Dans "La Fin et les Moyens" un livre initialement paru en 1937, Aldous #Huxley affirme :
« Tel est le monde dans lequel nous nous trouvons â un monde qui, dâaprĂšs le seul critĂšre acceptable du #progrĂšs, est manifestement en rĂ©gression. Le changement technologique est rapide. Mais sans progrĂšs dans la charitĂ©, le dĂ©veloppement technologique est inutile. Il est mĂȘme pire quâinutile. Le progrĂšs technologique nâa fait que nous fournir des moyens toujours plus efficaces pour rĂ©gresser. »
Il observe par exemple (des dĂ©cennies avant l'invention dâinternet, du smartphone, de l'ordinateur, etc.) :
« Le progrĂšs technologique a diminuĂ© les contacts physiques, appauvri les relations spirituelles entre les membres dâune communautĂ©. »
Un peu plus loin, il remarque cependant que la volonté de pouvoir, qui gouverne la civilisation industrielle et se trouve à l'origine de bien des maux qui la caractérisent, n'est pas une tare inéluctable de toute société humaine :
« Il est possible dâorganiser une sociĂ©tĂ© de sorte que mĂȘme cette propension fondamentale que constitue la soif du pouvoir puisse avoir du mal Ă sâexprimer. Chez les Indiens zuñis, par exemple, les individus ne sont pas amenĂ©s Ă connaĂźtre cette tentation qui pousse les hommes de notre civilisation Ă travailler en vue dâacquĂ©rir de la cĂ©lĂ©britĂ©, des richesses, une position sociale ou du pouvoir. Chez nous, le succĂšs est toujours exaltĂ©. Parmi les Zuñis, il est tellement mal vu de rechercher la distinction personnelle que trĂšs peu aspirent Ă sâĂ©lever au-dessus des autres ; ceux qui essaient sont considĂ©rĂ©s comme de dangereux sorciers et punis en consĂ©quence. Il nây a pas dâHitler, pas de Kreuger, pas de NapolĂ©on et de Calvin. La soif de pouvoir ne trouve aucune occasion pour se manifester. Dans les communautĂ©s tranquilles et Ă©quilibrĂ©es des Zuñis et dâautres Indiens des Plaines, toutes les tentations de lâambition personnelle â les dĂ©bouchĂ©s politiques, financiers, militaires, religieux auxquels notre histoire nous a si douloureusement accoutumĂ©s â sont endiguĂ©es.
Le schĂ©ma social des #Indiens des Plaines ne peut pas ĂȘtre reproduit par la #sociĂ©tĂ© industrielle moderne. Il ne serait dâailleurs pas dĂ©sirable que nous prenions ces sociĂ©tĂ©s indiennes pour modĂšle. Parce que la victoire des Indiens des Plaines sur la soif de pouvoir a un cout Ă©levĂ©. Les Indiens des Plaines ne recherchent pas le pouvoir et la richesse, comme nous, mais ils croulent sous le poids de la tradition. Ils sont attachĂ©s Ă tout ce qui est vieux et terrifiĂ©s par tout ce qui est nouveau ou inconnu. Ils perdent beaucoup de temps et dâĂ©nergie Ă exĂ©cuter des rites magiques et Ă rĂ©pĂ©ter dâinterminables formules. Dans le langage de la thĂ©ologie, nous pourrions dire que les pĂ©chĂ©s mortels qui nous accablent sont lâorgueil, lâavarice et la malice. Leur pĂ©chĂ© mortel est la paresse â par-dessus tout la paresse mentale, ou la stupiditĂ©, contre laquelle les moralistes bouddhistes avertissaient tant leurs disciples. Le problĂšme auquel nous sommes confrontĂ©s est le suivant : pouvons-nous combiner les mĂ©rites de notre culture Ă ceux des sociĂ©tĂ©s des Indiens des Plaines ? Pouvons-nous crĂ©er une nouvelle sociĂ©tĂ© dont les dĂ©fauts de ces deux modĂšles, les Indiens des Plaines et la civilisation industrielle, seraient absents ? Est-il possible pour nous dâacquĂ©rir les admirables habitudes de non-attachement Ă la richesse et au succĂšs personnel tout en prĂ©servant notre acuitĂ© intellectuelle, notre intĂ©rĂȘt pour la science, notre capacitĂ© Ă promouvoir un progrĂšs technologique et un changement social rapide ? Impossible de rĂ©pondre Ă ces questions. Seules lâexpĂ©rience et lâexpĂ©rimentation dĂ©libĂ©rĂ©e pourront nous dire si notre problĂšme peut ĂȘtre rĂ©solu. »
En rĂ©alitĂ©, la rĂ©ponse Ă©tait dĂ©jĂ claire en son temps. Non. Non, la #technologie, le dĂ©veloppement technoscientifique, produit du systĂšme capitaliste, de la sociĂ©tĂ© de masse, industrielle et de ses hiĂ©rarchies structurelles, de son hyperdivision du #travail, de la concentration du savoir, de lâavoir et du pouvoir, est incompatible avec lâĂ©quilibre (lâĂ©galitĂ©) et la tranquillitĂ©. En outre, en prĂȘtant des caractĂ©ristiques douteuses aux Zuñis (clichĂ©s des #sauvages terriblement superstitieux, terrifiĂ©s par lâinconnu, indolents, pas bien intelligents), Huxley fait montre dâun racisme Ă©vident. Mais surtout, la question quâil pose est absurde. Tout au plus tĂ©moigne-t-elle du fait quâĂ lâinstar de la plupart des civilisĂ©s, Aldous Huxley Ă©tait envoĂ»tĂ© par le Dieu #Technoscience, adepte, lui aussi, du culte du « progrĂšs technologique ».
Par ailleurs, concernant les Zuñis, peuple autrefois prospĂšre du sud-ouest des Ătats-Unis, qui occupait la partie centrale et septentrionale de lâactuel Arizona et du Nouveau-Mexique â un territoire aride ou semi-aride â oĂč il vivait, depuis au moins lâan 700 apr. J.-C., dâagriculture, de chasse, de pĂȘche et dâĂ©levage[1], lâanthropologue Ă©tats-unienne spĂ©cialiste des sociĂ©tĂ©s amĂ©rindiennes Nancy Bonvillain note[2] :
« Les familles zuñis Ă©taient apparentĂ©es par les #femmes â les filles mariĂ©es restaient dans le foyer dans lequel elles Ă©taient nĂ©es, mais les fils mariĂ©s quittaient gĂ©nĂ©ralement la maison et sâinstallaient dans le foyer de leur Ă©pouse. Un foyer zuñi traditionnel comprenait une famille Ă©largie composĂ©e dâun couple, de leurs filles, des maris et des enfants de leurs filles, et de leurs fils non mariĂ©s. Cette structure sociale avait pour effet dâamoindrir lâautoritĂ© des hommes dans le foyer ; par consĂ©quent, la personne qui organisait traditionnellement les activitĂ©s des rĂ©sidents â et sâassurait que tous les travaux nĂ©cessaires Ă©taient effectuĂ©s â dans un foyer zuñi Ă©tait la femme la plus ĂągĂ©e. Elle Ă©tait Ă©galement la personne Ă consulter pour obtenir des conseils sur les problĂšmes ou les dĂ©cisions importantes.
En plus de la famille Ă©largie, le systĂšme social des Zuñis comprenait des groupes de parents appelĂ©s lignages. Un lignage est constituĂ© de personnes liĂ©es par une descendance directe dâun ancĂȘtre ou dâun aĂźnĂ© connu. Les lignages zuñis Ă©taient matrilinĂ©aires, ou basĂ©s sur le principe de la succession par les femmes. La femme survivante la plus ĂągĂ©e dâune lignĂ©e Ă©tait gĂ©nĂ©ralement considĂ©rĂ©e comme le chef de cette lignĂ©e et jouait un rĂŽle actif dans la vie de ses membres en prodiguant des conseils, en rĂ©glant les conflits et en organisant les activitĂ©s du groupe. En outre, la femme-chef protĂ©geait certains objets sacrĂ©s qui Ă©taient considĂ©rĂ©s comme la propriĂ©tĂ© de son lignage ; ces objets Ă©taient gĂ©nĂ©ralement conservĂ©s dans un paquet placĂ© sur un autel Ă©rigĂ© dans une piĂšce spĂ©ciale de la maison.
[âŠ] Ces lignĂ©es Ă©taient combinĂ©es en de plus grandes unitĂ©s de parentĂ© appelĂ©es clans. Un clan est un regroupement de personnes qui sâestiment liĂ©es Ă un ancĂȘtre commun. Un membre de plus dâune douzaine de clans zuñis nâĂ©tait pas toujours en mesure dâĂ©tablir son lien de parentĂ© spĂ©cifique avec tous les autres membres, mais les membres du clan se considĂ©raient tous comme les descendants dâun personnage spĂ©cifique dâun passĂ© lointain. Ă lâinstar des autres groupes de parentĂ© zuñis, les clans zuñis Ă©taient matrilinĂ©aires, et les enfants zuñis appartenaient automatiquement au clan de leur mĂšre.
[âŠ] En plus de leur rĂŽle dans la dĂ©termination des mariages appropriĂ©s, les clans remplissaient plusieurs autres fonctions dans la sociĂ©tĂ© zuñi. Chaque clan contrĂŽlait certaines zones de terres agricoles sur le territoire zuñi. Les femmes les plus ĂągĂ©es dâun clan, qui Ă©taient les chefs de clan, distribuaient les terres aux lignĂ©es et aux foyers de leur groupe. Les femmes dâun mĂȘme foyer disposaient de parcelles de terres agricoles et pouvaient en hĂ©riter, mais ces parcelles nâĂ©taient pas de vĂ©ritables propriĂ©tĂ©s privĂ©es appartenant Ă des individus. La terre Ă©tait plutĂŽt considĂ©rĂ©e comme une ressource contrĂŽlĂ©e, en dernier ressort, par le clan dans son ensemble, et les membres du clan avaient le droit dâutiliser la terre en fonction de leurs besoins. Si les femmes dâun foyer hĂ©ritaient des terres agricoles, câĂ©taient les hommes qui effectuaient les travaux agricoles. Un homme travaillait sur la terre de sa mĂšre jusquâĂ ce quâil se marie, aprĂšs quoi il sâinstallait dans le foyer de sa femme et travaillait sur la terre de sa famille.
Comme les parents zuñis vivaient et travaillaient ensemble et partageaient la nourriture et les autres biens, les membres de la famille avaient tendance Ă ĂȘtre profondĂ©ment loyaux et Ă©motionnellement proches les uns des autres. Les liens entre parents et fils et entre sĆurs et frĂšres restaient Ă©galement forts, mĂȘme lorsquâun homme quittait le foyer aprĂšs le mariage. On sâattendait Ă ce que les hommes retournent frĂ©quemment dans leur foyer dâorigine pour aider Ă cĂ©lĂ©brer les fĂȘtes familiales et donner un coup de main Ă leurs proches.
[âŠ] Les Zuñis formaient des liens avec des non-parents par le biais du mariage. Les couples mariĂ©s devaient agir comme des partenaires, coopĂ©rer dans leur travail et aider Ă soutenir leurs familles respectives. Le mariage Ă©tait considĂ©rĂ© comme une activitĂ© trĂšs personnelle, et la conduite au sein dâun mariage nâĂ©tait pas rĂ©glementĂ©e par une quelconque loi (mĂȘme si elle pouvait alimenter des ragots). La plupart des mariages fonctionnaient, mais si un couple ne sâentendait pas bien, les conjoints Ă©taient entiĂšrement libres de divorcer (la femme gardait toutefois ses enfants). Si lâhomme choisissait de divorcer, il quittait simplement le foyer de sa femme et retournait chez sa mĂšre. Si la femme voulait mettre fin au mariage, elle plaçait les biens de son mari Ă lâextĂ©rieur de la maison afin que lâhomme les rĂ©cupĂšre et sâen aille.
Mais lorsque le mariage Ă©tait heureux, les liens quâil Ă©tablissait sâĂ©tendaient au-delĂ du couple pour inclure les deux ensembles de parents, et les enfants nĂ©s du couple pouvaient dĂ©pendre des membres de leur propre foyer et de la famille de leur pĂšre (ou, si leurs parents divorçaient, de la famille de leur beau-pĂšre) pour leur soutien. Chez les Zuñis, lâĂ©ducation des enfants nâĂ©tait pas seulement la responsabilitĂ© des parents, mais de toute la famille. »
Les villages zuñis comprenaient aussi des conseils de prĂȘtres, composĂ©s dâhommes, qui nommaient Ă leur tĂȘte un « pewkin », choisi pour « sa gĂ©nĂ©rositĂ© » et pour le respect que tous et toutes les Zuñis du village lui tĂ©moignaient. Toujours en ce qui concerne la vie sociale des Zuñis, Nancy Bonvillain note que « les Zuñis rĂ©prouvaient fortement les individus vantards, querelleurs, peu coopĂ©ratifs ou avares ». Elle rapporte les propos de Ruth Bunzel, une anthropologue ayant sĂ©journĂ© chez les Zuñis de 1928 Ă 1933 :
« Dans toutes les relations sociales, que ce soit au sein du groupe familial ou Ă lâextĂ©rieur, les traits de personnalitĂ© les plus honorĂ©s sont une conduite agrĂ©able, un tempĂ©rament coopĂ©ratif et un cĆur gĂ©nĂ©reux. Celui qui a soif de pouvoir, qui veut ĂȘtre, comme ils le disent avec mĂ©pris, âun chef du peupleâ, ne fait lâobjet que de reproches. »
En fin de compte, explique Nancy Bonvillain :
« GrĂące Ă un systĂšme de gouvernement unique, Ă une exploitation judicieuse des ressources qui les entouraient et Ă un systĂšme social qui mettait lâaccent sur le soutien mutuel et la coopĂ©ration, les Zuñis avaient crĂ©Ă© une sociĂ©tĂ© fonctionnant sans heurts et offrant Ă la plupart des individus une vie paisible et pleine de sens. »
Nancy Bonvillain cite dâailleurs un officier espagnol, Francisco Vasquez de Coronado qui, en 1540, consigna, Ă propos des Zuñis, quâils avaient « de trĂšs bonnes maisons », quâils paraissaient « trĂšs intelligents », quâils Ă©taient « bien bĂątis » et « accueillants », que leur nourriture Ă©tait « abondante » et quâils faisaient « les meilleures tortillas » quâil avait jamais mangĂ©es.
Somme toute, sans ĂȘtre idyllique, la situation des Zuñis semblait plutĂŽt dĂ©sirable. Aldous Huxley se trompait. Le « progrĂšs technologique » (le dĂ©veloppement des technologies industrielles et des hautes technologies) est inĂ©luctablement synonyme de dĂ©sastres sociaux et Ă©cologiques. Et puis, tout de mĂȘme, les meilleures tortillas, câest dĂ©jĂ pas mal."