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Les médecins anthroposophes, experts en acharnement judiciaire

#AntonioFischetti

C'est un procès fondamental pour la liberté d'expression qui s'est tenu jeudi dernier à Strasbourg. Il était intenté par les médecins anthroposophes contre Grégoire Perra, principal pourfendeur de cette doctrine. L'enjeu nous concerne tous : c'est le droit à critiquer des médecines ésotériques sans être traîné en justice.

Ce n’est pas un procès très médiatisé. À part ­#Charlie, aucun média national présent pour en témoigner, et dans la salle, pas plus d’une dizaine de personnes. À droite, les accusateurs : le Conseil natio­nal professionnel des médecins à expertise particulière – section #médecine #anthroposophique. Un nom ultrapompeux qui ne représente – comme le soulignera l’avocat de la défense – qu’une simple association et non un organisme officiel, comme on pourrait le croire. Au premier rang, en guise de soutien, trois de ses membres ayant dépassé le cap de la retraite, dont le Dr Robert Kempenich, qui enseigne la médecine anthroposophique à l’université de Strasbourg.

Celui qu’on va juger s’appelle #GrégoirePerra. Ce quinquagénaire est aujourd’hui prof de philo en lycée. Il est attaqué en diffamation pour avoir publié sur son blog, le 7 octobre 2018, un texte intitulé « Mon expérience de la médecine anthroposophique ». Et il sait de quoi il parle, puisqu’il a été placé par ses parents dans une #écoleSteiner étant gosse, et qu’il a lui-même enseigné l’anthroposophie, avant de prendre ses distances avec cette doctrine, dont il est, depuis, l’un des plus ardents pourfendeurs. Une poignée de sympathisants sont venus le soutenir, dont des membres de l’Association pour la science et la transmission de l’esprit critique.

Il n’est pas exagéré de dire que Grégoire Perra est victime d’un acharnement judiciaire : ce simple texte publié sur son blog lui a valu pas moins de trois #procès, intentés par différentes associations anthroposophiques. Il a gagné les deux premiers, et attend le verdict en appel pour le troisième. Aujourd’hui, donc, va pour le quatrième. L’enjeu n’est pas de dire si la médecine anthroposophique est efficace ou pas, car les magistrats ne sont ni scientifiques ni médecins, mais si les critiques de Grégoire Perra relèvent ou non de la diffamation. En fait, la manœuvre est très subtile, car bien qu’il ne s’agisse pas d’un procès à proprement parler scientifique, les enjeux scientifiques sont partout en filigrane.

En pratique, ce procès se limitera à une joute d’avocats. Les hostilités sont déclenchées par l’accusation, avec Me Grégory Thuan dit Dieudonné. Il commence par dénoncer le manque de mesure de Grégoire Perra, dont le « texte truffé d’injures publiques » qualifie la médecine anthroposophique de « tromperie » et d’« aliénation mentale », et ses « praticiens » d’« êtres immoraux » qui « pratiquent le vampirisme spirituel ». Même si ce ne sont pas forcément les mots exacts de l’ex-anthroposophe, il faut admettre que l’esprit n’en est pas très éloigné. L’avocat est donc catégorique : les « propos méprisants et dégradants » de Grégoire Perra sont exempts de bonne foi et seulement animés par la « haine tenace qu’il a contre l’anthroposophie ».

La seconde partie de la plaidoirie vise à démontrer que la médecine anthroposophique est « un courant médical particulièrement sérieux ». Mais sur quoi s’appuie l’avocat ? Eh bien, uniquement des arguments d’autorité. À savoir que « cette #médecine fait l’objet d’une recherche médicale extrêmement poussée en milieu hospitalier et universitaire, à Berne, Berlin ou Fribourg », et que « c’est uniquement en France que la médecine anthroposophique est critiquée, et à chaque fois, il y a un certain Grégoire Perra ». D’où l’urgence de condamner ce dernier « pour faire respecter la réputation » de ses clients.

Mais ce que Me Grégory Thuan dit Dieudonné passe consciencieusement sous silence, ce sont les fondements de la #médecineanthroposophique. Petite parenthèse, donc, pour combler ce manque. L’ #Anthroposophie est une doctrine ésotérique élaborée par l’Autrichien Rudolf Steiner au début du XXe siècle. Dans ce cadre, la maladie serait le fruit d’un #karma destiné à améliorer votre « être spirituel », et il ne faut surtout pas l’empêcher de s’exprimer, car vous risqueriez des problèmes encore plus graves dans une vie future. La théorie se fonde sur tout un bazar de notions ésotériques, comme « état éthérique », « état astral », « forces formatrices »… La médecine anthroposophique s’acharne à être perçue comme une discipline « scientifique », mais ses concepts sont bien plus proches de la pensée magique, voire de la #sorcellerie. Le site de l’université de Strasbourg se contente de la présenter comme « un élargissement de la médecine #universitaire sur laquelle elle se fonde, en intégrant dans sa démarche les niveaux biologiques, psychologiques et spirituels de l’homme ». Séduisante définition pour le grand public… mais dont la seule référence à la #spiritualité signe l’exclusion du champ scientifique.

Concrètement, les médecins anthroposophes utilisent toutes sortes de remèdes : massage des pieds à l’huile #Weleda (entreprise anthroposophe) pour supprimer les grincements de dents nocturnes, oignons frits dans l’oreille pour guérir l’otite, décoctions de gui contre le cancer… Élisa, jeune femme spécialement venue du sud de l’Alsace pour soutenir Grégoire Perra, nous confie son expérience : « Quand j’étais enfant, mes parents me faisaient soigner par des médecins anthroposophes. À l’âge de 5 ans, je me suis blessée et le médecin m’a recousue à vif car l’anesthésie est fortement déconseillée en anthro­posophie. Il faisait aussi des certificats de contre-­indication à la #vaccination qui n’étaient basés sur rien, de sorte que je n’ai jamais été vaccinée. »

Cette parenthèse étant refermée, venons-en à la plaidoirie de Me Marc François, défenseur de Grégoire Perra. Il ­commence par rappeler cette donnée essentielle : « De quoi parle-t-on ? D’une des déclinaisons de la pensée de Rudolf #Steiner – qui n’était pas médecin –, appliquée à la médecine […]. Je ne sais pas si l’anthroposophie, c’est bien ou pas, mais je peux vous dire que ce n’est pas scientifique. »

L’avocat parvient même à faire sourire les magistrats (et vu les têtes moroses des médecins anthroposophes, c’était loin d’être gagné) en faisant le parallèle avec Michel Onfray, auteur d’un ouvrage particulièrement violent contre Freud : « Il y a eu des livres et des articles contre lui, notamment d’Élisabeth Roudinesco, mais il n’y a pas eu de procès des socié­tés de psychanalyse contre Onfray, et on n’est pas venu encombrer les tribunaux avec ça : vous imaginez un procès Onfray-­Roudinesco ? » Le défenseur rappelle aussi que « les laboratoires Boiron n’ont pas fait un procès aux journalistes qui ont critiqué l’homéo­pathie ». On pourrait ajouter que le conseil de l’ordre des médecins ne porte pas plainte contre les gourous en toge qui écrivent que les médicaments rendent malade et qu’il faut se soigner au yaourt, au jus de navet ou aux granules de tripes de canard. Pour Me Marc François, il est donc évident que les écrits de Grégoire Perra relèvent d’un « débat d’utilité publique » (c’est d’ailleurs la raison invoquée par les précédents tribunaux pour le relaxer), et « que ça plaise ou non, ce garçon a le droit de dire ce qu’il dit ».

Fin de la partie du jour. Reste à attendre le délibéré, qui sera rendu le 23 septembre. À la sortie du tribunal, je ne peux pas m’empêcher de penser aux nombreux procès intentés contre Charlie par toutes sortes de mouvements religieux, des cathos aux islamistes. À chaque fois, les débats n’ont jamais porté sur l’existence ou non de Dieu, mais sur le droit de dire qu’il n’existe pas et de se moquer des #croyances qui vont avec. Il en va de même pour ce procès, dont on peut affirmer qu’il s’inscrit dans un combat pour une « laïcité scientifique ». La médecine anthroposophique est une #pseudoscience qu’il est salutaire d’avoir le droit de #blasphémer pour préserver la médecine des pollutions religieuses. •

#charliehebdo