Jamais en tout cas en quarante ans, depuis La Marche, il n’a été donné de réponses à la hauteur des enjeux. L’actualité le confirme : quatre mois après les émeutes de juin 2023 et leur répression, on attend toujours l’analyse et le plan d’action du gouvernement.
Il y a 40 ans, la « Marche des beurs » pour l’égalité et contre le racisme
Comme les Noirs américains marchant derrière Martin Luther King, des jeunes français issus de l'immigration ont décidé en 1983 de se mobiliser pour être traités à l'égal des autres citoyens.
En septembre 1985, le mot « beur » (arabe en verlan) entre dans le dictionnaire Le Robert : "Personne née en France de parents immigrés maghrébins". Cette inscription fait suite à la création en 1981 de Radio Beur, et surtout à la Marche pour l’égalité et contre le racisme, rapidement baptisée par les médias « Marche des beurs ».
Partis de Marseille le 13 octobre 1983, une trentaine de « marcheurs permanents » traversent la France en de nombreuses étapes, accompagnés localement de nombreux soutiens et suscitant d’importants rassemblements. Lors de l’arrivée à Paris le 3 décembre, les marcheurs sont accompagnés de 100 000 personnes, mobilisées par partis, organisations de gauche et associations de jeunes immigrés.
Leurs revendications sont nombreuses et diverses : instauration d’une carte de séjour de 10 ans, vote des étrangers, égalité devant la police et la justice, le droit au travail, le droit au logement, protestation contre les crimes racistes... Parmi eux, de nombreuses filles, très actives dans la structuration du mouvement, dans la revendication pour l’égalité, et qui forcent le respect des jeunes hommes qu’elles soutiennent contre les violences policières.
Le Président de la République François Mitterrand reçoit une délégation et se montre sensible à plusieurs revendications, qui connaîtront toutefois diverses fortunes. Côté droit de séjour, une loi de juillet 1984 opérera une grande simplification en instaurant la carte unique de résident valable 10 ans.
Multiples discriminations
Le soutien à la lutte contre les crimes racistes se traduira, lui, par la création, dans l’orbite du Parti socialiste, de l’association SOS Racisme, que beaucoup de leaders de la marche dénonceront toutefois comme une tentative de récupération de leur mouvement. Le droit de vote des étrangers aux élections locales, enfin, faisait partie des propositions du candidat François Mitterrand en 1981, mais les timides initiatives en ce sens n’aboutissent pas et il est repoussé sine die.
La Marche est une tentative d’action non-violente dans un contexte violent. Les jeunes enfants d’immigrés des « cités » se rebellent contre les violences et le harcèlement policiers.
Les premières révoltes urbaines d’envergure de jeunes des cités se déroulent dans la banlieue de Lyon entre 1979 et 1981, à Vaux-en-Velin, Villeurbanne, Vénissieux. En 1981, dans cette dernière ville, le quartier des Minguettes connaît un « été chaud », des rodéos de voitures volées, puis brûlées, suivis d’affrontements avec les CRS. Le contexte est particulièrement tendu. Depuis quelques années, le chômage sévit, touchant près de 40 % des jeunes de la cité, et particulièrement ceux d’origine maghrébine.
La cité a pris de plus en plus l’allure d’un ghetto. La population de Vénissieux est passée de 15 000 habitants au début des années 1950 à 75 000 en 1975. L’immense cité des Minguettes – près de 10 000 logements, à 60 % HLM –, sortie de terre entre 1965 et 1973, a vu sa population croître fortement, avec en particulier l’arrivée d’une population modeste souvent d’origine algérienne, avant de chuter : sa population passe de 36 000 habitants en 1975 à 25 300 en 1982.
Les classes moyennes – ouvriers qualifiés ou employés – partent pour tenter d’accéder à la propriété dans des zones pavillonnaires hors de la ZUP. L’immobilier se détériore, accentuant le sentiment des habitants d’être des laissés-pour-compte.
La petite délinquance croît ainsi que les tensions avec la police, dont les « bavures » se multiplient dans l’agglomération lyonnaise comme partout en France. En octobre 1982, Wahid Hachichi est tué à Lyon par un policier, laissé libre après son inculpation. Le 28 septembre, un habitant de Bron abat de deux balles dans le dos Ahmed Bouteldja et écope dans un premier temps de six mois de détention provisoire. Des verdicts bien cléments aux yeux des jeunes des banlieues.
De la bavure à la Marche
Aux Minguettes même, on ne déplore aucun mort, mais le climat reste très tendu. En mars 1983, à la suite de l’intervention de la police dans une tour suspectée d’être un lieu de recel d’objets volés, 200 jeunes affrontent les CRS venus en renfort. Des expulsions d’individus jugés dangereux sont prononcées, face auxquelles un nouveau mode d’action apparaît : des jeunes, accompagnés d’un prêtre et d’un pasteur, entament une grève de la faim.
Ils créent dans la foulée l’association SOS Avenir Minguettes dont le président, Toumi Djaïda va être gravement blessé en juin lors d’un énième affrontement par un policier maître-chien quand il tente de protéger un jeune tombé à terre. Touché au ventre, il se rétablit rapidement. Inspiré par le père Delorme et les exemples de Gandhi et de Martin Luther King, il convainc plusieurs de ses amis d’entreprendre une grande « marche pour l’égalité et contre le racisme », espérant dans son efficacité et pour donner une autre image des jeunes maghrébins.
Plusieurs facteurs contribuent alors à la réalisation et au succès de cette marche. D’abord des facteurs propres au vécu de ces jeunes. Leur lieu et conditions de vie communes, le racisme qu’ils ressentent tous de la part de la police et de la justice, les nombreuses associations de différentes natures qu’ils ont constituées, et particulièrement SOS Avenir Minguettes qui affiche dans son local : « la violence, c’est d’avoir 20 ans, pas de boulot et les flics sur le dos ».
Le contexte politique joue aussi son rôle. La gauche vient d’accéder au pouvoir et suscite des espoirs chez les parents immigrés, souvent ouvriers, et leurs enfants, concernant la fin des expulsions, la carte de séjour, la « double peine », le vote des étrangers aux élections locales. Le soutien qu’ils reçoivent sur place de militants de gauche et de chrétiens les encourage.
Pour les plus politisés, la soudaine montée du Front National lors d’élections locales à Dreux inquiète, d’autant plus que sa propagande est alors avant tout dirigée contre les immigrés maghrébins, désignés comme fauteurs de troubles et de chômage. Cette propagande exerce une pression jusqu’au gouvernement socialiste qui a accusé – en janvier 1983 – les ouvriers immigrés grévistes de l’usine automobile Talbot à Poissy menacés de licenciement d’être manipulés par des islamistes.
La Marche est ainsi une action politique forte, qui fait apparaître au grand jour, sur la scène médiatique et politique une nouvelle génération issue de l’immigration : une génération – le plus souvent de nationalité française – qui revendique une égalité citoyenne.
Nouvelle génération née en France
Alors que la génération précédente, immigrée – et souvent appelée – en France pour y travailler, gardait en tête l’espoir de revenir tôt ou tard au pays, ces jeunes, ayant toujours vécu en France, n’imaginent pas leur avenir ailleurs et souhaitent s’intégrer dans une France de fait multiculturelle.
C’est d’ailleurs cette revendication qui est mise en avant par la seconde marche... en mobylette, organisée en 1984 avant que SOS Racisme, impulsé par le Parti socialiste, en impulse une autre et mène d’autres actions.
Même si, aux Minguettes comme dans d’autres cités, l’impact de la Marche est faible, faute d’avoir réussi à structurer une organisation durable des jeunes des cités, elle n’est pas sans effet. Elle impulse la mise en place d’une politique de la ville, et la remise en cause des grands ensembles devenus, au fil des ans, des lieux d’exclusion sociale pour les enfants d’immigrés.
En 1983, il y avait peut-être de plus fortes raisons d’espérer qu’aujourd’hui, malgré le recul relatif du chômage. Les maux dont souffraient les cités et ses habitants ne se sont guère résorbés, et la réponse au mal-être des jeunes de ces cités reste avant tout la répression qui engendre régulièrement des spirales de violences.
Jamais en tout cas en quarante ans, depuis La Marche, il n’a été donné de réponses à la hauteur des enjeux. L’actualité le confirme : quatre mois après les émeutes de juin 2023 et leur répression, on attend toujours l’analyse et le plan d’action du gouvernement.
Gérard Vindt
https://www.alternatives-economiques.fr/y-a-40-ans-marche-beurs-legalite-contre-racisme/00108369
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