Réforme du chômage : des mensonges, et une bombe sociale - Clément Viktorovitch
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«Le travail n’est pas une maladie» a lancé Darmanin dans une interview au Parisien, vantant la «valeur travail» et «l’effort», à propos des retraites. En plein délire, le ministre de l’Intérieur a même dénoncé le «droit à la paresse», «une idée gauchiste, bobo, celle d’une société sans travail, sans effort». Gérald Darmanin, dont le métier consiste à échanger des fellations contre des logements, à manger dans des grands restaurants après avoir félicité les policiers ultra-violents et à empocher son gros salaire de ministre, n’a pas compris que les gens normaux ne «travaillent» pas comme lui. Le travail n’est pas une maladie, vraiment ? La réponse en chiffres :
⚫ Deux morts par jour en moyenne au travail
733 personnes sont décédées au travail en 2019, sans compter les accidents de trajet entre le domicile et le lieu de travail (283 morts) et les maladies professionnelles (175 morts). Cela fait plus de 1000 décès liés au travail par an en France.
⚫ Un bilan sans doute plus lourd
Il s’agit de chiffres de l’Assurance Maladie, un chiffre sous évalué car ces données concernent uniquement les salariés du secteur privé. Les agriculteurs, les auto-entrepreneurs ou encore les fonctionnaires ne sont pas comptabilisés.
⚫ La France, pire pays d’Europe
Avec un ratio de 3,5 accidents mortels pour 100.000 salariés, notre pays est en tête du nombre de morts au travail, bien au-delà de la moyenne de l’Union Européenne qui s’élève à 1,7 pour 100.000.
⚫ Accidents en série
La France a enregistré au total près de 656.000 accidents du travail en 2019. Chaque année, plus de 30.000 personnes sont sérieusement blessées lors d’accidents du travail. Par ailleurs, une étude montre que le chômage cause la mort de 14.000 personnes par an, en France. La privation d’emploi tue aussi.
⚫ Explosion des burn-out
selon une étude du cabinet Malakoff Humanis. Il n’y en avait «que» 15% en 2020. Le burn-out et la dépression liés au travail sont des maladies de masse, malgré le pseudo management «humain» et les éléments de langage patronaux sur la «résilience» et la «bienveillance». Oui, le travail salarié vole notre temps, et rend la plupart du temps malheureux.
⚫ Et nos anciens ?
La silicose, qui détruit les poumons à force d’inhaler des particules, a tué des milliers de mineurs en France et dans le monde. Les cancers provoqués par l’industrie chimique, le scandale de l’amiante, les dos cassés du bâtiment, la maladie des ramoneurs, l’épuisement des femmes de ménage qui se lèvent avant l’aube, le stress… On ne compte plus les pathologies, parfois mortelles, provoquées par le travail.
Se focaliser sur les 64 ans, c’est faire le jeu du gouvernement
L’injustice de la réforme est déjà abondamment documentée : la casse sociale en cours fera payer les plus pauvres et les femmes en premier lieu, tout le monde l’a compris. Mais l’essentiel de la contestation se focalise sur l’âge de départ, pour le plus grand bonheur du gouvernement. Élisabeth Borne l’a annoncé aujourd’hui sur France info : l’âge de départ à la retraite à 64 ans n’est “plus négociable”. Une façon de montrer la détermination du gouvernement à casser le système de retraites, malgré la détestation populaire et la fragilité de sa majorité (relative) à l’Assemblée. Mais c’est surtout une façon de s’assurer un fusible si la contestation gagne en ampleur : l’âge légal de départ à la retraite, aussi symbolique soit-il, n’est pas le cœur de sa réforme. Laisser durer la contestation jusqu’à un recul de cet âge “non négociable” a priori pourrait être une façon d’afficher une défaite de façade tout en remportant une victoire politique.
🔴 Loi Touraine : un calendrier accéléré
Le cœur de la réforme porte en réalité sur l’accélération de la loi Touraine, votée en 2014 par le Parti “Socialiste”. On comprend pourquoi les franges les plus molles de la NUPES sont aussi discrètes sur la question : ce sont elles qui ont cassé le système de retraites, le gouvernement macroniste ne fait que précipiter son effondrement. Concrètement, cette réforme allonge progressivement la durée de cotisation nécessaire pour toucher une retraite à taux plein. Pour une majorité de la population, la question sera donc de choisir entre être vieux et pauvre ou mourir en travaillant, puisque la réforme prévoit de passer à une durée de cotisation de 172 trimestres. Avec une carrière démarrée tard ou des périodes de chômage, il faudra la plupart du temps travailler jusqu’à 67 ans pour obtenir une pension complète : qui se soucie alors de l’âge légal à 64 ans ? Sans changement global, les jeunes ne verront de toute façon pas leur retraite.
🔴 L’arbre qui cache la forêt
Se focaliser sur les 64 ans, c’est donc faire le jeu du gouvernement puisque le problème est ailleurs. Comme un arbre qui cache la forêt, il est mis en avant pour deux raisons : imposer une réforme “nécessaire” et servir de garantie au gouvernement. D’abord il permet de faire culpabiliser les personnes souhaitant partir tôt, en érigeant le travail comme une fin en soi, comme le mode de vie souhaitable. Le travail n’est pourtant qu’aliénation dans une société capitaliste : il symbolise la mort et la souffrance. Le terme même de “travail” pourrait provenir du latin tripalium, un instrument de torture…
Pour bien faire culpabiliser les masses, quoi de mieux que de montrer les efforts réalisés dans d’autres pays ? Le Japon est souvent cité en exemple, les médias de milliardaires s’extasiant sur une possible retraite à 70 ans, sans âge limite. Ces derniers jours, de nombreux reportages fleurissent sur ces employés japonais travaillant à plus de 80, voire 90 ans. C’est sans préciser que le niveau des pensions est tellement faible, et le coût de la vie tellement important, que les seniors n’ont bien souvent pas le choix. L’angle retenu est pourtant trop souvent culturel, et même raciste : ces japonais dévoués qui voudraient travailler ad vitam eternam, pas comme ces feignants de français qui voudraient partir à 60 ans.
Autre exemple à suivre pour le gouvernement : la Suède, qui a instauré il y a plus de 20 ans la retraite à 65 ans. Sauf que les suédois et suédoises partent en moyenne à 62 ans, avec des retraites incomplètes. Et encore, certaines années passées hors-travail sont prises en compte comme le service militaire obligatoire ou les années d’études supérieures, ce qui n’est pas le cas dans le projet de Macron. Pourtant le créateur de la réforme suédoise, le libéral Karl Gustaf-Scherman, affirme désormais que c’était une mauvaise idée et appelle Macron à ne pas s’en inspirer.
🔴 Quelle durée de cotisation en Europe ?
Malgré ces mauvais exemples, la propagande gouvernementale continue à justifier la réforme en s’appuyant sur ce qui est fait dans d’autres pays, par exemple sur le site Vie Publique. Tout en admettant que les systèmes sont très différents et difficilement comparables, il s’agit de s’en inspirer pour le seul âge de départ en retraite. Le discours serait bien différent si l’on s’en inspirait pour la durée de cotisation, que Macron entend porter le plus vite possible à 43 ans. En Angleterre un retraité peut partir avec une pension complète après 30 annuités, tandis qu’il en faut 35 en Belgique, Allemagne et Espagne, et 36 en Italie. La Grèce prévoit de passer de 37 à 40 ans de cotisation : même le rouleau compresseur de la Troïka n’a pas été aussi loin que Macron lorsque l’Union Européenne et le FMI ont forcé la Grèce à réaliser des réformes libérales.
Lorsqu’une personne n’a pas suffisamment cotisé, elle peut tout de même partir en retraite à l’âge légal, mais en subissant une décote. Et là encore, l’État français est sans pitié : jusqu’à 25% de retraite en moins pour ces populations souvent plus précaires que les autres (les femmes, souvent, ou ceux qui ont connu de longues périodes de chômage). En comparaison, notre voisin allemand plafonne ce système de décote à 7% du montant de la pension : beaucoup d’allemand-es partent à 63 ans sans trop y perdre.
🔴 L’exemple du CPE en 2006
Mais alors pourquoi focaliser sur un âge légal qui ne change rien à l’injustice sociale de cette réforme ? Pour servir de fusible : l’État se montre inflexible sur un point symbolique de la réforme, la contestation monte, elle dure, les grévistes fatiguent, perdent de l’argent et de l’énergie dans la lutte, s’épuisent, et si vraiment le gouvernement se trouve en difficulté, s’il doit reculer, alors il fait sauter le fusible.
Cette manœuvre politicienne est bien connue, et l’un des exemples les plus parlant de ces dernières années est celui du #CPE en 2006. Souvent présenté comme une #victoire-syndicale qui a forgée une génération de militant-es, il s’agit en réalité d’une immense #défaite pour les luttes. Un projet de loi “d’égalité des chances” inique qui augmente la précarité, légalise le travail de nuit dès 14 ans pour les apprentis et un tas d’autres crasses venues de la droite chiraquienne. Pour faire passer la pilule, le gouvernement De Villepin y ajoute un article qui focalisera l’attention : la possibilité de signer un Contrat Première Embauche, sorte de CDI où la période d’essai dure deux ans, sans que les “protections” du salariat ne s’appliquent. Immédiatement c’est la #grève, mais le gouvernement attendra deux mois avant de retirer cet article, qui ne serait de toute façon jamais passé devant le Conseil Constitutionnel. “Victoire !” crient les syndicats qui stoppent les grèves et appellent à lever les occupations dans les facs. Tout le reste de la loi passe comme une lettre à la Poste : défaite des droits sociaux ; largement amplifiée depuis par les gouvernement successif, qui saccagent méthodiquement le code du travail.
Dans deux mois, en cas de très forte mobilisation, l’âge légal sera peut-être “ramené” à 63 ans, le gouvernement aura “fait des concessions” et Laurent Berger de la #CFDT signera avec bon cœur cette “victoire” syndicale. C’est à ce moment-là qu’il s’agira d’être vigilant-es, qu’il faudra tenir le plus fort, être les plus #solidaires et #offensif-ves, car c’est à ce moment-là qu’un véritable mouvement pourra réclamer mieux. C’est lorsqu’il n’aura plus de fusible qu’il faudra faire sauter les plombs de ce gouvernement.
Photo : 1er mai 2017 Paris