Darwin, mal lu, détourné, mais toujours aussi génial
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Selon elle, il existe "tout un courant en particulier en Ă©conomie qui explique quâil faut 'darwiniser' la sociĂ©tĂ©, câest-Ă -dire pour les humains comme les animaux, on doit faire en sorte que seuls les mĂąles les plus adaptĂ©s se reproduisent et que si les autres meurent, câest pas trĂšs grave." Elle, câest Sandrine Rousseau, la dĂ©putĂ© Ă©cologiste qui sâexprimait sur son sujet de prĂ©dilection, lâĂ©cofĂ©minisme, dĂ©but septembre Ă lâuniversitĂ© catholique de Louvain (Belgique) (https://twitter.com/JLGagnaire/status/1568194868614160385). Pull vert, fines montures et voix posĂ©e, elle poursuit avec lĂ©gĂšretĂ© : "Donc, câest vraiment un libĂ©ralisme sauvage. Câest le dĂ©but entre Ricardo et Smith [âŠ] sur le fait que Ricardo sâoppose, par exemple, aux lois sur les pauvres parce quâil dit 'les pauvres doivent mourir' ; câest aussi ce que fait Malthus qui dit 'laissons-les mourir !' Et tout cela est inspirĂ© des thĂ©ories de Darwin [âŠ] qui en fait dit 'quâil faut opĂ©rer une sorte de sĂ©lection naturelle dans lâespĂšce humaine comme dans le rĂšgne animal et dans cette sĂ©lection naturelle, les femmes sont cantonnĂ©es au rĂŽle de reproductrice. Câest Ă ce moment-lĂ quâelles deviennent des ventres et reproduisent la force de travail et servent avant tout Ă cela.'
"Avant Darwin, il nây a pas dâautre explication que la CrĂ©ation pour expliquer le monde"
Le barbu Charles Darwin, depuis sa mort, reste, Ă nâen pas douter, lâhomme qui sâest le plus retournĂ© dans sa tombe tant sa fameuse thĂ©orie de lâĂ©volution, publiĂ©e en 1859, a Ă©tĂ© ainsi dĂ©voyĂ©e. Cette date nâest pas anodine puisque Thomas Malthus comme David Ricardo sont morts bien avant (1834 pour le premier et 1823 pour le second). Lâactuelle Ă©conomiste en chef dâEurope Ecologie- Les Verts nâhĂ©site donc pas Ă professer un hasardeux anachronisme qui ferait bondir tout historien â Malthus et Ricardo reposant depuis belle lurette Ă six pieds sous terre auraient eu du mal Ă sâinspirer du texte de Darwin. Et au-delĂ de se prendre les pieds dans le tapis des dates, celle qui donnait cette annĂ©e encore des cours Ă lâuniversitĂ© de Lille nâhĂ©site pas Ă tordre les propos de Darwin, de quoi se mettre Ă©galement Ă dos les biologistes comme Pierre-Henri Gouyon. "Le plus gros Ă©cueil de ceux qui citent Darwin sans lâavoir lu est dâaffirmer comme Sandrine Rousseau que la nature nous donne des leçons de morale, assure ce professeur Ă©mĂ©rite au MusĂ©um national dâhistoire naturelle (MNHN) et spĂ©cialiste de lâĂ©volution. Câest une erreur gravissime dâaller chercher dans la nature une explication des comportements humains."
Si, cent quarante ans aprĂšs sa mort, le cĂ©lĂšbre naturaliste anglais reste Ă ce point citĂ©, il le doit Ă sa vision du vivant aussi rĂ©volutionnaire que Copernic et GalilĂ©e avec lâhĂ©liocentrisme ou Newton et sa loi de la gravitation. Pour autant, plus personne aujourdâhui, mĂȘme Sandrine Rousseau, ne contesterait que la Terre ne soit pas le centre de lâunivers, ni que la fameuse pomme tomberait au sol par hasard alors quâelle se trouve attirĂ©e par une force. La thĂ©orie de lâĂ©volution et lâorigine des espĂšces, elles, continuent de faire lâobjet de vives critiques et dâincommensurables amalgames. Il suffit de les replacer dans le contexte de lâĂ©poque pour comprendre pourquoi : "Avant Darwin, il nây a pas dâautre explication que la CrĂ©ation pour expliquer le monde", met en perspective Guillaume Lecointre, zoologiste et professeur au MNHN. Le Britannique avait donc parfaitement conscience du caractĂšre rĂ©volutionnaire de son travail. Dire que les espĂšces ne sont pas immuables, câest, Ă©crit-il, "comme confesser un crime".
Le fruit d'une longue maturation
La thĂ©orie de lâĂ©volution ne naĂźt pas du jour au lendemain. Elle est le fruit dâune longue maturation commencĂ©e en 1831 lorsque Darwin embarque sur le Beagle pour un voyage autour du monde de cinq annĂ©es. Durant ce pĂ©riple, il lit, Ă©crit et surtout, observe beaucoup notamment la faune sauvage. Lâanecdote est connue : dans lâarchipel des Galapagos, il est intriguĂ© par une variĂ©tĂ© de pinsons et la forme de leur bec diffĂ©rente selon les Ăźles, qui lâamĂšne Ă se questionner sur ces variations. Le scientifique connaĂźt les travaux de ses prĂ©dĂ©cesseurs des LumiĂšres, les naturalistes Georges Cuvier, tenant du fixisme, Georges-Louis Leclerc de Buffon qui parle dĂ©jĂ dâancĂȘtres communs Ă certaines espĂšces et surtout Jean-Baptiste de Lamarck et son transformisme, thĂ©orie prĂ©darwinienne majeure (les espĂšces sâadaptent Ă leur environnement tout en acquĂ©rant de nouvelles caractĂ©ristiques qui voient leur corps Ă©voluer en fonction de leur utilisation).
DĂšs 1837, Charles Darwin a esquissĂ© tous les Ă©lĂ©ments de sa thĂ©orie. Le terme "sĂ©lection naturelle" apparaĂźt dans ses carnets en 1838. "Mais il va lui falloir encore vingt ans pour la coucher dĂ©finitivement sur le papier : il pensait quâelle Ă©tait Ă©tayĂ©e mais il voulait ĂȘtre inattaquable et convaincre tout le monde", explique Guillaume Lecointre. PerpĂ©tuel insatisfait, le biologiste anglais ne lâaurait peut-ĂȘtre mĂȘme pas publiĂ©e sâil nâen avait Ă©tĂ© forcĂ© par son jeune compatriote Alfred Wallace qui lui adresse une lettre en juin 1858 oĂč il dĂ©crit les mĂȘmes mĂ©canismes. Darwin assurera que ce fut un dĂ©clic et quâil sâest senti "talonnĂ©", au point de se mettre Ă sa table de travail en urgence pour synthĂ©tiser son Ćuvre et prouver lâantĂ©rioritĂ© de ses idĂ©es. De lâorigine des espĂšces au moyen de la sĂ©lection naturelle est publiĂ© le 24 novembre 1859 Ă 1 250 exemplaires, tous Ă©puisĂ©s le jour mĂȘme, preuve que lâensemble de la communautĂ© scientifique attendait lâouvrage avec impatience.
Ce que dit vraiment la théorie de l'évolution
Mais sur le fond, que dit le Britannique ? Que les organismes vivants sont en perpĂ©tuelle Ă©volution grĂące notamment au phĂ©nomĂšne de sĂ©lection naturelle qui fait quâau sein dâune mĂȘme espĂšce, les individus les plus adaptĂ©s Ă leur milieu se reproduisent davantage que les autres. Et que toutes ces espĂšces â y compris lâhomme â descendent dâun ou de plusieurs ancĂȘtres communs. VoilĂ pour la doctrine. En dĂ©tail, cela donne : dâabord, le terme de "sĂ©lection", il le tire de son observation des Ă©levages : quâil sâagisse dâune fleur ou dâun cheval, chaque gĂ©nĂ©ration est choisie en fonction de certains critĂšres. Les espĂšces se laissent manipuler, donc sĂ©lectionner. Ensuite, il faut revenir au Beagle et aux pinçons des Galapagos : il y a un degrĂ© de diffĂ©rence entre chaque individu dâune mĂȘme famille en fonction des conditions de vie. DâoĂč la notion cardinale de "variabilitĂ© naturelle". De mĂȘme, et câest bien Darwin qui sâinspire de Malthus et non lâinverse, en dĂ©pit dâune hausse exponentielle, la population demeure naturellement stable ou, tout du moins, les espĂšces se reproduisent aussi longtemps quâelles trouvent des ressources alimentaires et des conditions dâhabitat optimales. Or aucune ne lâa emportĂ© sur les autres de façon hĂ©gĂ©monique. Les conditions environnementales et chimiques jouent donc un rĂŽle majeur.
"Enfin, Darwin souligne que tout le monde ne rĂ©ussit pas et quâil y a des variations selon les aptitudes de chacun", explique Pierre-Henri Gouyon. Lâautre ligne directrice de la pensĂ©e de Darwin est la descendance avec modification, câest-Ă -dire que les espĂšces ont une histoire et sont apparentĂ©es. Au sein dâun mĂȘme groupe, les individus porteurs dâune variation hĂ©ritable, momentanĂ©ment avantageuse, se reproduiront davantage (on parle de diffĂ©rentiel reproductif). Cette dimension "dâhĂ©ritabilitĂ©" est aussi capitale. Mais telle quâen parle Darwin, la sĂ©lection naturelle ne signifie pas que seul survive le meilleur. Elle se contente de dire que les individus bien adaptĂ©s ont de meilleures chances de survivre. La science de son temps lâempĂȘche dâaller plus loin. "Il pressent que la clef de lâĂ©difice, câest lâhĂ©rĂ©ditĂ©. Mais Ă lâĂ©poque, il nâa pas les moyens de le prouver", conclut Gouyon. Pour cela, il faudra attendre les travaux dâAugust Weismann sur lâhĂ©rĂ©ditĂ©, puis la redĂ©couverte des lois de Mendel (dĂ©but de la gĂ©nĂ©tique) en 1901, la thĂ©orie synthĂ©tique de lâĂ©volution dans les annĂ©es 1930 qui voient diffĂ©rentes disciplines travailler enfin ensemble (biologie, gĂ©ologie, mathĂ©matiques, botanique, palĂ©ontologie, etc.), la dĂ©couverte de lâADN (1953), ou encore, de nos jours, le sĂ©quençage des gĂ©nomes. "Toutes ces avancĂ©es et ses technologies nâont jamais infirmĂ© mais confirmĂ© voire enrichi dans ses grandes lignes, la thĂ©orie de lâĂ©volution", rĂ©sume Pascal Tassy, professeur Ă©mĂ©rite au MusĂ©um dâhistoire naturelle de Toulouse.
Une théorie rapidement dévoyée
SitĂŽt publiĂ©e, sitĂŽt attaquĂ©e puis dĂ©tournĂ©e. La thĂ©orie de lâĂ©volution connaĂźt un succĂšs immĂ©diat et le monde se divise en pro et anti-darwiniens. Au niveau des religieux, la pastille dâune origine naturelle du monde qui ne convoque pas Dieu, passe mal. Mais pas de façon violente. Le Vatican attendra, tout de mĂȘme, Jean-Paul II (1996) avant de "reconnaĂźtre dans la thĂ©orie de lâĂ©volution plus quâune hypothĂšseâŠ" Comme souvent, câest dans les franges les plus extrĂȘmes que naĂźt et se dĂ©veloppe la contestation. CĂŽtĂ© chrĂ©tien avec certains croyants protestants dâoĂč naĂźtra le crĂ©ationnisme â le rĂ©cit de la GenĂšse doit ĂȘtre pris au pied de la lettre et Dieu a crĂ©Ă© chaque espĂšce - ; cĂŽtĂ© musulman oĂč les fondamentalistes sont les hĂ©rauts aujourdâhui encore de la lutte contre Darwin. Sur cette question du Dieu Ă lâorigine de tout, mĂȘme Darwin Ă©volue, utilisant le terme "crĂ©ateur" dans la deuxiĂšme version de son livre (1860). Puis, au fur et Ă mesure quâil avance en Ăąge, le cĂ©lĂšbre biologiste reconnaĂźtra dans son autobiographie quâil est agnostique : "Le vieil argument dâune finalitĂ© de la nature [âŠ] est tombĂ© depuis dans la loi de la sĂ©lection naturelle. DĂ©sormais, nous ne pouvons plus prĂ©tendre, par exemple, que la belle charniĂšre dâune coquille bivalve doit avoir Ă©tĂ© faite par un ĂȘtre intelligent, comme la charniĂšre dâune porte par lâhomme." Lâexpression "ĂȘtre intelligent" parue en 1887 est assez savoureuse tant elle rĂ©pond dĂ©jĂ , aux tenants du crĂ©ationnisme light dĂ©veloppĂ© aujourdâhui outre-Atlantique sous la notion dâ "Intelligent design" (dessein intelligent), voulant que la perfection de lâunivers ne peut sâexpliquer que grĂące Ă lâaction dâune "intelligence supĂ©rieure". Relire Darwin toujours, plutĂŽt quâen tronquer la pensĂ©eâŠ
âTout ce qui est hĂ©rĂ©ditaire nâest pas gĂ©nĂ©tiqueâ
De son vivant, en revanche, le biologiste aura vu se multiplier moult dĂ©voiements de sa thĂ©orie de lâĂ©volution. Il est mĂȘme traitĂ© de "raciste" par certains, alors que ses Ă©crits portent peu Ă confusion. Son cousin Francis Galton, lui, va sâattacher Ă "traduire" la thĂ©orie en langage mathĂ©matique pour chercher Ă amĂ©liorer lâespĂšce humaine. TrĂšs vite, Darwin prend ses distances avec ce parent encombrant. Pour faire simple, puisque lâon peut sĂ©lectionner les animaux dâĂ©levage, pourquoi ne pas en faire autant avec lâhomme ? En 1883, Galton invente le terme "dâeugĂ©nisme" et fera carriĂšre avec ce concept de lâhĂ©rĂ©ditĂ©. "Mais avec quels critĂšres, lâintelligence, la beautĂ©, interroge HervĂ© le Guyader ancien directeur du laboratoire SystĂ©matique, Ă©volution, biodiversitĂ© et de lâĂ©cole doctorale de DiversitĂ© du vivant ? Tout ce qui est hĂ©rĂ©ditaire nâest pas gĂ©nĂ©tique." LâeugĂ©nisme reprĂ©senta un courant scientifique important au dĂ©but du XXe siĂšcle surtout aux Etats-Unis oĂč des dizaines de milliers de personnes furent victimes des lois de stĂ©rilisation forcĂ©e. Idem dans certains pays scandinaves et en Allemagne oĂč il a dĂ©bouchĂ© sur lâextermination des races jugĂ©es infĂ©rieures par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale.
L'invention du darwinisme social
Lâautre grand courant dâidĂ©es qui se dĂ©veloppe peu aprĂšs la thĂ©orie de lâespĂšce est celui portĂ© par le philosophe et sociologue Herbert Spencer (1820-1903). "Il sâest emparĂ© du concept de sĂ©lection naturelle pour lâexporter Ă lâensemble des domaines. Il incarne un intĂ©grisme libĂ©ral anti-interventionniste et opposĂ© Ă toute assistance envers les dĂ©favorisĂ©s. Spencer est le thĂ©oricien de lâĂ©goĂŻsme naturel en morale et de lâindividualisme en politique", tranche Patrick Tort, fondateur de lâInstitut Charles Darwin International. "Ces thĂšmes se retrouveront dans la plupart des sociologies biologiques des annĂ©es 1970 : assimilation de la sociĂ©tĂ© Ă un organisme, interprĂ©tation de son Ă©volution en termes dâaccroissement de la libertĂ© de lâindividu et de la rĂ©gression de la sphĂšre de lâEtat, rejet global des lois sociales", regrette le meilleur connaisseur du naturaliste anglais. Dans son second ouvrage majeur, La Filiation de lâhomme et la sĂ©lection liĂ©e au sexe paru en 1871, Darwin rejette Spencer et dans son autobiographie, il fait mĂȘme montre dâune antipathie profonde envers lui. Contrairement Ă ce que pensent tous ses dĂ©tracteurs passĂ©s et contemporains Charles Darwin considĂšre le secours au plus faible comme lâindice mĂȘme de la civilisation. "En 2022, le squelette de la thĂ©orie de Darwin reste totalement valable, mais depuis son Ă©noncĂ©, beaucoup de chair a Ă©tĂ© ajoutĂ©e. Toutes les controverses reposent sur ces ajouts, rĂ©sume Guillaume Lecointre. Depuis toujours, lâidĂ©ologie fait ses courses dans la thĂ©orie de lâĂ©volution. Darwin parle de coopĂ©ration, pas de concurrence et il nâa jamais Ă©voquĂ© ce concept de darwinisme social." DĂ©cidĂ©ment, Sandrine Rousseau devrait (re)lire LâOrigine des espĂšces.