une armée de lobbyistes pour anéantir un texte qui irait un peu trop loin dans le sens du progrès social. Les grandes associations patronales ont donc poussé pendant des années pour la mise en place d’un ensemble d’outils visant à mettre sous contrôle l’initiative de la Commission, pour éviter toute « dérive » de la part de cette dernière.

Cet agenda, connu sous le nom de « Better Regulation » (« Mieux légiférer »), a été largement couronné de succès pour l’industrie, puisque la plupart des propositions visant à mettre sous contrôle le pouvoir d'initiative de la Commission ont fini par être mises en place. Nous avions déjà évoqué l’usage abusif des études d’impacts dans un précédent article, ce que certains appellent le « paralysis by analysis », c’est-à-dire noyer un projet de texte en le subordonnant à la réalisation d’un nombre irréaliste d’études d’impact.

D’autres dispositifs font donc désormais partie de l’arsenal « Better Regulation » : la généralisation des consultations à tous les stades de la chaîne législative, les « fitness checks », mais aussi et surtout le Conseil d’Examen de la Réglementation (CER).
Le pouvoir du CER : un droit de véto de fait sur les projets de directives

Nous l’avons dit, le rôle du CER est d’évaluer la qualité des études d’impacts qui doivent accompagner la plupart des propositions de directives et de règlements. Sur le principe, cela ne pose pas de problème ; il s’agit même plutôt d’une bonne pratique, puisque cela force les services de la Commission à être exigeants dans la façon dont ils pensent les textes qu’ils élaborent et les études d’impact associées.

Le problème, c’est l’effet des opinions rendues par le CER. En effet, en cas d’opinion négative sur une étude d’impact – ce qui arrive dans environ 40 % des cas – la proposition de directive s’arrête là, car elle ne peut être proposée pour adoption par le collège des commissaires.

En cas de rejet de l’étude d’impact, la Commission peut donc retravailler à la fois sa proposition et son étude d’impact (si la Commission ne retravaillait pas son projet de directive, il y aurait peu de chances que l’étude d’impact soit fondamentalement différente, d’où l’intérêt de retravailler les deux en même temps) en tenant compte des remarques faites par le CER pour lui resoumettre. En cas de deuxième rejet, seul le vice-président chargé des relations interinstitutionnelles et de la prospective peut soumettre l’initiative au collège des commissaires pour décider s’il y a lieu ou non de poursuivre la procédure.

Le CER, administrativement rattaché à la Commission, dispose donc de fait d’un droit de véto sur les projets de directives. La « démocratie européenne » permet donc à un organe non élu composé « d'experts » et de fonctionnaires de disposer d'un droit de véto contre des propositions législatives. Pourtant, dans une démocratie réelle, le droit de veto a un nom : le vote et il appartient au Parlement, seule institution légitime avec le peuple à être à même de juger du bien-fondé d'une loi.

Les pouvoirs du CER posent donc un problème en soi. Mais ce problème s’aggrave lorsque l'on s'intéresse aux membres du CER, à leurs fréquentations et à leurs motifs de rejets des études d’impacts.
Le CER et la directive sur le devoir de vigilance des multinationales : un cas d’école

L’organisation non gouvernementale Corporate Europe Observatory (CEO) a été la première, si ce n’est la seule, à avoir alerté sur la problématique du CER.

Dans un rapport de 2022, il montrait que le CER négligeait très souvent les aspects environnementaux et sociaux et faisait prévaloir les intérêts industriels. Concrètement, le CER ne demande que très rarement à ce qu’un texte soit plus exigeant sur le plan de la protection de l’environnement, des travailleurs ou des droits humains, mais retoque des études d’impacts et donc des propositions de directives jugées contraires à l’impératif de compétitivité.

Un exemple assez caricatural est son traitement de l’étude d’impact accompagnant la proposition de directives visant à instaurer un devoir de vigilance pour les multinationales. On sait aujourd’hui que le texte finalement adopté est assez pauvre et qu'il ne révolutionnera pas le capitalisme. La proposition initiale était pourtant réellement ambitieuse – avec notamment une responsabilité pesant sur la tête des membres du conseil d’administration en cas de manquement – et devait couvrir toutes les entreprises, y compris les PME. D'autre part, les victimes devaient avoir accès aux juridictions européennes pour porter plainte.

Évidemment, le projet a été massacré par les lobbyistes et en particulier par le Medef et l’AFEP (un autre lobby patronal). Cependant, en amont, une bataille invisible avait été livrée par le CER loin des citoyens, avant que le projet ne soit soumis à la délibération du Parlement européen et du Conseil de l’UE.

En mars 2021, le CER délivrait sa première opinion négative sur l’étude d’impact accompagnant la proposition de directive. Les motifs de cette décision furent tous plus fallacieux les uns que les autres : pour le CER, ni l’existence de violations de droits humains dans les chaînes de sous-traitance internationale ni l’absence de volonté des entreprises pour les éviter n’étaient suffisamment démontrées. Le CER ne considérait pas non plus que l’étude d’impact apportait des preuves satisfaisantes pour montrer qu’une approche par l’autorégulation n’était pas efficace. Était également dénoncé le fait que le point de vue des multinationales n’avait pas été assez pris en compte dans l’étude d’impact…

Et en novembre 2021, malgré une refonte totale de l’étude d’impact par la Commission (suite au premier avis négatif), le CER émettra un deuxième carton rouge, une deuxième opinion négative au motif que la création d’un devoir de vigilance pour les membres du conseil d’administration n’était pas bien justifiée, que les impératifs de compétitivité et d’innovation n’étaient pas assez pris en compte, et que l’inclusion des PME dans le champ d’application de ce nouveau devoir de vigilance n'était pas justifiée non plus.

Ce double rejet, salué par les organisations patronales, a contraint la Commission européenne à déposer une nouvelle version de la directive totalement diluée. Dans cette nouvelle version, la directive ne couvre plus que 1 % des entreprises européennes et exclut des pans entiers des chaînes de sous-traitance qui n’ont pas à faire l’objet de vigilance particulière.

C’est suite à cet « épisode » que le CEO a porté plainte auprès de la médiatrice de l’UE, qui a ensuite ouvert une enquête concernant deux points :

les interactions du CER et de ses membres avec les représentants d'intérêts en général (c’est-à-dire avec les lobbys), et les mécanismes en place pour s'assurer qu'il n'y a pas de conflit d'intérêts ou d'influence indue sur les travaux du CER ;
la composition du CER et la question de savoir s'il existe une diversité suffisante d'expertise.

La décision de la médiatrice de l’UE

Il ressort de cette décision et de cette enquête que les membres du CER, sous prétexte de sensibiliser des acteurs extérieurs sur leurs activités et d’échanger sur leurs méthodes de travail, avaient bien rencontré des lobbyistes, ce qui, selon la médiatrice, comporte un risque d’influence indue sur ses activités :

« La Médiatrice ne voit pas clairement comment les activités de sensibilisation, sous la forme de réunions avec des représentants d’intérêts individuels, pourraient contribuer à l’élaboration de méthodes d’amélioration de la réglementation. […] La Médiatrice ne trouve pas convaincant que les membres du CER doivent rencontrer des représentants d’intérêts individuels à ces fins.

Au contraire, la Médiatrice voit très bien les risques liés à de tels contacts directs lorsqu’il s’agit de la perception de l’indépendance du CER. Elle estime que, si les activités de sensibilisation des membres du CER, en particulier les réunions avec des représentants d’intérêts, suscitent des doutes quant à l’indépendance et à l’impartialité du CER, les membres du CER devraient s’abstenir de telles activités, même s’ils estiment que ces activités ne comportent aucun risque réel d’être indûment influencés. »

Sur le deuxième point, alors que selon une communication de la Commission (2015), « l’expertise des membres du CER doit couvrir la macroéconomie, la microéconomie, la politique sociale et la politique environnementale », il s'avère que selon la médiatrice de l’UE, le CER ne semble pas avoir de membre ayant une expertise sur les questions sociales et environnementales :

« La Médiatrice estime que les explications de la Commission concernant la composition du CER ne sont pas tout à fait claires. En particulier, la Commission n’a pas expliqué si elle garantissait la diversité de l’expertise requise parmi les membres du CER en tenant compte des diplômes universitaires des candidats, de leur expérience professionnelle ultérieure ou de tout autre facteur. La Commission n’a pas non plus expliqué si elle garantissait la diversité de l’expertise requise en recrutant les membres du CER parmi des candidats ayant une expérience des pouvoirs publics, de l’industrie et de la société civile.

À ce titre, la Médiatrice estime que la Commission devrait veiller à ce que, à l’avenir, la composition du comité d’examen de la réglementation corresponde clairement à la diversité des compétences requises dans sa communication sur le comité d’examen de la réglementation. La Commission devrait également décrire clairement les critères qu’elle applique pour sélectionner les membres du CER à cette fin. »

C’est donc en des termes très diplomatiques que la médiatrice de l’Union européenne invite le CER et ses membres à ne plus se moquer du monde.

Toutefois, même si à l’avenir le CER mettait de l’ordre dans son fonctionnement, on peut rester sceptique quant au fait que celui-ci se mette à critiquer un jour une étude d’impact parce qu’une proposition de directive ne va pas assez loin dans la défense des droits de l’homme, de l’environnement et des travailleurs. L’agenda ayant poussé à sa création avait précisément le but inverse. Ses règles internes ont d’ailleurs été modifiées en décembre 2022 pour accorder une attention plus importante encore à l’impératif de préservation de la compétitivité des entreprises européennes lors de ses évaluations.

Le CER fait donc aujourd’hui exactement ce qu’on attendait de lui lors de sa création. Et on peut raisonnablement imaginer que le jour où celui-ci deviendrait un agent du socialisme au sein de la Commission européenne, les lobbys qui avaient poussé à sa création, pousseraient alors à sa disparition.

Cette décision illustre bien à quel point les conflits d’intérêts font système au sein de la Commission européenne, à quel point le phénomène de « capture réglementaire » (regulatory capture) se retrouve à tous les maillons de la chaîne législative, y compris avant même qu’un texte ne soit soumis à la délibération. Nous voilà donc aux antipodes de la « démocratie européenne » ...

https://elucid.media/politique/commission-europeenne-bruxelles-unite-elite-lutter-contre-directives-trop-sociales

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Vincent Tiberj : « La France ne se droitise pas par en bas, mais par en haut » | Alternatives Economiques

#politique #oligarchie #fascisme

Selon ses recherches basées sur des indices longitudinaux, les Français deviennent globalement plus progressistes et tolérants.
La droitisation est principalement un phénomène médiatique et politique.

https://www.alternatives-economiques.fr/vincent-tiberj-france-ne-se-droitise-bas/00112697

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L’oligarchie « macro-lepéniste » est en train de tout détruire - François Boulo - Élucid

#politique #oligarchie #ploutocratie #lacorde #guillotine2024

Le 7 juillet au soir, la France est officiellement entrée dans une crise de régime qui pourrait aboutir, à terme, à l’effondrement de la Ve République. En prononçant la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin dernier, Emmanuel Macron pensait réaliser un coup de maître en se reconstituant une majorité absolue sur les cendres d’une gauche qu’il pensait définitivement divisée, tout en activant une énième fois le fameux « barrage républicain ». Sa stratégie est un échec cuisant et plutôt que d’accepter sa défaite, il a fait le choix de se mettre à la merci du Rassemblement national, qui est désormais en position de censurer n’importe quel gouvernement, à commencer par celui de Michel Barnier. Faut-il vraiment s’étonner de voir celui qui s’est fait élire comme « rempart » face à la montée de l’extrême droite s’allier désormais ouvertement avec elle ? Que les deux forces politiques présentées depuis des décennies comme les plus opposées en viennent à s’entendre pour permettre la constitution d’un gouvernement n’est-il pas le signe que les institutions actuelles ne sont plus seulement à bout de souffle, mais bien agonisantes ?

Si le macro-lepénisme, concept théorisé par Emmanuel Todd en 2020 (1), est devenu une réalité institutionnelle quatre ans plus tard, ce n’est pas le fruit du hasard. Certes, si l’on s’en tient à la surface des choses, l’extrême centre est censé incarner l’ouverture au monde et la promotion de la diversité, alors que l’extrême droite est présentée comme symbole du repli sur soi et du racisme. Ces discours et ces représentations largement relayés par les médias dominants fonctionnent à merveille dans l’opinion publique.

L’extrême centre parle aux gens relativement aisés et, en tout cas, plutôt satisfaits de leur sort, là où l’extrême droite séduit les mal-considérés (les « sans dents »), et plus largement tous ceux qui se plaignent de l’insécurité économique, urbaine ou culturelle. Il n’y a là rien d’illogique à ce que des gens qui se déclarent heureux se montrent disposés à s’ouvrir sur l’extérieur et qu’à l’inverse, ceux qui souffrent ou sont angoissés réclament de la protection et revendiquent une forme de retour aux traditions.
Macronisme et Lepénisme : les deux faces d’une même pièce

Ces considérations auront traversé le débat public français depuis au moins une quarantaine d’années, et plus intensément encore après l’accession au deuxième tour de l’élection présidentielle de Jean-Marie Le Pen en 2002. Or, ce clivage entre camp républicain d’un côté et menace fasciste de l’autre s’apprête à apparaître pour ce qu’il a toujours été : une tartufferie.

Après la fausse alternance gauche/droite qui aura gouverné le pays jusqu’en 2017 avant de fusionner dans le macronisme, voilà que l’autre grand clivage revendiqué dans le champ politique français est en train de s’évaporer sous nos yeux. Et il n’y a là rien de surprenant.

Si l’on fait fi du vernis superficiel qui passionne les journalistes politiques de salon, tout observateur politique avisé voit bien le rapprochement quasi achevé des positions idéologiques portées par l’extrême centre et l’extrême droite. Depuis 2017, le Rassemblement national n’a cessé de se « recentrer » en matière économique – en renonçant à toute politique de rupture avec l’Union européenne – alors que dans le même temps, le camp macroniste s’est progressivement radicalisé sur les questions culturelles, et en particulier sur son rapport à l’islam.

Sans que ces exemples soient exhaustifs, on pense à tel ministre macroniste mandatant le CNRS en 2021 pour mener une « étude scientifique » sur « l’islamo-gauchisme » dans les universités, à l’interdiction de l’abaya lors de la rentrée scolaire 2023, ou encore à Gérald Darmanin reprochant à Marine Le Pen d’être « un peu dans la mollesse » sur sa critique de l’islam, lors d’un débat télévisé sur le service public audiovisuel.

De son côté, le RN a opéré une toute nouvelle série de reculs sur son programme économique lors des dernières élections législatives, parmi lesquels le retour de l’âge légal de départ en retraite à 62 ans, l’exonération de l’impôt sur le revenu pour les jeunes de moins de 30 ans, ou encore la sortie du marché européen de l’électricité. En réalité, la seule différence notable (et elle est quand même de taille !), c’est que l’arrivée au pouvoir du RN – dont le discours répand le venin de la division en stigmatisant certaines communautés minoritaires – accélèrerait plus encore la libération des paroles et des actes racistes.

À cette exception près, force est de constater que ces deux forces politiques s’attirent en réalité comme des aimants. Au point où nous sommes rendus, on a peine à les distinguer puisqu’en retenant une grille de classification de fond, ces deux partis sont inégalitaires (économiquement), autoritaires (démocratiquement) et conservateurs (culturellement). Dit autrement, Emmanuel Macron n'a jamais été un libéral ; il est un inégalitaire-autoritaire !
À la fin, c’est l’oligarchie qui gagne…

Une fois admis cet état de fait, tout s’éclaire. On comprend mieux pourquoi Emmanuel Macron s’est obstinément refusé à désigner un Premier ministre issu du Nouveau Front Populaire (NFP), alors même que c’est le groupe politique qui compte le plus de députés à l’Assemblée, et alors que la France insoumise – excommuniée arbitrairement du « champ républicain » – se montrait disposée à ne pas entrer au gouvernement. Certes, rien n'obligeait Macron dans la lettre de la Constitution, mais l’esprit démocratique, lui, l’imposait.

On est loin de la leçon d’exemplarité donnée par le Général de Gaulle, lui qui démissionnait de la Présidence en 1969 après avoir été désavoué lors d’un référendum par une très courte majorité de 52,41 %. Emmanuel Macron, lui, s’obstine contre vents et marées alors qu’au moins 70 % des Français rejettent sa politique (c’est même 75 % selon un récent sondage Odoxa) ! Que fallait-il néanmoins espérer d’un Président de la République qui, à maintes reprises, a piétiné la démocratie en s’accrochant coûte que coûte à une lecture purement légaliste de la Constitution pour bafouer la volonté exprimée par le peuple ? Rien, à l’évidence.

Le passage en force de la réforme des retraites en 2023 était jusqu’alors la dernière démonstration de sa pratique extrêmement autoritaire du pouvoir. Le double coup de force de la dissolution surprise suivie du refus de tenir compte du résultat des élections n’en est que la continuité.

Pourquoi ? Pourquoi empêcher par tout moyen le Nouveau Front Populaire (NFP) d’accéder au pouvoir ? Le programme de cette gauche issue d’une alliance de circonstances n’avait strictement rien de révolutionnaire. Mais pour la bourgeoisie française, les quelques mesures de justice fiscale et l’abrogation de la réforme des retraites, c’était déjà trop. Et c’est là que nous touchons à l’un des points caractéristiques de la période. Les classes dominantes ne veulent plus faire aucun compromis, aucune concession. Elles veulent le gâteau tout entier, et même les miettes ! Elles tiennent l’appareil d’État et n’ont jamais été aussi arrogantes et sûres d’elles-mêmes.

C’est pour cela qu'il était hors de question pour Macron de prendre le risque de laisser un gouvernement NFP se former. Même si celui-ci était assez certain de tomber par censure dès le vote de confiance voire au bout de seulement quelques semaines, il ne fallait pas même concéder au peuple, en particulier de gauche, une victoire ne serait-ce que symbolique. Pourquoi s’abaisser à s’incliner face à la volonté majoritairement exprimée par les citoyens (même si relative) quand on a la possibilité de s’allier avec l’extrême droite ?

Pour la bourgeoisie, il importe avant tout que le camp au pouvoir soit inégalitaire et autoritaire. Qu’il s’agisse ensuite de l’extrême centre ou de l’extrême droite, c’est bonnet blanc ou blanc bonnet. Dans le moment, la conservation du pouvoir bourgeois passe par un gouvernement de droite macroniste soutenu par l’extrême droite. Demain, ce sera peut-être l’inverse : un gouvernement d’extrême droite soutenue par l’extrême centre. Peu importe la formule, tant que la bourgeoisie garde la main pour servir ses intérêts…
… et la France qui perd

Reste qu’aux yeux de la plupart des électeurs – plus sensibles aux apparences et aux personnalités qu’à l’analyse des programmes et des idéologies –, le macronisme et le lepénisme demeurent à ce jour deux camps politiques radicalement opposés, d’où une tripartition de l’électorat entre gauche, extrême centre et extrême droite, qui empêche de dégager une majorité absolue à l’Assemblée.

Cette tripartition institutionnellement neutralisante, ou à tout le moins incapacitante, pourrait durer plusieurs années, car elle repose sur des critères relativement structurants : une fracture générationnelle entre la gauche (jeune) et l’extrême centre (vieillissant) et une fracture éducative entre la gauche (plutôt diplômée) et l’extrême droite (plutôt peu diplômée). Pour autant, cette tripartition porte en elle une fragilité substantielle, car elle repose fondamentalement sur l’idée – on l’a vue erronée – que le RN serait un parti de « rupture » (preuve en est la justification brandie par nombre de ses électeurs « On n’a jamais essayé »).

Le drame de la scène qui se joue sous nos yeux est que l’extrême droite réussit – avec la complaisance des médias officiels – à se présenter auprès de leurs électeurs comme une alternative à l’extrême centre alors qu’elle n’est que l’autre visage (moins présentable) des classes dominantes. Après 40 ans de néolibéralisme au cours desquels les « élites » ont trahi la nation française en dilapidant le patrimoine public, en bradant une grande part de l’industrie aux puissances étrangères, et en appauvrissant ainsi une part toujours croissante de la population, l’envie des électeurs de renverser la table n’a jamais été aussi forte, et on les comprend ! Là est le point commun entre l’électorat de gauche et celui d’extrême droite.

Mais les électeurs du RN sont les dindons de la farce. La vie politique française est bloquée dans ce paradoxe où 2/3 des Français expriment la volonté d’une rupture politique radicale, mais où dans le même temps, 2/3 d’entre eux votent aussi pour la continuité (extrême centre et extrême droite). Il est à espérer que le soutien de Marine Le Pen au gouvernement Barnier – même s’il ne tiendra peut-être pas dans le temps – agisse comme un révélateur…

L’autre drame est que la France entre en crise institutionnelle au même moment où elle sombre sur le plan économique.

Pendant que la bourgeoisie se gave en battant chaque année de nouveaux records de détention de richesse – les 500 familles françaises les plus fortunées détiennent désormais 1 228 milliard d’euros de patrimoine, soit 50 % du PIB français (c’était 6,4 % en 1996…) – la France, elle, court tout droit à la ruine. Niveau d’endettement, déficit public, balance commerciale… tous les indicateurs sont dans le rouge, à tel point que la Commission européenne vient de déclencher une procédure pour déficit excessif à son encontre, ce qui promet déjà un plan d’austérité drastique pour les années à venir, et cela dans un contexte où l’ensemble de la production au sein de l’Union européenne décroche significativement face à la concurrence mondiale.

Avec des capacités industrielles pulvérisées par les délocalisations massives – causées en grande partie par l’euro et le marché unique européen –, la France ne dispose plus de beaucoup de marges de manœuvre pour se relancer. Il faudrait assumer une rupture avec les règles de l’Union européenne, ce qui, dans un premier temps, produirait inévitablement un choc économique douloureux pour l’ensemble de la population. Or, aucun représentant politique n’assumera de prendre un tel risque. Rien de bon et durable n’adviendra tant que l’Union européenne – dans sa construction actuelle – n’aura pas implosé.
Les crises de régime finissent mal, en général…

Résumons. La France est en déclin économique, une large majorité de la population ne le supporte plus et réclame du changement, mais la bourgeoisie entend plus que jamais continuer à s’accaparer toujours plus de richesses, et aucun représentant politique n’aura le courage ni la légitimité de prendre les décisions radicales (et pour certaines impopulaires) qui s’imposent… et tout cela dans une configuration où plus aucune majorité absolue ne parvient de toute façon à se dégager à l’Assemblée nationale.

En y ajoutant les traditionnelles ambitions personnelles des représentants politiques, il ne serait pas étonnant d’assister dans les prochains mois et prochaines années à une valse des gouvernements comme au temps de la IVe République. À court terme, même la possibilité d’une démission contrainte du Président Macron, malgré son indéfectible volonté de s’accrocher au pouvoir, est désormais une hypothèse tout à fait envisageable. Quelle autre option aura-t-il si le gouvernement Barnier venait à tomber ? Il est bien possible que lui-même ne parvienne pas à répondre à cette question.

Les impasses sont partout. C’est pourquoi, même si la gauche parvenait à accéder au pouvoir, elle pourrait être balayée par les forces de l’Histoire. En 1936, le Front Populaire a certes réussi a légué un héritage social encore d’actualité, mais il n’a rien pu faire pour enrayer les dynamiques guerrières de l’époque, et en particulier la montée du nazisme en Allemagne qui se rêvait en grande puissance européenne. Quatre ans plus tard, la défaite de juin 1940 aboutissait à la fin de la IIIe République et accouchait du régime de Vichy ce qui, on le rappelle, n’avait posé strictement aucun problème à la bourgeoisie française…
Des outils institutionnels pour sortir de la crise ?

Pour sortir de la crise de régime actuelle, nombreux sont ceux dans les sphères militantes qui préconisent l’instauration de nouveaux outils institutionnels permettant une intervention plus directe des citoyens dans le processus démocratique. Référendum d’initiative citoyenne, tirage au sort pour composer les assemblées représentatives, élection au jugement majoritaire, généralisation du dispositif de convention citoyenne sont autant de propositions présentées comme remèdes à nos impasses.

Si ces dispositifs peuvent paraître séduisants en théorie, et que leur discussion présente un incontestable intérêt pédagogique pour la conscience citoyenne, il faut avoir la lucidité et l’honnêteté d’affirmer qu’il s’agit certes d’un moyen de mobilisation important, mais que la solution ne viendra pas là. Et pour une raison fort simple : les classes dominantes n’ont pas du tout l’intention de céder la moindre parcelle de pouvoir au peuple. Elles viennent, d’une main en la personne d’Emmanuel Macron, de refuser le résultat des élections législatives, ce n’est certainement pas pour concéder de l’autre main quelque largesse que ce soit !

La sortie de crise ne se fera malheureusement pas dans l’apaisement et la discussion raisonnable. On ne fera pas l’économie du rapport de force. Autrement dit, seule une force politique réellement de rupture accédant au pouvoir serait disposée à introduire de nouveaux outils institutionnels. Mais encore faut-il déjà accéder au pouvoir, ce qui est pratiquement impossible face à la censure et à la propagande que les médias dominants pratiquent chaque jour avec plus d’autoritarisme et de sectarisme.

En tout état de cause, aucun texte juridique, aussi brillant soit-il, ne sauvera la démocratie. Une Constitution, aussi bien écrite soit-elle, ne constitue jamais un garde-fou absolu. Pour preuve, l’article 2 de la Constitution de 1958 énonce que « le principe de la République est celui du gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». On sait ce qu’il en est de ce beau principe aujourd’hui.

Une Constitution est toujours menacée d’être victime d’un coup de force de la part d’une minorité agissante. Cela peut être le fruit d’un putsch militaire, mais aussi, bien plus subtilement, d’une emprise de plus en plus grande d’un pouvoir oligarchique sur l’ensemble des leviers du pouvoir institutionnel. Face à cette menace, il n’existe qu’un seul gardien du temple : un peuple éclairé, soudé et combatif. La souveraineté du peuple est proportionnelle à son niveau de conscience politique.

La période actuelle est certes très incertaine et couve de terribles dangers. Mais une crise systémique comme celle que nous connaissons aujourd'hui ouvre aussi des brèches, des opportunités pour convaincre la masse des gens jusqu’alors insouciante qu’il va désormais falloir prendre les problèmes à bras-le-corps. L’avenir n’est pas ce qui advient, mais ce que nous en ferons. Au travail !

https://elucid.media/democratie/oligarchie-macron-lepeniste-france-tout-detruire-francois-boulo

wazoox@diasp.eu

Les aides sociales sont-elles les mères de tous les vices ? - Élucid

#politique #oligarchie

« 1 800 euros tombent tous les mois sans bosser ! ». En septembre 2023, le Youtubeur Mertel déclenchait la polémique en proposant des formations en ligne à 300 euros pour permettre à ses « étudiants » de percevoir l’allocation aux adultes handicapés (AAH). Un tollé en forme de pain béni pour les pourfendeurs des mânes de l’État providence français.

« Responsable » du chômage, encourageant « l’oisiveté », promouvant les mères célibataires plutôt que « la famille classique », privilégiant les chômeurs avec des « progénitures foisonnantes » au foyer classique avec deux enfants, le système des prestations sociales est très régulièrement sous le feu des critiques, comme un joker tombant de la manche au moment opportun. Mais est-il réellement plus « rentable » de demander des « aides » que d’avoir une activité salariée conventionnelle ?
Les mères isolées dans le viseur

En 2008, l’allocation parent isolé, créée en 1976, a basculé dans le champ du revenu de solidarité active (RSA). Le RSA majoré est accordé, sans condition d’âge, à un parent isolé qui assume seul la charge d’un ou de plusieurs enfants. Le principe de base est le même que celui du RSA : permettre aux allocataires de bénéficier d’un revenu minimum garanti.

Pour les parents isolés, une majoration est versée jusqu’au troisième anniversaire de l’enfant le plus jeune, ou pour une durée d’un an si tous les enfants ont plus de 3 ans au moment de la séparation. Les éventuelles autres ressources sont déduites du montant de l’allocation.

Un parent isolé avec un enfant perçoit au maximum 966,99 euros. Autant dire que sans logement social, le « bénéfice » net de « l’opération » est bien mince après le règlement du loyer… Fin 2020, 232 900 foyers touchaient le RSA majoré, dont 96 % de femmes. La moitié des bénéficiaires avaient moins de 30 ans. Si l’on prend en compte les personnes à charge, 704 600 personnes étaient couvertes par le RSA majoré, soit 1 % de la population.

Depuis cette réforme, l’administration pousse avec insistance les femmes élevant seules des enfants vers le marché du travail. « Coincées » avec des enfants très jeunes, sans les moyens de payer une assistante maternelle, ces femmes qui n’ont pas de proches pour les seconder se voient obligées d’accepter les emplois (mal rémunérés) proposés sans jamais être libérées de l’obligation d’être de « bonnes mères » – autant dire : des mères présentes et investies dans l’éducation avec la même ferveur que les mères au foyer ou les femmes des catégories sociales supérieures.

Pis, les mères isolées des couches défavorisées sont les premières à être l’objet de signalements auprès de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), même en cas d’absence de maltraitances – la pauvreté étant considérée comme une « menace » pour la progéniture.

Si la famille est une des « valeurs refuge » les plus prônées par les Français (un sondage IFOP mené en 2017 démontrait que près de 9 sur 10 considéraient la famille comme le premier lieu de solidarité et le principal amortisseur social), les couches les plus populaires sont les principales victimes d’une double précarité économique et affective au travers du délitement de la famille, présentée comme une avancée par des « élites » sociétales qui mènent bien mieux leur barque. Ce qui fait d’ailleurs dénoncer à Emmanuel Todd une des nombreuses hypocrisies de notre temps :

« Au XIXe siècle, les classes moyennes officiellement puritaines autorisaient leurs hommes à prendre des maîtresses […] aujourd’hui, des classes moyennes officiellement ouvertes à toutes les expériences sexuelles retournent en cachette à une vie familiale sécurisante. »

En d’autres termes, plus grossiers : la petite bourgeoisie intellectuelle composée de cadres prône les foyers monoparentaux, la multiplication des partenaires sexuels à usage unique et les pères absents, mais a toujours les moyens matériels et économiques de composer avec le « manque à gagner » de ces nouveaux modèles. Les plus pauvres, en revanche, ne peuvent élever dignement leurs enfants sans la solidarité familiale « classique ».
Le RSA plutôt que le SMIC ?

Fin 2021, la France comptait 1,93 million de foyers bénéficiaires du RSA selon une étude publiée par le service statistique du ministère de la Santé (Dress). En septembre 2023, le montant du RSA s’élevait à 608 euros par mois pour une personne seule sans enfant, soit 44 % du SMIC net à temps plein. Pour un couple avec deux enfants, il atteint 1276 euros.

Le niveau de vie reste, sans conteste, plus élevé au SMIC, quelle que soit la composition familiale. Entre 1990 et 2023, le pouvoir d'achat moyen des bénéficiaires du RSA, qui a succédé au RMI, a augmenté de +9 % selon les calculs de la Dress, mais le pouvoir d'achat des salariés payés au SMIC a lui progressé de +33 % sur la même période.

Le RSA permet certes d’accéder à des droits connexes, ensemble d’aides sociales secondaires attribuées au niveau national (prime de Noël, chèque énergie, complémentaire santé solidarité…) ou au niveau local par les communes, départements ou régions (gratuité de la cantine, des transports, etc.), mais la vie au RSA est loin de l’image que veulent laisser paraître les youtubeurs fraudeurs ou les influenceurs de droite tendance « faf ».

Après paiement des dépenses contraintes (loyer, assurances, abonnements), le niveau de vie mensuel est inférieur à 470 euros pour la moitié des membres des ménages bénéficiaires du RSA, contre 1 070 euros pour l'ensemble de la population. « Il reste moins de 10 euros par jour et par unité de consommation à un quart des membres des ménages bénéficiaires du RSA », conclut la Drees.
L’AAH, une aubaine ?

Selon les chiffres avancés par l’Observatoire des inégalités, la moitié des personnes handicapées a un niveau de vie inférieur à 1 512 euros par mois, soit 300 euros de moins que le niveau de vie médian des personnes valides. Ainsi, 19,5 % des adultes handicapés vivent sous le seuil de pauvreté. « Parmi les familles en difficulté économique que nous accompagnons ici, j’ai remarqué qu’un quart d’entre elles ont un membre concerné par un handicap », témoigne Pascale Desplats, la référente handicap à l’antenne du Secours populaire à Nangis (77).

Une réalité révélatrice d’un phénomène peu décrit : les proches des personnes concernées par le handicap sont obligées d’arrêter de travailler, totalement ou partiellement, afin de prendre en charge et d’accompagner un proche handicapé (enfant, conjoint ou parent). Il y a 9 millions de personnes en France qui sont « aidants », sans que l’on sache la part exacte qui travaille encore à temps plein. Cette situation découle largement d’un sous-investissement public dans les établissements et les personnels spécialisés.

Ici, la prestation de compensation permet de payer le salaire d'une aide à domicile ou d'acheter un fauteuil électrique, mais ne représente pas une source de revenus pour vivre. Les frais sont les mêmes que ceux des personnes dites « valides », auxquels il convient d’ajouter les frais liés au handicap : réparations du fauteuil électrique, aménagements de l’appartement, soins non pris en charge par la Sécurité sociale, etc.
Exonérations, crédits d'impôt : un « assistanat » jamais dénoncé

Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, zones franches, exonération de la taxe foncière, facilités comptables, niches et allégements en tous genres : au fil des décennies, les pouvoirs publics ont taillé un environnement fiscal et réglementaire sur mesure pour le patronat, sans aucune contrepartie. Preuve qu’à l’inverse, l’État-providence fonctionne très bien pour les entreprises...

https://elucid.media/societe/aides-sociales-prestations-salaire-rsa-smic-meres-tous-vices

wazoox@diasp.eu

« L'idéologie néolibérale génère un totalitarisme à l'envers » - Alain Caillé - Élucid

#politique #oligarchie #ploutocratie

Laurent Ottavi (Élucid) : Vous avez choisi de retenir le concept d’extrême droite plutôt que de populisme. Qu’est-ce qui rassemble, par-delà leur diversité, les mouvements désignés comme tels ?

Alain Caillé : Les extrêmes droites ont des discours qui peuvent être très contradictoires. Certaines ont des programmes radicalement étatistes, d’autres radicalement individualistes. Certaines sont profondément religieuses, d’autres totalement étrangères à la religion. Certaines rejettent l’homosexualité, d’autres l’acceptent. Par contre, elles ont deux points communs. Le premier est la haine des étrangers, érigés en bouc-émissaires. C’est leur invariant systémique en quelque sorte. L’autre est la haine de ceux qu’on a nommés les social justice warriors, ceux qui militent pour la justice sociale. C’est la haine des intellectuels et de la pensée, qui conduit aux vérités alternatives, aux fake news.

Élucid : Pouvez-vous expliquer en quoi l’idéal démocratique est protéiforme et pourquoi cela est important par rapport au succès rencontré par l’extrême droite aujourd’hui ?

Alain Caillé : Tout le monde se réclame de la démocratie, y compris les pires dictatures, comme si son sens était évident aux yeux de tous. Or, elle peut être abordée selon des approches extraordinairement différentes, car l’idéal démocratique est très complexe. La définition minimale donnée par Abraham Lincoln est celle du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».

Voilà qui pose la question de savoir ce qu’est un peuple. Est-ce une population définie en termes ethniques, l’ensemble des habitants d’un pays, ceux qui se reconnaissent dans une Constitution particulière comme le soutient Habermas ? Ou bien le mot peuple désigne-t-il les petits par rapport aux grands, ceux qui s’opposent aux élites ? Ce peuple, si difficile à définir, est-il fermé ou ouvert ? Se limite-t-il à la population d’origine ou prend-il en compte les personnes immigrées ?

Par ailleurs, lorsque l’on parle de démocratie, on a en tête l’idée de liberté et d'égalité. Mais de quelle liberté, de quelle égalité parle-t-on ? La liberté est-elle collective, s’agit-il de revendication de la souveraineté, qui était autrefois le plus grand marqueur de la gauche. S’agit-il de la liberté individuelle, ce que tout le monde a en tête aujourd’hui, la liberté pour l’individu de faire ce qu’il veut sans avoir à se soucier de ses devoirs ?

Concernant l’égalité, de quoi parle-t-on là encore ? De l’égalité de quoi ? De revenus ? De dignité ? D’intelligence ? Etc. Entre qui ? Le sociologue François Dubet relève qu’il y a encore trente ans, on parlait d’égalité des positions, d’une égalité économique pour l’essentiel. La démocratie n’était pas concevable alors sans une limitation des grosses inégalités de revenus, de patrimoine ou de capital. Cette égalité était liée à une forme de similitude liant les membres d’une collectivité politique. Ce qui était revendiqué, c’était une égalité-identité.

On vise plutôt maintenant l’égalité des chances. Cette visée ne remet pas en cause les inégalités matérielles, ou même les inégalités de prestige, car l’idée est que chacun puisse réussir le mieux possible. Cette égalité des chances se pense comme une égalité des différences. Chacun entend être reconnu non pas tant comme semblable que comme différent. Le problème étant que cette égalité des chances (tout le monde a le droit d’accéder au sommet de la richesse, du pouvoir et de la notoriété) n’est pas réalisable sans une certaine égalité des positions.

La démocratie ne peut consister qu’en une forme d’équilibre entre toutes ces tensions, entre ces différentes définitions de la liberté, de l’égalité et du peuple. Si on ne part pas de cette idée d’un équilibre à trouver et si on ne l’énonce pas comme telle, on se laisse déborder par des mouvements d’extrême droite (ou d’extrême gauche, mais c’est moins d‘actualité) qui se prétendent profondément démocratiques en mettant l’accent sur un des pôles de l’idéal démocratique au détriment des autres. Ils le vident ainsi de sens sous prétexte de le réaliser enfin. Par exemple, en parlant au nom d’un « vrai » peuple dont ils excluent tous les groupes ou toutes les catégories de population qui ne leur plaisent pas.

« L’axiome de base du néolibéralisme est que l’avidité est une bonne chose, de même que la recherche du toujours plus. Aucun collectif, aucun commun ne fait sens sauf s’il sert les intérêts individuels. »

Avant d’en revenir à l’extrême droite, pouvez-vous expliquer en quoi l’hégémonie néolibérale, qui en fait le lit, tient à ce qu’elle promet d’incarner la promesse démocratique ?

Nous sommes les héritiers des grands discours de la modernité démocratique, autrement dit du libéralisme, du socialisme, du communisme et de l’anarchisme qui n’ont plus suffisamment de ressources, de sens pour nous aider à nous orienter dans le monde actuel. Ils ne sont pas à la hauteur de la question environnementale et des enjeux de la mondialisation. Face à ce vide de sens, le néolibéralisme se présente comme une sorte d’idéologie par défaut, selon laquelle les sujets individuels sont les seules sources de droit, les seules sources de légitimité. De sujets mutuellement indifférents (j’emprunte cette formulation au célèbre philosophe John Rawls), soucieux uniquement de leur propre intérêt.

L’axiome de base du néolibéralisme est que l’avidité est une bonne chose – greed is good – de même que la recherche du toujours plus. Aucun collectif, aucun commun ne fait sens sauf s’il sert les intérêts individuels. Si l’idéologie néolibérale, qui vante un capitalisme rentier et spéculatif, semble tenir la promesse démocratique, c’est parce qu’elle survalorise la liberté individuelle et fait voler en éclat toutes les hiérarchies instituées, tous les collectifs. Elle produit un type de société que je propose de qualifier de société totalitaire à l’envers, une société « parcellitaire ».

La lutte pour la reconnaissance est devenue dans cette société l’enjeu essentiel. Elle n’était pas thématisée jusqu’à il y a une trentaine d’années de façon explicite par les sciences sociales ou la philosophie politique. La lutte des classes, les conflits sociaux tournaient principalement autour de la question économique (la propriété des moyens de production dont parlaient les marxistes, les différences de revenus et de patrimoine). On pensait que toutes les autres inégalités, notamment entre les hommes et les femmes, ou les inégalités culturelles, le racisme, les inégalités entre colonisateurs et colonisés, etc., allaient être réglées grâce à l’avènement de l’égalité économique. Ces luttes, depuis, ont pris leur autonomie notamment grâce au moteur principal de la lutte pour la reconnaissance des femmes.

« Trump, Bolsonaro, Le Pen et les autres sont des agents du néolibéralisme qui est la cause première des trois paniques économique, écologique et identitaire. »

En quoi la lutte pour la reconnaissance et le « totalitarisme à l’envers » sont-ils liés ? Identifiez-vous aujourd’hui l’équivalent d’un sentiment de désolation, ce sentiment analysé par Hannah Arendt comme le terreau des totalitarismes ?

Nous ne sommes pas exactement dans la même situation que celle qui a produit les régimes totalitaires d’hier, produits par le sentiment de désolation. Mais la désolation entretient des liens avec la question de la reconnaissance. À partir du moment où le système de valeurs traditionnel des classes volait en éclat, expliquait Arendt, plus personne ne savait où il se trouvait et cette incertitude entraînait la désolation qui conduisait aux régimes totalitaires. Nous retrouvons quelque chose de similaire aujourd’hui, mais ce n’est pas tant une incertitude qu’un sentiment de panique face à la multiplication des identifications possibles.

Ce sentiment conduit à ce que j’appelle le totalitarisme à l’envers. Ce n’est pas, comme au XXe siècle, un régime qui vise à sacrifier l’individu au profit du collectif, du prolétariat, de la race, de l’État, etc., mais un type de société dans lequel tout ce qui est de l’ordre du collectif, du commun, est répudié ou ne fait plus sens. Plus personne, dans ces conditions, ne sait très bien à quel collectif il appartient.

Le règne du néolibéralisme et du capitalisme rentier et spéculatif produit une panique économique, parce qu’il appauvrit les classes moyennes et les classes populaires. Il produit la panique écologique parce que les remèdes indispensables pour remédier au réchauffement climatique et à la crise environnementale sont toujours sacrifiés au profit des enjeux économiques. Il génère, enfin, une panique identitaire en délégitimant tous les collectifs dans lesquels on se reconnaissait.

Les mouvements dits « populistes », que je préfère nommer d’extrême droite puisque c’est elle qui triomphe aujourd’hui, prospèrent sur ce terrain-là. Ils se présentent paradoxalement comme les seuls susceptibles d’apporter un remède à cette désagrégation de la société et aux trois paniques. Ils apportent un remède à la panique écologique en la niant. Ils proposent un remède à la panique identitaire par un retour aux identités traditionnelles qu’ils survalorisent. Ils cherchent enfin un remède à la panique économique par la dérégulation.

Trump, Bolsonaro, Le Pen et les autres sont des agents du néolibéralisme qui est pourtant la cause première des trois paniques. Ils déclarent en quelque sorte vouloir remédier à ses effets en alimentant ses causes. Ils vivent de l’idéal de l’égalité des chances. L’idée n’étant plus de remettre en cause les inégalités, ils se positionnent comme des modèles de réussite auquel chacun devrait pouvoir accéder.

L’extrême droite apparaît ainsi comme une gauche par défaut. La gauche ne sait plus tenir ses promesses parce que, jouant au seul plan national, elle ne fait pas le poids par rapport à un capitalisme rentier et spéculatif qui domine à l’échelle mondiale. Du coup, elle n’a pas de contre-discours plausible à opposer au néolibéralisme. Elle ne parvient pas à répondre à la fois à la question économique, sociale et identitaire. Elle a d’ailleurs tendance à dénier la dernière des trois, quand elle ne l’alimente pas par une revendication sociétale parfois exacerbée. Il y a là un manque de pensée.

L’extrême droite se présente donc comme la seule force politique capable de tenir les promesses de la gauche, ce qui se traduit dans le vote des catégories populaires. Si les digues tiennent encore en Occident pour le moment, les lignes de défense sont très fragiles. Aucune force politique n’a, pour l’heure, de discours structuré à opposer. À la fois au néolibéralisme et au néofascisme.

« L’ensemble des principes du convivialisme est subordonné à l’impératif catégorique de l’expansion de l’hubris contre le déchaînement vertigineux d’un désir de puissance partout manifesté. »

Le convivialisme est le chemin que vous proposez pour sortir des trois paniques sur lesquelles prospèrent l’extrême droite, en tranchant le nœud du néolibéralisme. De quoi s’agit-il ?

Nous manquons terriblement d’un fonds doctrinal, ce qui explique en partie le triomphe du néolibéralisme. Le convivialisme a précisément été créé dans l’idée de réunir le meilleur du libéralisme, du socialisme, du communisme et de l’anarchisme et de l’adapter aux conditions actuelles. Il existe depuis plus de dix ans. Il est l’art de vivre ensemble en s’opposant sans se massacrer. Il a été soutenu dans le Seconde manifeste par près de 300 penseurs connus de 33 pays différents.

Tous ces auteurs se reconnaissent dans le partage des principes que nous avons pu voir à l’œuvre lors des Jeux olympiques de Paris. On y a vu l’humanité dans toute sa variété, soulignant bien que le plus grand bonheur se trouve dans le plaisir d’être ensemble, dans la qualité de nos relations sociales. Voilà qui fait écho à ce que nous appelons le principe de commune humanité et le principe de commune socialité.

Les épreuves olympiques ont été l’occasion, également, d’illustrer le principe de légitime individuation, qui stipule que chacun a le droit, voire le devoir, de se faire reconnaître dans sa singularité. Enfin, le sport est l’illustration parfaite du principe d’opposition créatrice. On s’oppose, chacun veut gagner, mais au bout du compte, cette opposition génère de la commune humanité, de la commune socialité et de la légitime individuation.

Le cinquième principe du convivialisme, pas spécialement porté par les Jeux olympiques en revanche, est celui de commune naturalité. Nous sommes une partie de la nature, donc il n’est pas possible de faire n’importe quoi avec elle. L’ensemble de ces principes, enfin, est subordonné à l’impératif catégorique de contrôle de l’hubris, de l’aspiration à la toute-puissance. Une hubris, une aspiration à la toute-puissance qui atteint aujourd’hui des sommets vertigineux.

Pour les Grecs, l’hubris conduisait immanquablement à la némésis c’est-à-dire à la catastrophe, à une punition. Quand nous parlons de contrôle de l’hubris, cela ne veut pas dire qu’il faudrait brider toute forme de concurrence, de rivalité, ou tout désir de se dépasser et d’exceller. Au contraire. Mais il faut exceller dans le sport, l’art, la science, dans la vie quotidienne, dans toutes les passions prosociales, et non dans le désir de dominer ou d’une richesse infinie.

Pour en revenir au sport, notons qu’il constitue une extraordinaire école de domestication de l’hubris. Les athlètes savent que la victoire ne s’obtient qu’au prix de multiples défaites et d’épreuves surmontées. Voilà qui rend modeste.

« Si nous voulons obtenir une majorité pour lutter contre le néolibéralisme, il faut montrer aux chefs d’entreprises, qui sont plus taxés que le CAC40, tout ce qu’ils ont à y gagner. »

Comment le convivialisme se propose-t-il de combattre le capitalisme rentier et spéculatif ?

On n’arrivera pas à se débarrasser du capitalisme rentier et spéculatif en prétendant supprimer le marché ou abolir le capitalisme sans autre forme de procès. Il existe différentes formes de capitalisme, plus ou moins régulé ou dérégulé. À nous de choisir les bonnes régulations sociales et environnementales. Si nous voulons obtenir une majorité à l’échelle nationale ou internationale pour lutter contre le néolibéralisme, il faut montrer à la grande majorité des chefs d’entreprises, qui sont plus taxés que les entreprises du CAC40, tout ce qu’ils ont à y gagner. Il nous faut prendre en compte à la fois le souci de la fin du mois et de celui de la fin du monde.

Pour cela, il est nécessaire que les classes les plus pauvres voient leur niveau de vie augmenter, que celui des classes moyennes ne diminue pas et qu’en revanche, les plus riches soient mis à contribution. Rien que revenir au niveau des taux d’imposition pratiqués aux États-Unis (un pays pas particulièrement communiste) dans les années 1970 sur les particuliers et les entreprises, rapporteraient dans les 2 000 à 3 000 milliards d’euros à l’échelle mondiale (autour de 100 milliards pour un pays comme la France). De quoi sauver les services publics partout à la dérive.

La mesure la plus fondamentale et urgente à mettre en place au niveau mondial est à mon sens l’interdiction des paradis fiscaux. Tout passe par là : la spéculation, l’argent de la drogue, celui des dictateurs, celui de la criminalité organisée qui commence à prendre le pouvoir dans de nombreux pays.

Pour parvenir à ces résultats, il faut arriver à coordonner les milliers, les dizaines, les centaines de milliers de mouvements en quête de solutions alternatives en vue de définir les conditions d’une prospérité sans croissance. Notre objectif est de réunir d’ici deux ou trois ans les plus hautes autorités intellectuelles, morales et religieuses mondiales pour qu’elles se mettent d’accord sur les principaux fondamentaux d’une nouvelle raison du monde. Il y aurait là une lame de fond susceptible de générer de grands changements, d’emporter avec elles les États néolibéraux et dictatoriaux. Nous n’y sommes pas encore, mais je ne vois pas d’autre solution.

https://elucid.media/democratie/ideologie-neoliberale-genere-totalitarisme-envers-extreme-droite-autoritarisme-alain-caille