75ème jour (modifié) : c'est bien simple, tu dois choisir : c'est Marcel ou moi !

(à Tasty Bud : mais c'est toujours cornélien...)
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Elle était très jolie, vraiment. Ils sortaient ensemble depuis peu de temps mais c'était une relation plaisante, pleine de rires et de la légèreté de la jeunesse. Et il restait lui-même, plein de ses enthousiasmes de jeune professeur, du monde du savoir qu'il approfondissait avec délectation par des lectures effrénées.

Il avait déjà remarqué que ses petites amies, la plupart du temps, tordaient un peu le nez sur ses loisirs. Passer un week-end entier sans sortir de sa chambre à lire Machado de Assis, Thomas Mann ou Descartes, lorsqu'il faisait beau et que la plage était bondée, était passablement excentrique voire relevait de la science-fiction mais... comme pendant la semaine il courait tous les matins sur la plage avant d'aller travailler, il était bronzé et musclé et n'avait rien de l'intellectuel chétif et besogneux.

Pourtant, il faut bien le dire, à un moment des relations qu'il entretenait avec ses jeunes amoureuses, ça finissait souvent par craquer. D'abord, il préférait acheter des livres que d'acheter une voiture (qui pourtant lui aurait évité les interminables trajets en bus surchauffés) et c'était souvent le premier sujet que ses conquêtes abordaient. De nombreuses fois il avait prétexté que sa voiture (inexistante) était en révision pour pouvoir espérer emmener au cinéma l'une des jolies étudiantes qu'il croisait le soir en allant à l'université (il donnait déjà des cours dans la journée).

Et puis, un jour, avec cette nouvelle petite amie, ils allèrent au cinéma (en taxi ? en bus ? savait-elle qu'il n'avait pas de voiture ? il ne me l'a pas dit). C'était la troisième fois qu'elle lui demandait d'aller voir ce film, et à chaque fois il lui avait expliqué qu'il lisait les écrits théoriques et les traductions de Stéphane Mallarmé, des poètes russes et des troubadours par le grand poète et théoricien de la poésie Haroldo de Campos, pour son plaisir mais aussi pour y trouver matière à des cours qu'il donnerait à ses étudiants de langue portugaise.

Mais cette fois, il était là, sans livre, sans copie à corriger, ils étaient là tous les deux, un couple de jeunes amoureux dans le hall bondé du cinéma en attendant la séance. Et il lui parlait, comme d'habitude, de tout, de rien, du temps, de l'université, du cinéma, de ses coups de coeur et de... ses lectures.

Alors, au milieu de la foule tranquille qui n'avait rien demandé, sa ravissante petite amie se transforma en furie et s'écria en hurlant (pléonasme) :

- C'est bien simple, tu dois choisir : c'est Haroldo ou moi !

Au milieu de la foule que ce cri avait rendu silencieuse, il baissa la tête. Il venait d'être victime de cette habitude brésilienne (très agréable par ailleurs) d'appeler tout le monde par son prénom. Les présidents João Goulard, Tancredo Neves, Fernando Henrique Cardoso sont pour tout le monde Jango, Tancredo et Fernando Henrique, Dilma Rousseff et Lula da Silva ne sont appelés que Dilma et Lula, personne ne connaît les noms de famille des joueurs de foot : Ronaldinho, Neymar, Robinho... (1)

Sa petite amie parlait bien sûr d'Haroldo de Campos, le grand théoricien de la poésie, le créateur, avec son frère Augusto, du mouvement de la Poésie Concrète, qui a profondément marqué la poésie brésilienne et que le jeune professeur lisait avec passion. Mais le prénom Haroldo, seul, est porté par des millions de brésiliens et l'équivoque était facile. Pour la foule muette tournée vers le jeune couple, il devait choisir entre cette ravissante jeune fille et un certain Haroldo, de sexe masculin, parmi des congénères pour lesquels il avait toutes les sympathies sans aller toutefois jusqu'à désirer les mettre dans son lit.

Un peu comme si votre petite amie, au milieu d'une foule, vous reprochait de trop aimer la lecture de Proust et se mettait à hurler :

- C'est bien simple, tu dois choisir : c'est Marcel ou moi !

(1) mais pas Bolsonaro ou Temer ; au Brésil on appelle peu les fascistes par leur prénom.

Cette chronique, déjà publiée, a été modifiée pour être rendue plus cohérente, car elle concernait le grand écrivain Machado de Assis. Parler d'un "Machado", concerne un homme mais ce n'est pas un prénom...

Chaque matin, le grand peintre japonais Hokusai (1760-1849), dit-on, peignait un chat pour se mettre en train. À son exemple (dans une moindre mesure...), et à titre d'exercice, je rédige (ou corrige) et mets en ligne (presque) chaque jour une petite chronique de Rio de Janeiro, où j'habite depuis plus de 15 ans. Pour ensuite me plonger dans des travaux d'écriture en cours.

Si vous souhaitez soutenir mon travail, vous pouvez le faire sur Liberapay, plateforme de dons récurrents, où vous choisissez une durée et une valeur de don, que vous pouvez renouveler ou interrompre à votre guise.

Et à demain, pour une nouvelle chronique!

Vous pouvez en savoir plus sur mes travaux ici :
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