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Entre écrivains européens et américains, une relation inégalitaire et paradoxale

Si les auteurs europĂ©ens connaissent et lisent leurs pairs nord-amĂ©ricains, le contraire est loin d’ĂȘtre vrai. EnquĂȘte sur le rapport des Ă©crivains des Etats-Unis avec le Vieux Continent et sa littĂ©rature, Ă  l’approche du Festival America, Ă  Vincennes, du 26 au 29 septembre, dont « Le Monde des livres » est partenaire.

Par Florence Noiville, Le Monde
Publié le 18 septembre 2024

Make America great again »? S’il est un domaine oĂč ce slogan n’a pas cours, c’est bien celui de la littĂ©rature. Dans le cƓur des lecteurs français, la patrie de Russell Banks (1940-2023), Cormac McCarthy (1933-2023) et Paul Auster (1947-2024) – pour ne citer que ces gĂ©ants rĂ©cemment disparus – n’a jamais cessĂ© d’ĂȘtre envoĂ»tante et dĂ©sirable. Aussi, tous les deux ans, le public accueille-t-il avec ferveur les Ă©crivains nord-amĂ©ricains venus participer au Festival America, Ă  Vincennes (Val-de-Marne).

Cette annĂ©e, ce grand rendez-vous se tiendra du 26 au 29 septembre, avec comme tĂȘtes d’affiche James Ellroy, Lauren Groff ou encore Richard Ford. OriginalitĂ© du cru 2024 : pour la premiĂšre fois, les auteurs Ă©tats-uniens et canadiens (et une autrice mexicaine, Dahlia de la Cerda) rencontreront une trentaine de leurs homologues europĂ©ens, originaires pour la plupart de France, du Royaume-Uni, d’Irlande, mais aussi d’Italie, d’Allemagne, des Pays-Bas, de Suisse ou d’Espagne.

« La manifestation se dĂ©roule entre deux Ă©chĂ©ances importantes pour les deux continents , explique Francis Geffard, directeur chez Albin Michel de la collection “Terres d’AmĂ©rique” et prĂ©sident du festival, qu’il a crĂ©Ă©. Entre les Ă©lections europĂ©ennes de juin et celle du 5 novembre aux Etats-Unis, il nous a paru important que le festival soit un lieu d’échanges et de dĂ©bats entre les Ă©crivains des deux rives de l’Atlantique. » Un siĂšcle aprĂšs les chefs-d’Ɠuvre de la GĂ©nĂ©ration perdue –lorsque, dans les annĂ©es 1920, les Hemingway, Dos Passos et Sinclair Lewis venaient chercher l’inspiration Ă  Madrid, Rome ou Paris –, America sera aussi l’occasion de faire le point sur la relation que les auteurs amĂ©ricains entretiennent aujourd’hui avec le Vieux Continent et sa littĂ©rature.

A cet Ă©gard, les Ă©changes s’annoncent passionnants mais asymĂ©triques. « Il faut avoir conscience du dĂ©sĂ©quilibre Ă©norme qui existe entre la connaissance qu’on a, en France et ailleurs en Europe, de la littĂ©rature amĂ©ricaine, et celle que les AmĂ©ricains ont de la littĂ©rature europĂ©enne » , souligne Olivier Cohen, fondateur des Editions de l’Olivier. De fait, s’il est difficile de trouver un auteur europĂ©en qui n’ait pas Ă©tĂ© profondĂ©ment influencĂ© par l’un de ses pairs outre-Atlantique – il faut entendre l’Irlandaise Jan Carson raconter comment ses premiers Ă©crits furent des « mĂ©lis-mĂ©los de thĂšmes et de styles[empruntĂ©s Ă ] Richard Brautigan, Raymond Carver et George Saunders » ; ou la NĂ©erlandaise Inge Schilperoord, autre invitĂ©e du festival, expliquer pourquoi les AmĂ©ricains (John Fante, A. M. Homes) sont insurpassables dans leurs « peintures de l’aliĂ©nation et du vide »  –, si, donc, il est difficile de ne pas trouver un EuropĂ©en passionnĂ© de littĂ©rature amĂ©ricaine, l’inverse est loin d’ĂȘtre vrai.

Car les AmĂ©ricains lisent trĂšs peu leurs collĂšgues contemporains d’Europe non anglophone. « Ces temps-ci, la littĂ©rature venue d’Asie m’intĂ©resse davantage, explique Iain Levison, qui sera prĂ©sent Ă  America. En Europe, j’aime AndreĂŻ Kourkov [l’Ukrainien est lui aussi invitĂ©], mais, malheureusement, je n’ai rien lu d’autre rĂ©cemment
 »Le romancier et scĂ©nariste Seth Greenland, lui aussi attendu Ă  Vincennes, confesse de mĂȘme ne connaĂźtre que peu d’auteurs europĂ©ens non anglophones, « Ă  part Houellebecq, Annie Ernaux et Elena Ferrante ».

Le dernier classement du New York Times illustre bien cette mĂ©connaissance de la littĂ©rature europĂ©enne in the making (« en train de se faire »). En septembre, la « Book Review » du quotidien a demandĂ© Ă  ses critiques (mais aussi Ă  des Ă©crivains et des universitaires) de sĂ©lectionner, dans la littĂ©rature mondiale, les « cent meilleurs titres des vingt-cinq premiĂšres annĂ©es de ce siĂšcle ». Six seulement Ă©taient signĂ©s d’EuropĂ©ens dont l’anglais n’est pas la langue maternelle : l’Italienne Elena Ferrante, le NorvĂ©gien Jon Fosse, la Danoise Tove Ditlevsen, la Franco-Iranienne Marjane Satrapi, la Française Annie Ernaux et l’Allemand W. G. Sebald, mort en 2001.

Pourquoi les AmĂ©ricains connaissent-ils si mal la production europĂ©enne rĂ©cente ? Parce qu’ils ne la traduisent pas, ou trĂšs peu. Sur l’ensemble des titres publiĂ©s chaque annĂ©e outre-Atlantique, moins de 5 % sont des traductions, contre 20 % Ă  50 %, selon les pays, dans l’Union europĂ©enne. En dĂ©pit des efforts des instituts culturels europĂ©ens, ces maigres 5 % ont tendance Ă  se retrouver noyĂ©s dans la masse, sans visibilitĂ©. « Les auteurs amĂ©ricains auxquels je parle me disent que leurs librairies ne proposent presque plus d’ouvrages europĂ©ens » , regrette l’autrice nĂ©erlandaise Inge Schilperoord, invitĂ©e Ă  America. On chercherait donc en vain, sur les rayons de Barnes & Noble ou ailleurs, un Ă©quivalent pour la littĂ©rature europĂ©enne du riche et passionnant Dictionnaire amoureux de la littĂ©rature amĂ©ricaine que signe ces jours-ci le journaliste Bruno Corty (Plon, 612 pages, 28 euros, numĂ©rique 20 euros) : ce n’est pas l’amour qui prĂ©vaut dans ce sens de la relation transatlantique, c’est plutĂŽt l’indiffĂ©rence.

Les raisons ? Olivier Cohen raconte en souriant un Ă©change qui l’a laissĂ© perplexe. C’était avec Jonathan Galassi, l’ex-patron de la prestigieuse maison Farrar, Straus and Giroux, Ă  New York. « Un jour, je lui demande pourquoi il ne publie pas tel titre. RĂ©ponse : “It’s too French.” L’annĂ©e suivante, de nouveau dans son bureau, j’avise un roman (Ă  mon sens pas excellent) traduit du français. Je demande : “Pourquoi celui-lĂ  ?” RĂ©ponse : “It’s sooo French !” » Trop français dans un cas, si dĂ©licieusement français dans l’autre
 « J’avoue que j’ai renoncĂ© Ă  comprendre ! », conclut-il.

Autre anecdote parlante, celle que rapporte l’écrivaine française ClĂ©mence Boulouque, professeure Ă  l’universitĂ© Columbia (New York), qui publie en cette rentrĂ©e Le Sentiment des crĂ©puscules (Robert Laffont, 176 pages, 19 euros, numĂ©rique 13 euros). « RĂ©cemment, je faisais Ă  l’écrivain amĂ©ricain Joshua Cohen la chronique d’un Ă©pisode assez dĂ©sagrĂ©able qui m’était arrivĂ©. Il m’a dit, hilare : “Do the French thing !” Quand je lui ai demandĂ© ce qu’il entendait par lĂ , il a prĂ©cisĂ© : “Ecrire un rĂ©cit autobiographique, si possible de façon vengeresse.” Evidemment, c’était une boutade, mais elle est assez rĂ©vĂ©latrice de la perception amĂ©ricaine de la littĂ©rature française : autofiction ou rĂ©cit de l’intime Ă  la premiĂšre personne. »

Dans son discours de rĂ©ception du Prix de la paix des libraires allemands, en 2003, l’écrivaine Susan Sontag dĂ©crivait un « antagonisme latent » entre les deux cĂŽtĂ©s de l’Atlantique, au moins « aussi complexe que celui qui existe entre parent et enfant » . Bill Cloonan, professeur honoraire Ă  l’universitĂ© d’Etat de Floride, parle, lui, d’un sentiment d’ « infĂ©rioritĂ© »face Ă  la culture europĂ©enne. Un sentiment palpable chez Hawthorne et mĂȘme chez Melville. Jusqu’à Mark Twain, dit-il, un Ă©crivain amĂ©ricain devait, « pour avoir l’air sĂ©rieux », soit « Ă©crire Ă  l’europĂ©enne (quoi que cela veuille dire !), soit faire allusion Ă  la culture ou aux techniques littĂ©raires du Vieux Continent ».

Couper les racines. Consciente ou non, cette mise Ă  distance s’inscrirait-elle, encore aujourd’hui, dans le sillage d’un vieux dĂ©sir d’émancipation ? Au Seuil, l’éditrice BĂ©nĂ©dicte Lombardo est plus pragmatique : « Les Etats-Unis sont autosuffisants. Leur offre est si importante que les lecteurs ne cherchent pas autre chose. D’autre part, je crains que seule une petite partie des lecteurs ait une appĂ©tence pour ce qui se passe Ă  l’étranger, particuliĂšrement en littĂ©rature. » D’aprĂšs elle, certains lecteurs redouteraient de lire des auteurs Ă©trangers, rĂ©putĂ©s trop compliquĂ©s. «J’ai rĂ©cemment publiĂ© un auteur taĂŻwanais traduit dans de nombreux pays, dont les Etats-Unis. Tous les noms des personnages ont Ă©tĂ© amĂ©ricanisĂ©s, pour plus de facilitĂ©. »

Le divorce est-il pour autant consommĂ© ? Pas sĂ»r. Ces temps-ci, un nombre croissant d’auteurs amĂ©ricains regardent en direction de l’Europe, tant la scĂšne littĂ©raire, aux Etats-Unis, leur paraĂźt toxique. En effet, la concentration du marchĂ© outre-Atlantique – l’essentiel de l’édition est contrĂŽlĂ© par les « Big Five », cinq groupes qui se livrent une guerre totale – est telle que, plus que jamais, le systĂšme fonctionne comme une centrifugeuse. Dan Sinykin, professeur assistant Ă  l’universitĂ© Emory (GĂ©orgie), montre, dans Big Fiction (non traduit), que ce qui en sort est soit formatĂ© (pour ĂȘtre adaptĂ© au cinĂ©ma ou en sĂ©rie), soit Ă©jectĂ©. « Si vous n’atteignez pas un certain seuil de ventes, il y a peu de chances que vous publiiez un second roman, quels que soient votre talent et votre travail », expliquait au « Monde des livres » (du 29 mars 2019) l’écrivain Peter Farris.

Depuis cette date, la situation ne s’est guĂšre simplifiĂ©e, du moins pour les auteurs de la midlist (« liste intermĂ©diaire »), ceux qui ne sont ni dĂ©butants ni auteurs de blockbusters. Les contraintes limitant la libertĂ© de crĂ©er se sont multipliĂ©es – puritanisme exacerbĂ©, procĂšs en « appropriation culturelle », rĂŽle des sensitive readers, ces lecteurs chargĂ©s de dĂ©busquer des contenus pouvant offenser certains publics. Dans certains cas, cette injonction de ne pas heurter peut aller loin. Et mĂȘme cibler un poĂšte latin nĂ© en 43 av. J.-C. ! « Dans le tronc commun de l’universitĂ© Columbia, Les MĂ©tamorphoses , d’Ovide, ont Ă©tĂ© retirĂ©es du programme Ă  cause des multiples scĂšnes de viol, explique ClĂ©mence Boulouque. Il n’y a, chez Ovide, aucune apologie de la violence sexuelle. Au contraire, il est mĂȘme possible de dire qu’Ovide donne enfin voix aux victimes. Mais il ne faut pas susciter d’inconfort chez les Ă©tudiants. »D’oĂč les fameux trigger warnings, qui doivent signaler Ă  l’avance un passage risquant de mettre mal Ă  l’aise ou de raviver un traumatisme. « Ceci me laisse un peu sceptique et semble reprĂ©senter un rapport modifiĂ© Ă  la littĂ©rature, note l’écrivaine . Si la littĂ©rature aide Ă  vivre, c’est que, comme la vie, elle ne prĂ©vient pas des coups qu’elle vous porte ou des illuminations qu’elle vous offre. »

Autre exemple de difficultĂ© pour les romanciers amĂ©ricains : il serait, selon Iain Levison, devenu impossible d’interroger en profondeur certains effets dĂ©lĂ©tĂšres du capitalisme. « L’AmĂ©rique avait une longue tradition dans ce sens, avec John Steinbeck, Upton Sinclair, Erskine Caldwell ou Mark Twain . Curieusement, elle a disparu dans les annĂ©es 1950. » Il note que les creative writing farms (les « fermes d’écriture crĂ©ative ») sont toutes « financĂ©es par des milliardaires (Guggenheim, Rockefeller), de riches donateurs, de grandes entreprises ou par les dotations des universitĂ©s ». Cela, assure-t-il, crĂ©e un «environnement malsain lorsqu’il s’agit d’avoir une discussion littĂ©raire sur les maux de la sociĂ©tĂ©, notamment ceux qui sont liĂ©s aux Ă©normes Ă©carts de richesse ».

Enfin, une autre censure sĂ©vit dans certains Etats, Ă  l’instigation de groupes de pression conservateurs. En 2023, l’association PEN America a ainsi recensĂ© plus de cinq mille interdictions de livres : en Floride, au Texas, des ouvrages disparaissent des bibliothĂšques publiques. Dans le comtĂ© de Llano (Texas), ce fut rĂ©cemment le cas pour dix-sept d’entre eux, dont Entre le monde et moi , de Ta-Nehisi Coates (Autrement, 2016 et 2024), Comment devenir antiraciste, d’Ibram Kendi (Alisio, 2020), ou encore une histoire du Ku Klux Klan signĂ©e d’un collectif d’auteurs (non traduite).

Au moment oĂč nous l’interrogeons, Jan Carson effectue un « book tour »aux Etats-Unis pour son nouveau recueil de nouvelles, Le FantĂŽme de la banquette arriĂšre (Sabine Wespieser, 320 pages, 23 euros). En Floride, ce jour-lĂ , elle confirme que le cas de Llano est loin d’ĂȘtre isolĂ©. Elle a, dit-elle, recueilli des tĂ©moignages « de premiĂšre main »expliquant comment « des livres censĂ©ment subversifs sont retirĂ©s des bibliothĂšques et des Ă©coles. La censure est vivante et fait des dĂ©gĂąts en AmĂ©rique du Nord, insiste-t-elle. C’est un problĂšme dont nous devons tous continuer Ă  parler et sur lequel il nous faut rester vigilants ».

Pas Ă©tonnant que, dans cet environnement toxique, des auteurs amĂ©ricains se sentent mal Ă  l’aise et regardent vers l’Europe. Pour Jake Hinkson, Peter Farris ou encore Benjamin Whitmer, qui ont trouvĂ© refuge chez Gallmeister, la France est devenue une terre d’asile. MĂȘme chose chez Liana Levi pour Eddy Harris, Iain Levison et Seth Greenland. Ce dernier raconte : « Dans mon roman Plan amĂ©ricain (Ă©d. Liana Levi, 2023), l’un des personnages est une Noire. Mais le climat culturel actuel dĂ©courage fortement les Ă©crivains blancs de crĂ©er des personnages noirs. Mon livre n’a pas Ă©tĂ© refusĂ© aux Etats-Unis, car, Ă  ce jour, il n’a Ă©tĂ© soumis Ă  aucun Ă©diteur. Mon agent est convaincu que non seulement il serait rejetĂ©, mais qu’il nous causerait des problĂšmes Ă  tous les deux. »

« Make America great again » ? Aux yeux des Ă©crivains, c’est l’Europe qui sort grandie de la comparaison. « C’est un privilĂšge pour un AmĂ©ricain que d’ĂȘtre d’abord publiĂ© en français, conclut Seth Greenland. Je m’inscris dans une tradition qui va d’ Ulysse [de James Joyce] Ă  L’Amant de Lady Chatterley [de D. H. Lawrence] ,en passant par Tropique du cancer [de Henry Miller]. Et j’en suis fier. »

Tel n’est pas le moindre des paradoxes de la relation AmĂ©rique-Europe en littĂ©rature. Si les EuropĂ©ens sont peu lus outre-Atlantique, ils sont enviĂ©s pour le contexte dans lequel ils Ă©crivent. Dense maillage de librairies indĂ©pendantes, de bibliothĂšques, prix encadrĂ© des ouvrages et libertĂ© d’expression donnent au Vieux Continent des allures de havre pour la crĂ©ation. Les auteurs nord-amĂ©ricains seront-ils Ă  l’avenir de plus en plus nombreux Ă  s’y rĂ©fugier ? Peut-ĂȘtre. Mais alors, gare : s’ils se laissaient trop imprĂ©gner par la culture environnante, ils risqueraient de subir le sort naguĂšre rĂ©servĂ© Ă  Paul Auster, Ă  qui certains de ses compatriotes reprochaient d’ĂȘtre devenu... « trop europĂ©en ».

https://www.lemonde.fr/livres/article/2024/09/18/entre-ecrivains-europeens-et-americains-une-relation-inegalitaire-et-paradoxale_6322277_3260.html

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