Le petit train départemental grimpait en soufflant le long de la route. Amédée descendait en roue libre. Il fit un geste large à Tane qui conduisait la locomotive. Tane répondit en agitant sa casquette ; son visage était noir de suie ; il regarda l'homme au complet clair qui descendait sur sa bicyclette et se dit : "Voilà un homme heureux. Il ne fait rien." Tane ne pouvait poursuivre plus avant cette méditation car il lui fallait s'occuper de la machine mais Amédée, lui, en avait le loisir. Le vélo n'exigeait pour le moment aucun effort mécanique."Tane est un bon gars. C'est l'ami de Ragris et de Pignolle. Il va sur son train, de village en village, tout le long de la montagne et il est payé pour cela à la fin de chaque mois. Ce doit être agréable de recevoir ainsi périodiquement une somme d'argent parce qu'on s'est promené sur une machine, sans patron, seul maître à bord. Cela ne m'aurait pas déplu, mais c'est un métier sale. J'ai horreur de la saleté. Et puis, il y a des obligations. On est tenu par l'heure. Une supposition : un matin, Tane a envie de relire les Caractères. Il ne peut pas parce qu'il lui faut aller chercher sa machine au dépôt. Est-ce qu'un homme peut aliéner sa liberté à ce point ?" Certainement, Tane n'avait jamais entendu parler des Caractères et il ne s'en souciait pas. Mais c'était un exemple. Amédée chercha un métier qui l'aurait tenté ; il n'en trouva pas. On ne lui avait rien appris. On croyait que les rentes assureraient l'existence de la dynastie mais la guerre avait porté un coup fatal aux revenus. Il n'avait jamais travaillé. Voilà qu'il approchait de la cinquantaine. Maintenant, il était trop tard pour commencer. Cette constatation le rassura. Il pouvait s'abandonner en toute quiétude à l'oisiveté féconde du penseur.
Georges Montforez - Les enfants du marais, 1958.
Photos prises ce jour au lac d'Arboréaz à Colomieu (Ain), un des lieux de tournage du film de Jean Becker. Il reste la cabane de Riton (Jacques Villeret), Pignolle dans le roman.
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