LE MONDE du 05.09.2021 publie une tribune du psycholinguiste suisse Pascal Gygax, de mieux en mieux connu pour les travaux de son équipe sur le masculin prétendument générique. Leur livre tout récent rencontre un franc succès en Suisse. La France, par contre, boude un peu… Vous savez déjà pourquoi, mais vous comprendrez mieux en lisant le texte! Que je mets ici en clair, pour les non-abonné·es au journal:
UN LANGAGE QUI UTILISE LE MASCULIN PAR DEFAUT EST EXCLUSIF
«Un chercheur se doit d’être rigoureux, mais il doit aussi s’assurer d’être compris par les lecteurs non avertis, car ceux-ci ne connaissent peut-être pas les travaux des cinquante
dernières années sur le sujet.»
Cette phrase, aussi anodine qu’elle paraisse, pose un défi intéressant à notre cerveau. Dans cette phrase, un chercheur peut-il être une femme? Vous êtes-vous d’ailleurs vraiment imaginé une femme en lisant cette phrase? Et si ce n’est pas le cas, devrions-nous utiliser une autre formule? Et les lecteurs, sont-ils constitués de femmes et d’hommes? Depuis près de cinquante ans, la recherche en psychologie et psycholinguistique expérimentale se penche sur ces questions. Pourtant, le débat français sur l’écriture inclusive semble complètement ignorer les travaux du domaine.
La langue française a subi plusieurs vagues de masculinisation, dont une importante au XVIIe siècle: des mots comme autrice, professeuse, philosophesse, mairesse... sont alors littéralement gommés des premières versions du dictionnaire de l’Académie française, et certaines règles grammaticales, pourtant très intuitives et courantes, comme l’accord de proximité (on accorde l’adjectif, le déterminant ou le participe passé à l’élément le plus proche), sont proscrites par certains grammairiens, désireux de donner au genre plus «noble» une position dominante. Le français n’est d’ailleurs pas la seule langue qui a vécu des vagues de masculinisation: l’anglais a vécu quelque chose de semblable avec son pronom he [il] devenu soudain générique à la fin du XIXe siècle. Ces vagues de masculinisation ont profondément influencé notre manière de voir le monde. Les recherches en psycholinguistique expérimentale, discipline qui cherche à comprendre le lien entre langage, pensée et comportement, le démontrent. Et c’est bien de ce lien dont il s’agit lorsque l’on s’intéresse à l’écriture inclusive.
Avant de discuter des différents outils de langage ou d’écriture inclusive, revenons sur le résultat principal de ces cinquante dernières années de recherche sur l’utilisation de la forme grammaticale masculine comme valeur par défaut ou neutre: un langage qui utilise le masculin comme valeur par défaut est exclusif. Il exclut, dans nos représentations mentales, toutes les personnes qui ne s’identifient pas à la catégorie «homme». Ce «chercheur», dans mon exemple, active spontanément une représentation masculine dans notre cerveau. Bien sûr, nous pourrions discuter des heures durant des autres sens du masculin, comme son sens théoriquement neutre, mais lorsque notre cerveau rencontre un masculin, il n’a pas des heures à disposition, plutôt à peu près 200 millisecondes pour lui attribuer un sens. Il doit le faire vite s’il veut comprendre le reste de la phrase, qu’elle soit écrite ou parlée. Beaucoup de données empiriques, dans plusieurs langues d’ailleurs, le prouvent. Ceci nous amène à cette question: Qu’entend-on au juste par langage ou écriture inclusive? Nous devrions probablement parler de langage ou d’écriture non exclusive tant le masculin exclut de nos représentations mentales les personnes ne s’identifiant pas à la catégorie « homme ».
Le langage ou l’écriture inclusive désigne tous les outils de démasculinisation de la langue, donc tous les outils qui visent à nous extraire du langage exclusif induit par l’utilisation du masculin comme valeur par défaut. Il existe des outils de neutralisation: comme l’adressage direct (soit dans notre exemple: “Dans la recherche, vous devez montrer une certaine rigueur...”), la substitution par le groupe (“Les équipes de recherche se doivent d'être rigoureuses...”) ou les formes épicènes (“Les personnes investies dans la recherche se doivent d’être rigoureuses...”). On trouve encore des outils de reféminisation, qui visent à exprimer l’idée qu’il y a aussi des femmes dans notre société: comme l’utilisation de doublets (“Un chercheur ou une chercheuse se doit d’être rigoureuse...)”.
Les outils du langage et d’écriture inclusive sont nombreux. Pourtant, la France a décidé de focaliser les débats sur un outil de reféminisation particulier, qui ne correspond qu’à une très petite minorité des usages: le point médian (les chercheur·euses). Oui, il est composé d’un signe typographique qui ne se prononce pas à l’oral... comme tous les signes typographiques. Personne ne semble être gêné par le fait que M. se prononce Monsieur, à l’époque que 300 fr. se prononçait 300 francs ou encore qu’on ne prononce pas les virgules. Bien sûr, les signes typographiques posent des problèmes aux personnes dyslexiques (même s’il existe peu d’études scientifiques sur ce sujet), mais c’est aussi le cas des apostrophes, des accents, des doubles lettres et surtout de l’opacité de la prononciation en français (oiseau, monsieur, oignon...) et des règles orthographiques et grammaticales complexes (En fatiguant ses parents, cet enfant fatigant...). L’intérêt que certaines personnes portent à la dyslexie est certes louable (il était temps!), mais il serait plus productif s’il permettait de faire accepter des réformes orthographiques et grammaticales pour clarifier et simplifier la langue française. Réformes qui elles-mêmes semblent générer des montées de boucliers.
Maintenant, et ceci est important: le point médian n’est ni indispensable ni imposé. En d’autres mots, ne l’utilisez pas si vous ne le souhaitez pas. Inutile de menacer les personnes qui souhaitent l’utiliser d’une amende, ou même d’une peine de prison. D’ailleurs, cette tribune est écrite en langage inclusif, et ne contient qu’un seul point médian. Pourtant, je parie que vous ne vous sentez pas mal.
Donc pour terminer: «En recherche, nous devons montrer une certaine rigueur, tout en nous assurant que nos propos soient compréhensibles par tout le monde, car les travaux des cinquante dernières années sur le sujet ne sont pas toujours connus.