*Ce que la Palestine fait au monde
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L’offensive israélienne contre Gaza depuis le 7 octobre montre plus que jamais l’impunité totale d’Israël et un soutien inconditionnel apporté à Tel-Aviv par la majorité des pouvoirs occidentaux. En France, cette guerre a également joué un rôle d’accélérateur dans la rhétorique d’une confrontation civilisationnelle avec les « barbares ». Un narratif auquel Alain Gresh répond dans son dernier livre Palestine. Un peuple qui ne veut pas mourir qui sort en ce jeudi 2 mai.
Alain Gresh > 2 mai 2024
13 janvier 2024. Des jeunes Palestiniens lancent des pierres sur les forces israéliennes lors d’un raid sur le camp d’Al-Faraa, près de la ville de Turbas en Cisjordanie occupée.
JAAFAR ASHTIYEH/AFP
Alain Gresh
Palestine, un peuple qui ne veut pas mourir
Les liens qui libèrent, 2024
192 pages
18 euros
La peur devient un danger pour ceux qui l’éprouvent, c’est pourquoi il ne faut pas la laisser jouer le rôle de passion dominante. Elle est même la principale justification des comportements souvent qualifiés d’« inhumains ». (…) La peur des barbares est ce qui risque de nous rendre barbares. Et le mal que nous ferons dépassera celui que nous redoutions au départ
.Cette guerre nous a confirmé que le monde ne nous considère pas comme égaux. Peut-être est-ce en raison de la couleur de notre peau. Peut-être est-ce parce que nous sommes du mauvais côté de l’équation politique. Même notre filiation dans le Christ ne nous a pas protégés. Ils ont donc dit : s’il faut tuer cent Palestiniens pour venir à bout d’un seul « militant du Hamas », ainsi soit-il. L’hypocrisie et le racisme du monde occidental sont transparents et épouvantables. Ils envisagent toujours le mot de « Palestiniens » avec suspicion et réserve.
Cette homélie enflammée et résignée, prononcée par le révérend Munther Isaac, pasteur de l’Église luthérienne de Bethléem, à l’occasion des fêtes de Noël 2023, s’adresse à ceux « qui les célèbrent tout en nous envoyant leurs bombes ». Elle sonne comme une malédiction. Trois mois plus tard, les États-Unis, qui prodiguent sans compter bombes et munitions pour pulvériser Gaza, ont décidé de parachuter des vivres aux victimes de ces mêmes bombes et de ces mêmes munitions. En même temps, pour reprendre un mantra du président Emmanuel Macron. Une caricature montrant des fusées et des baguettes de pain s’abattant sur l’enclave illustrait la tartuferie occidentale.
Gaza a exposé le double visage de l’Occident, une face pour la paix, les droits humains et l’universalisme, une autre pour les massacres, le génocide, et le racisme.
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« À nos amis européens, concluait Munther Isaac, je ne veux plus jamais vous entendre nous donner des leçons sur les droits humains ou le droit international. Nous ne sommes pas blancs, je suppose, selon votre logique que le droit ne s’applique pas à nous. Dans l’ombre de l’empire, vous avez transformé le colonisateur en victime et le colonisé en agresseur ».
L’agonie d’une certaine idée de l’Europe et de l’Occident
Sur le même mode, on a pu entendre le premier ministre malaisien Anwar Ibrahim répondre, au cours d’une conférence de presse commune le 11 mars 2024, au discours lénifiant du chancelier allemand Olaf Scholz, dont le gouvernement soutient sans nuances la politique israélienne et criminalise la solidarité avec la Palestine :
Vous ne pouvez pas trouver une solution en étant aussi unilatéral, en ne vous intéressant qu’à une question particulière et en effaçant soixante ans d’atrocités. La solution ne consiste pas seulement à libérer les otages. Qu’en est-il des colonies ? Qu’en est-il de l’action des colons qui se poursuit quotidiennement ? Qu’en est-il de la dépossession (des Palestiniens) ? Leur terre, leur droit, leur dignité, leurs hommes, leurs femmes, leurs enfants ? Cela ne nous concerne pas ? Où est passée notre humanité ? Pourquoi cette hypocrisie ?
Et ce n’est pas l’abstention de Washington sur le vote d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU appelant à un cessez-le-feu de deux semaines le 25 mars qui changera la donne, tant que les bombes américaines qui ravagent Gaza continueront d’être fournies à Israël.
Au-delà des souffrances humaines – elles sont incommensurables depuis le 7 octobre –, au-delà des destructions, Gaza a pris l’allure d’un paysage lunaire. Au-delà des combats qui s’étendent du Liban à la mer Rouge, c’est une certaine idée de l’Europe et de l’Occident qui agonise. Déjà, la guerre d’Ukraine avait illustré le fossé entre le Nord et le reste du monde qui ne croyait pas à un engagement aux côtés de Kiev mené au nom du « droit international » par ceux qui le violaient quand cela les arrangeait. Gaza marque une étape sinistre de cette longue descente aux enfers où seule compte la raison du plus fort.
Dans une série de réflexions inquiètes reproduites sur X (ex-Twitter) en février 2024, Peter Harling, directeur de Synaps, un centre de recherche innovant sur la Méditerranée basé à Beyrouth, qui sillonne la région depuis près de trente ans, se préoccupe de
la rupture dangereuse et de plus en plus profonde entre l’Europe et le monde arabe. Pourquoi est-elle plus profonde et plus dangereuse que nos autres différends séculaires ? Parce qu’il s’agit d’une rupture totale de la communication. Dans le passé, nos récits s’opposaient souvent, mais dans un cadre qui était en grande partie partagé. Gaza crée une situation où les différences sont non seulement profondes, mais incommunicables. (…) Il ne s’agit pas d’un nouveau cycle : cette fois, la plupart des États européens auront choisi de soutenir, ouvertement ou indirectement, un génocide en Méditerranée. (...) L’idée que l’Europe représente les valeurs et les droits universels est ébranlée.
Les « barbares » de l’intérieur
Comme observateur engagé depuis cinquante ans dans les évolutions d’une région si proche du Vieux Continent - géographiquement mais aussi humainement-, à laquelle nous lie une longue histoire, y compris avec ses faces sombres, je ne peux que prendre acte amèrement de ce divorce. Les dirigeants européens en sont-ils seulement conscients, eux qui vont jusqu’à sanctionner des ONG du Sud qui dénoncent l’agression israélienne, des ONG dirigées par « nos amis », les démocrates arabes qui furent le fer de lance des révolutions des années 2010 et défendent les valeurs dont nous nous réclamons, de plus en plus à tort ? L’Europe se mobilise contre l’antisémitisme mais ferme les yeux sur l’islamophobie, se ralliant aux thèses de l’extrême droite qui, du fait de son soutien à Tel-Aviv, se voit blanchie de sa judéophobie tenace. Partout, notamment en France, s’intensifie la campagne contre les « barbares » de l’intérieur, les musulmans accusés de « séparatisme », complices supposés des terroristes. Loin des idéaux universalistes dans lesquels elle se drape, l’Europe accentue les divisions et les clivages.
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Aucun débat sérieux n’a lieu en France sur cette faille qui s’élargit, ni chez les politiques, ni chez les intellectuels, ni dans les médias. Nous nous enfermons, depuis le 11 septembre, dans une vision angoissée du monde fondée sur la peur des « barbares » et, comme l’avait prédit Tzvetan Todorov, nous devenons nous-mêmes barbares. Nous n’entrevoyons comme avenir qu’une guerre entre l’Occident et le « reste du monde », une « guerre des mondes » fondée sur l’idée arrogante que nous représentons « la civilisation » et que nous pouvons nous affranchir du droit international pour lutter contre le « Mal ».
J’avais clos en 2003 mon livre Israël-Palestine. Vérités sur un conflit par un récit biblique, celui qui conte l’histoire de Samson, un des héros de la lutte du peuple juif contre les Philistins. Il est fait prisonnier par ses ennemis qui lui crèvent les yeux et l’emmènent à Gaza. Un jour, les Philistins le font venir pour se divertir de lui :
Samson palpa les deux colonnes du milieu sur lesquelles reposait le temple et il prit appui contre elles, contre l’une avec son bras droit et contre l’autre avec son bras gauche. Samson dit : « Que je meure avec les Philistins », puis il s’arc-bouta avec force et le temple s’écroula sur les tyrans et sur tout le peuple qui s’y trouvait. Les morts qu’il fit mourir par sa mort furent plus nombreux que ceux qu’il avait fait mourir durant sa vie.
Je craignais déjà à l’époque que la poursuite de cette occupation n’entraîne Palestiniens et Israéliens dans un gouffre. Mes craintes se sont confirmées au-delà de l’imaginable…
Trente ans plus tard, la chute du temple risque de nous engloutir tous, au Sud comme au Nord. Comme nous avons essayé de le montrer, c’est l’avenir des relations internationales qui se joue à Gaza. Deux chemins se dessinent. Celui d’une guerre perpétuelle régie par la loi de la jungle, de tous contre tous, entre acteurs ayant chacun ses intérêts à défendre et ne se souciant que de les faire triompher, de Moscou à Washington, de New Delhi à Brasilia, de Paris à Mexico. Ou celui d’une refondation de l’ordre international sur la base du droit, comme nous y invite les décisions de la Cour internationale de justice (CIJ) sur Gaza, une voie étroite certes mais la seule qui nous permet d’éviter l’apocalypse. À d’autres moments, le général de Gaulle en juin 1967 face à l’agression israélienne, Jacques Chirac et Dominique de Villepin en 2003 alors que les États-Unis s’apprêtaient à envahir l’Irak, avaient su trouver les mots justes pour défendre le droit, pour porter une parole différente de Paris dont l’écho avait résonné à travers la planète, au Nord comme au Sud. Il est regrettable qu’aujourd’hui, par ses déclarations et par ses silences, par ses actions et par sa passivité, la France se fasse complice d’un génocide qui se déploie en direct sous nos yeux.
Alain Gresh
Spécialiste du Proche-Orient, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont De quoi la Palestine est-elle le nom ? (Les Liens qui libèrent)
photo :
13 janvier 2024. Des jeunes Palestiniens lancent des pierres sur les forces israéliennes lors d’un raid sur le camp d’Al-Faraa, près de la ville de Turbas en Cisjordanie occupée.
JAAFAR ASHTIYEH/AFP
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