Affaire Bayou: comment des militantes et des ex ont mis le chef d’EE-LV sous surveillance – Libération
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Affaire Bayou: comment des militantes et des ex ont mis le chef d'EE-LV sous surveillance Charlotte Belaïch
Julien Bayou a démissionné lundi après des accusations de violences psychologiques contre son ex-compagne. Depuis trois ans, il vivait sous la pression d'un collectif féministe informel qui lui reprochait sa conduite et enquêtait sur ses relations.
Lundi 26 septembre, à l'aube, le petit monde de la gauche écarquille les yeux en apprenant la démission de Julien Bayou de son poste de secrétaire national d'EE-LV. Le député de Paris, accusé de «violences psychologiques» par son ex-compagne, dénonce «une situation intenable» alors qu'aucune plainte n'a été déposée et que les faits reprochés n'ont pas été clairement formulés. Mais peut-il être surpris ? Il sait que depuis quelques années, un petit groupe de militantes, dont Aline (1), son ex-compagne, enquête sur son comportement envers les femmes. « Il y avait clairement, dès 2019, une campagne animée par des féministes pour le faire tomber», raconte une ancienne compagne de l'écologiste, contactée à l'époque par ce petit groupe. Depuis trois ans, l'ex-leader d'EE-LV était un homme surveillé.
Le 26 septembre toujours, Marie Dosé, l'avocate désignée par Julien Bayou, s'essaye à une conférence de presse d'un genre nouveau : elle doit défendre un client qui, à ce stade, n'est accusé d'aucun acte pénalement répréhensible. Devant la presse, elle dénonce «une procédure paralysante qui n'offre aucune garantie et ne respecte en rien le principe de la défense». Contacté par Libération, Julien Bayou n'a pas souhaité s'exprimer, pas plus que son ex-compagne Aline.
Nous avons enquêté sur la troublante investigation menée par plusieurs militantes écolos et féministes qui prétendaient s'assurer du comportement de Julien Bayou envers les femmes, et ainsi «protéger» Aline. Les trois premières années de leur union, le couple s'accorde sur les termes d'une relation non exclusive. En 2019, Julien Bayou et Aline, 39 et 32 ans à l'époque, décident de s'engager davantage. C'est à ce moment-là qu'un petit groupe de femmes se met à enquêter sur lui. En cause : sa réputation de «coureur», multipliant les relations avec des femmes plus jeunes, souvent militantes féministes, qu'il finit par quitter et décevoir. «Il se met très souvent avec des meufs fragiles, attirées par la lumière et honorées de sortir avec lui et il peut être particulièrement lâche, mais ce n'est pas un crime», décrit un cadre écolo proche de la direction.
«Elle m'a dit qu'elle tenait à me prévenir»
Une scène éloquente, datée du début de l'histoire de Julien Bayou et Aline, est racontée à Libération . Elle se déroule à Paris lors d'une soirée militante. Ce soir-là, Julia (1) militante écolo et proche de Bayou, est approchée par Eugénie (1), une amie d'Aline. Eugénie - qui n'a pas souhaité s'exprimer auprès de Libération - est aujourd'hui membre de la cellule violences sexuelles et sexistes (VSS) d'EE-LV et de la commission féminisme du parti. En 2021, lors de la primaire présidentielle écolo, elle a fait partie de l'équipe de la candidate Sandrine Rousseau. Ce soir-là, rapporte Julia, «elle vient me voir et me dit : "Je sais qui t'es, tu connais bien Bayou. Je sais ce qu'il se passe avec lui, il faut que ça s'arrête. Sache-le, il est avec une autre personne. On enquête pour savoir si c'est un mec bien pour elle, parce qu'elle a vécu des choses dures. Il ne faut pas qu'elle tombe sur un prédateur"». Le propos laisse Julia interloquée : «Je lui réponds que de mon côté, il n'y a rien à gratter, et qu'on ne colporte pas des accusations comme ça à une soirée, raconte Julia. Elle m'a dit qu'elle tenait à me prévenir, que c'était ça la sororité.»
Cette atmosphère de défiance, presque de surveillance, va revenir aux oreilles de Bayou. Une de ses ex, Sophie (1), l'informe qu'elle a été appelée par Eugénie, qui poursuit ses investigations? : «C'est toujours un peu violent une rupture, ça peut faire mal, confie-t-elle. Donc quand j'ai été approchée par Eugénie, que je connaissais bien, je suis rentrée dans son jeu en me confiant. J'ai parlé comme on parle de son ex-amoureux, pas très dithyrambique quoi. Mais ce n'est pas parce qu'une relation se finit mal qu'on peut accuser quelqu'un de violences psychologiques.» Puis, continue Sophie, «j'ai compris que son intention était de faire tomber Bayou. C'est là que je l'ai prévenue qu'on allait un peu trop dans sa vie intime». Contactée par Libération, une autre ex-compagne de Bayou assure, elle aussi, avoir été contactée à la même période, hors de tout cadre formel.
Le 30 avril 2019, se sentant dans le viseur, Julien Bayou rédige un projet de mail à l'attention d'Eugénie, avant de se raviser à la demande d'Aline. On y lit : «Comme je te l'ai dit, je ne vois pas comment je pourrais t'empêcher d'"enquêter" sur moi, à la condition que tu respectes quelques précautions de base. J'entends et comprends qu'en tant que militante féministe et que par amitié pour Aline tu te sentes, comme tu me le disais, "investie de cette mission" [...] Mais je voudrais que nous reprenions ici quelques points, parce que : - il est violent de voir sa vie privée scrutée, fouillée, exposée - je ne voudrais pas que ma relation avec Aline pâtisse de tout cela [...] Cette affaire ne peut pas durer éternellement. Une fois que plusieurs de mes ex t'ont expliqué que non, je n'étais ni harceleur, ni agresseur, je ne perçois pas ton objectif ou la suite de cette démarche.»
Dans son projet de mail, Julien Bayou évoque aussi le sentiment de malaise d'Aline : «Il me semble également qu'elle t'a signifié dernièrement qu'elle souhaitait que cette situation cesse, puisque 1) elle s'était elle-même livrée à de petites vérifications auprès de mes ex 2) aucun problème de consentement ne se posait 3) cette situation lui pesait et qu'elle souhaitait qu'elle et moi puissions avancer.» Nerveux, celui qui deviendra sept mois plus tard le patron d'EE-LV vit sous la pression de cette enquête officieuse et de ses possibles conséquences politiques.
Le mettre «hors d'état de nuire»
Six mois plus tard, en novembre, Eugénie contacte à nouveau une amie proche d'Aline. Elle dit s'inquiéter, mais demande expressément à ce qu'Aline ne soit pas avisée de sa démarche. Furieuse, l'amie en question lui répond : «Eugénie, tu ne manques pas de culot de t'adresser aux amis d'Aline en leur faisant peur sur son état, quand tu es l'une des principales causes du problème. Ne te cache pas derrière une soi-disant volonté de la préserver, tu ne trompes personne. Lorsqu'elle t'exprime ce dont elle a besoin, tu l'ignores délibérément et tu nuis aux gens qui l'entourent sans en apporter de véritables raisons concrètes. Je ne sais pas ce qui t'anime Eugénie mais certainement pas la volonté de protéger Aline. Je te remercie à l'avenir de ne plus parler ni d'Aline ni des gens qu'elle aime à qui que ce soit et de rester en dehors de sa vie.» Les mois qui suivent, les choses vont quelque peu se calmer. Entre Aline et Bayou, des épisodes d'apparente sérénité succèdent à des moments de conflit, jusqu'à la rupture définitive en novembre 2021.
Une nouvelle phase va alors débuter, avec l'apparition d'une autre femme. Selon les échanges consultés par Libération, Victoria (1), sympathisante écolo et autre ex-compagne de Bayou, entre à son tour en contact avec des femmes qui ont été proches de lui. Elle raconte une rupture douloureuse et lui reproche, à son tour, des «violences psychologiques». En avril, Aline se plaint à plusieurs reprises, dans des échanges que Libé a pu consulter, d'avoir été intégrée à un groupe WhatsApp sur Julien Bayou. Selon elle, des femmes déçues par l'écolo y racontent leur impression d'avoir été «manipulées», «prédatées». Leur but est alors de «protéger la nouvelle», soit la nouvelle compagne de Bayou. Pour cela, elles demandent à Aline de le mettre «hors d'état de nuire» . Elle affirme alors avoir quitté le groupe, épuisée. «Elle souffrait du fait que des gens la ramènent toujours aux histoires de Bayou» , confirme une proche.
La campagne législative dans les IIIe et Xe arrondissements de Paris n'arrange rien : le visage de Julien Bayou est partout, des affiches électorales aux plateaux télé. Le 19 juin, jour du deuxième tour et de son élection comme député, le compte Balance ton élu «fait passer un message de militantes écoféministes» sur Instagram : «Bayou n'est pas féministe. Il se contente de répéter ce qu'il a appris de toutes les féministes qu'il a prédatées, baisées et broyées en sachant que c¸a lui permettra d'en baiser encore plus et que sa carrière politique en bénéficiera aussi», peut-on lire. «On ne peut pas balancer des accusations de violences psychologiques sans présenter les faits, la confusion n'aide pas la cause, regrette une autre ex-compagne, la chercheuse Claire Sécail. Il est immature mais c'est tellement banal, on ne va pas faire le procès des gens pour ça.»
Dans ses échanges avec plusieurs personnes, Aline oscille. Par moments, elle explique que, selon ses recherches approfondies, il ne s'agit que d'histoires d'amours déçues. A d'autres, elle dépeint un «prédateur». Ces changements s'entremêlent avec des sentiments contradictoires à l'égard de Julien Bayou. La trentenaire, à laquelle on raconte des histoires de tromperie de la part de son ex-compagnon, alterne entre colère, détresse et reconnaissance à son égard pour son soutien depuis la rupture, qu'elle vit mal.
«En meute nous devenons des louves alpha»
Le 30 juin, à 18 heures, plusieurs cadres écolos, le père et la sœur de Julien Bayou, mais aussi Eugénie, Victoria, Sandrine Rousseau et la cellule contre les VSS d'EE-LV, reçoivent un mail. Aline y écrit : «Combien sommes-nous de meufs brillantes douces douées à avoir complètement vrillé, parfois sous vos yeux, sans que jamais vous vous disiez qu'il y avait peut-être un problème avec Julien ? C'est un manipulateur, lâche et dénué d'empathie.» Dans ce mail, elle fait part de sa volonté de mettre fin à ses jours pour «protéger les autres», «éloigner Bayou des lieux de pouvoir et de militance où il peut prédater». Elle s'excuse aussi auprès d'Eugénie pour «avoir mis autant de temps à comprendre», et de Victoria, pour ne pas avoir pris la mesure de la douleur provoquée par sa rupture avec l'élu écolo.
Quelques heures plus tard, la cellule, dont fait toujours partie Eugénie, s'autosaisit. Depuis, Julien Bayou l'a sollicitée à plusieurs reprises pour pouvoir se défendre. A chaque fois, l'entité a refusé, n'ayant pas encore recueilli le témoignage de la victime présumée, qui ne souhaite pas être entendue. «La cellule doit travailler dans la confidentialité, or ce principe est rompu, donc tout le monde sait qu'elle ne peut plus traiter ce cas. En réalité, c'est maintenant un débat à travers les médias», juge une proche d'Aline. De nombreux échanges consultés par Libération attestent de cette circulation débridée des informations personnelles au sein des différents acteurs de l'affaire. Lesquels s'échangent en permanence confidences, mails, textos, parfois par copies d'écran. En clair, les procédures n'ont rien de professionnel, et ne garantissent à aucun moment l'absence de fuites.
Quelques jours plus tard, Aline, qui a été hospitalisée, dit à Bayou qu'elle s'arrangera pour qu'il soit mis «hors d'état de nuire». Elle va alors s'associer à Victoria. «J'ai été contactée par les deux, qui sont en contact, explique une autre ex du député. Il y a aussi d'autres femmes qui ne sont pas forcément sorties avec lui mais qui disent observer son comportement en tant que militantes . Je suis très gênée car je suis à fond dans la lutte contre les VSS mais je ne partage pas leur analyse. Elles estiment que si quelqu'un a un engagement féministe, il devrait être irréprochable dans sa vie personnelle. Mais il ne s'agit que d'histoires banales entre adultes consentants.»
Le 18 septembre, Carole (1), militante qui fut proche de Bayou, est elle aussi contactée. Elle reçoit un mail signé «Les louves alpha». « Nous ne nous connaissons pas vraiment mais nous avons beaucoup à nous dire. Nous sommes des amies, confidentes et engagées sur les questions des VSS, peut-on y lire. Nous suivons de très près notre amie qui est une femme incroyable, une louve comme on aime la surnommer, mais qui a subi des violences psy durant plusieurs années. Elle a été dévastée mais revient en force.» Appelant à «libérer la parole», les «louves» (dont on ne connaît pas le nombre et qui pourraient masquer une unique personne) écrivent : «Il n'est pas facile de comprendre immédiatement ce que sont les blessures causées par des violences psychologiques. Chacune d'entre vous a un lien avec cet homme. Peut-être aimé, admiré ou encouragé jusqu'à même le protéger [...] Beaucoup d'hommes veulent que nous restions des louves omega mais en meute nous devenons des louves alpha.»
Sandrine Rousseau, Aline et le plateau de «C à vous»
Le lendemain, le collectif féministe Nous toutes interpelle EE-LV sur Twitter : «Bonjour EE-LV, la cellule VSS a été saisie en juillet après des accusations de violences commises par Julien Bayou sur son ex-compagne. Comment s'assurer que les militantes soient en sécurité ? Aucune mesure ne semble avoir été prise, pourquoi ?» Toute la journée, le message est relayé par le collectif Relève féministe, apparu quelques jours plus tôt, lors de l'affaire Quatennens. Le soir même, Sandrine Rousseau est invitée sur le plateau de C à vous sur France 5. Pressentant qu'elle sera interrogée sur le sujet, la députée EE-LV appelle Aline pour lui demander l'autorisation d'évoquer sa situation. Elle accepte, veut «médiatiser». «Elle le fait parce qu'il a lui-même commencé à l'évoquer [dans un article du Figaro , ndlr]. Elle veut se défendre du cadrage qu'il a imposé, celui de la femme fragile, elle veut repolitiser son cas» , relève une proche. Interrogé sur l'enquête ouverte par la cellule, dont l'information a fuité, Julien Bayou répond : «Il s'agit malheureusement d'une histoire qui se termine dans la souffrance, et d'une rupture qui s'accompagne de menaces à peine voilées à mon endroit.»
Sur le plateau de C à vous , Sandrine Rousseau confirme, elle, être au courant, et évoque «des comportements de nature à briser la santé morale des femmes». «Doit-il quitter la tête d'EE-LV ?» l'interroge-t-on. «Step by step» , répond-elle. Une grande partie de la gauche murmure alors son indignation : pourquoi rapporter des accusations qui semblent si dures à rendre juridiquement tangibles ? Contactée à plusieurs reprises par Libération, Sandrine Rousseau n'a pas donné suite.
«Je ne pense pas qu'elle pense au congrès ou qu'elle veuille buter Julien mais elle veut garder le totem du féminisme, analyse une écolo, engagée dans le combat féministe. Elle ne pouvait prendre le risque de dire "je n'ai pas les éléments pour en dire plus" parce qu'elle aurait perdu la course qu'elle a elle-même initiée dans laquelle plus tu pousses loin, plus t'es la bonne féministe.» Beaucoup au sein des mouvements écolos et féministes considèrent désormais qu'on court un peu trop vite, alors que la libération de la parole des femmes pose des dizaines de questions qui demandent le temps de la réflexion. Mais rares sont ceux qui osent le dire autrement qu'anonymement, de peur d'être rangés du mauvais côté de l'histoire. «Il n'y a pas d'espace pour faire une critique de la position de Sandrine, pas d'espace pour dire que ce qui arrive à Julien n'est pas juste et que ça dessert la cause», poursuit la même militante.
Ce féminisme, qui se définit lui-même comme «radical», a pris de plus en plus de place au sein d'EE-LV ces dernières années. A commencer par la cellule et la commission féminisme, qui comptent des militants engagés sur ces sujets qui se sont rapprochés de Sandrine Rousseau depuis son retour dans le parti en 2020. «Quand je critique le fonctionnement de la cellule, qui n'offre pas l'opportunité de se défendre aux présumés coupables, on me dit "fais attention, ça peut se retourner contre toi", raconte une élue EE-LV. Vous imaginez à quel point elles ont gagné le combat culturel pour en arriver au fait de ne pas pouvoir dire qu'on est en désaccord ?»
«C'est hypocrite de mettre tout ça sur Rousseau, nuance tout de même un militant écolo. La direction a entériné ces procédés. Elle les a théorisés. C'est une dérive globale. Bayou lui-même a beaucoup joué au chevalier blanc sur ces sujets. Mais on arrive à un stade où on va être obligés de réfléchir à ces questions tous ensemble.» Pour sortir la gauche du malaise immense qui la tient, entre nécessaire libération de la parole des femmes et des procédures informelles ouvrant la voie à d'inquiétantes dérives.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
https://www.liberation.fr/politique/affaire-bayou-comment-des-militantes-et-des-ex-ont-mis-le-chef-dee-lv-sous-surveillance-20220930_V34QLSZHJ5GJ5K3PHVIGIHRBSE/