#Amérindien #Kanata #théùtre #Lepage
Réponse d'un des coauteur de la piÚce de théùtre annulée, Kanata.
Ă lire pour mieux comprendre
Ă qui de droit...
Message de Michel Nadeau, dramaturge et co auteur de Kanata, au sujet de l'annulation de Kanata.
"Maintenant que Kanata a Ă©tĂ© annulĂ©, jâaimerais, comme dramaturge et coauteur du texte, prĂ©ciser certaines choses suite Ă plusieurs des commentaires qui ont Ă©tĂ© exprimĂ©s. Bien que lâhistoire de la piĂšce ait Ă©tĂ© Ă©crite en trĂšs Ă©troite collaboration avec Robert Lepage et inspirĂ©e par toute lâĂ©nergie des comĂ©dien-nes du ThĂ©Ăątre du Soleil, je parlerai en mon nom personnel.
Il y a tout dâabord une question de contexte. Quand Robert mâa offert de participer Ă cette magnifique aventure avec le ThĂ©Ăątre du Soleil, nous Ă©tions en 2015, quelques mois avant lâĂ©lection de Justin Trudeau et de sa cĂ©lĂšbre boutade : « Parce quâon est en 2015! ». Mais le 2015 oĂč nous Ă©tions, Ă©tait celui de la fin du rĂšgne de Stephen Harper qui ne voulait rien savoir dâune enquĂȘte sur la disparition des femmes autochtones; il nây avait pas de Commission VĂ©ritĂ© et rĂ©conciliation, il nây avait pas le ThĂ©Ăątre autochtone du Centre National des Arts, ni les nombreux programmes de subventions du Conseil des Arts du Canada dĂ©diĂ©s aux artistes des PremiĂšres Nations, et on ne parlait pas dâappropriation culturelle - ou si peu. Sur toute cette question, câĂ©tait une autre Ă©poque! Alors quand Robert mâa dit quâil voulait faire une crĂ©ation qui parlerait de cette situation, en rapport avec les pensionnats, il mâa semblĂ© Ă©vident que, oui, il fallait en parler.
DâoĂč la question : pourquoi ne pas avoir engagĂ© dâacteurs autochtones? Ariane Mnouchkine avait « offert sa troupe » Ă Robert pour faire une crĂ©ation. Quel metteur en scĂšne nâaurait pas acceptĂ© lâhonneur dâune telle invitation? Mais voilĂ , le ThĂ©Ăątre du Soleil, câest une troupe, câest un modĂšle unique en Europe. Ce nâest pas une compagnie qui engage des acteurs pour quelques mois selon les productions comme partout ailleurs. Câest une trentaine de comĂ©dien-nes, de nationalitĂ©s diverses â sans aucun Canadien ou Autochtone - qui travaillent ensemble Ă la semaine longue, Ă lâannĂ©e longue, depuis 5, 10, 15, 20 ans, mĂȘme plus. Câest un esprit, câest un corps. On ne peut, pour un projet, y intĂ©grer quelques acteurs Ă©trangers, qui viendraient, Ă©pisodiquement, faire quelques laboratoires de crĂ©ation Ă©talĂ©s sur deux Ă trois annĂ©es, puis quelques semaines de rĂ©pĂ©tition avant la premiĂšre. En pareil cas, il nây aurait pas la cohĂ©sion si spĂ©cifique des acteurs du ThĂ©Ăątre du Soleil. Quand aux concepteurs, chaque compagnie a son personnel de production et, devant un spectacle dâune telle ampleur, sur deux continents, oĂč les problĂšmes sont complexes et les risques trĂšs importants, un metteur en scĂšne sâentoure de personnes quâil connaĂźt et sait capable de livrer la marchandise.
LâidĂ©e maĂźtresse du ThĂ©Ăątre du Soleil est que le thĂ©Ăątre rassemble les humains au-delĂ de leurs diffĂ©rences. Câest pourquoi, ces acteurs ne se considĂšrent pas comme Français ou Chinois ou Iraniens mais comme des artistes sensibles Ă toutes les histoires et les cultures humaines. Câest pourquoi le ThĂ©Ăątre du Soleil sâest intĂ©ressĂ© au Japon, Ă lâInde, au Cambodge, entre autres, Ă travers de grandes formes artistiques, la plupart du temps venues de lâOrient. Alors quand Robert leur a parlĂ© de la situation des PremiĂšres Nations du Canada et de ce que le pays leur avait fait subir, les BrĂ©siliens et les Australiens ont reconnu ce qui se passait dans leur pays, les Afghans qui avaient fui les Talibans se retrouvaient dans cette histoire de rĂ©pression, idem pour les ArmĂ©niens, et pour plusieurs autres. La situation des Autochtones du Canada sâĂ©largissait et devenait la mĂ©taphore de la tragĂ©die de la perte dâidentitĂ© de tous les peuples.
Et puis est arrivĂ©e lâaffaire SLAV. Et le lien avec Kanata. Et les commentaires de plus en plus vitrioliques sur les rĂ©seaux sociaux. Et les procĂšs dâintention. Tout Ă coup, nous ne racontions plus une histoire que nous voulions universelle, nous faisions de lâappropriation culturelle; nous ne faisions plus un travail de recherche et de documentation respectueux et rigoureux, nous Ă©tions des extracteurs de cultures et nous instrumentalisions les personnes consultĂ©es; tout Ă coup, on nous distribuait dans le rĂŽle des « Blancs ».
Avec la lettre du Devoir, le tournant mĂ©diatique de lâaffaire Ă©tait pris officiellement. Lors de la rencontre avec les signataires et plusieurs autres, qui fut franche et respectueuse, nous avons senti la bonne volontĂ© de la majoritĂ© des participants. Ă plusieurs reprises, on a soulignĂ© lâintĂ©rĂȘt et le respect de Robert pour la culture des Autochtones Ă travers les spectacles quâil avait rĂ©alisĂ©s au Cirque du Soleil ou Ă Wendake, en y intĂ©grant des artistes des PremiĂšres Nations. Robert a expliquĂ© que si le projet avait eu lieu seulement avec sa compagnie, au Canada, assurĂ©ment il aurait engagĂ© des artistes autochtones. Le passĂ© Ă©tant garant de lâavenir, on peut tout Ă fait le croire. Lui et Ariane Mnouchkine ont expliquĂ© le contexte spĂ©cifique de Kanata. La plupart des gens comprenaient, particuliĂšrement ceux du monde du thĂ©Ăątre, plus sensibles Ă la rĂ©alitĂ© concrĂšte de la pratique.
Et puis, nous avons spĂ©cifiĂ© que nous ne parlions jamais au nom des Autochtones, le point de vue Ă©tait toujours le nĂŽtre. Nous avons racontĂ© lâhistoire de la piĂšce. Il sâagit dâune fiction, de trois histoires, liĂ©es entre elles, qui se passent en trois lieux et trois Ă©poques diffĂ©rentes au Canada, oĂč chaque fois, un artiste europĂ©en se lie dâamitiĂ© avec une personnes des PremiĂšres Nations et, de ce fait, dĂ©couvre ce qui arrive Ă cette nation sur une pĂ©riode de deux siĂšcles. Et nous avons aussi exprimĂ© le point que lâhistoire des pensionnats et celle de la disparition des femmes dans lâOuest, Ă©tait aussi une histoire canadienne. Sur les soixante scĂšnes de la piĂšce, une quinzaine seulement met en scĂšne des personnages des PremiĂšres Nations. Si la souffrance Ă©tait celle des personnes autochtones, lâhistoire Ă©tait aussi la nĂŽtre. Ce sont les actions du gouvernement canadien qui Ă©taient en cause.
AprĂšs cinq heures de discussion, tout le monde Ă©tait davantage conscient de la situation de lâautre. Robert et Ariane Mnouchkine rĂ©flĂ©chiraient Ă ce qui Ă©tait faisable, aux personnes-ressources pouvant ĂȘtre impliquĂ©es sur des questions trĂšs spĂ©cifiques. La directrice du Soleil, ne pouvant intĂ©grer dâacteurs, propose alors dâouvrir le ThĂ©Ăątre de la Cartoucherie, pour une pĂ©riode dâun Ă deux mois, Ă une ou plusieurs compagnies autochtones, suite Ă Kanata, pour y prĂ©senter ce quâils dĂ©sirent, pour offrir une vitrine au thĂ©Ăątre des PremiĂšres Nations canadiennes sur une scĂšne parisienne. Robert laisse tomber un scoop : un espace de temps est prĂ©vu pour les artistes autochtones de toute discipline, Ă chaque annĂ©e, dans son nouveau thĂ©Ăątre, le Diamant. La rĂ©union se termine sur une notre positive, on parle de pont qui se construit; lâatmosphĂšre est cordiale, et une majoritĂ© sâen trouve satisfaite.
Quatre porte-parole sont dĂ©signĂ©s pour parler aux mĂ©dias le lendemain. Ce qui est fait. Certains soulignent les avancĂ©es, le dĂ©sir de poursuivre le dialogue, les offres qui ont Ă©tĂ© faites; dâautres, mettent davantage lâaccent sur leur mĂ©fiance, allant mĂȘme jusquâĂ dire que les offres de partenariat futures nâĂ©taient peut-ĂȘtre lĂ que pour acheter la paix â du moins câest ce qui a Ă©tĂ© rapportĂ© â et dâautres encore, qui nâĂ©tait pas parmi les porte-parole, rĂ©fractaires au projet, ont dit que Mme Mnouchkine et Robert Lepage Ă©taient fermĂ©s; on a parlĂ© dâentĂȘtement, dâarrogance, etc., ce qui nâĂ©tait pas vrai. Et si un ou deux grands titres parlaient dâun premier pas dans la bonne direction, la plupart de ce qui sortait disait : Kanata se fera sans les autochtones, Kanata se fera sans nous, etc. AprĂšs cinq heures de discussion, il semblait donc que rien nâait Ă©tĂ© changĂ©. Il nâen fallait pas plus pour que lâincendie Ă©clate. Et rapidement. Jusque dans lâOuest canadien. Et quâĂ chaque jour, lâagressivitĂ© de certains commentaires croisse de façon exponentielle. Et on Ă©tait encore Ă cinq mois de la premiĂšre⊠Je comprends que des diffuseurs aient craint des dĂ©bordements malheureux. AprĂšs tout, on est en 2018âŠ
Je suis trĂšs déçu de la situation mais je nâai pas baignĂ© trois ans dans cette culture sans comprendre la colĂšre lĂ©gitime dont Kanata a fait les frais, et tout le processus de guĂ©rison dans lequel sont plongĂ©es les personnes des nations autochtones. Quelquâun a dit : « Ils nous ont volĂ© nos terres, ils nous ont volĂ© nos ressources, ils nous ont volĂ© nos enfants, maintenant, ils veulent voler nos larmes. » La formule est trĂšs forte. Câest vrai, tout leur a Ă©tĂ© volĂ©, mais nous, les larmes, nous voulions les partager.
Je trouve dommage, dans cette histoire, que les personnes de bonne volontĂ© prĂ©sentes Ă la rĂ©union nâaient pu faire entendre leur point de vue aussi fort que ceux qui ne lâĂ©taient pas. Je trouve dommage quâon nâait pas vu en nous, et toute lâĂ©quipe, des alliĂ©s, des artistes qui tentent de faire la lumiĂšre sur une situation tragique auprĂšs de leur public respectif, au-delĂ de nos appartenances rĂ©ciproques, ce qui est une des missions de lâart. Je trouve dommage quâon ait fait de nous des « Blancs ».
Maintenant que le spectacle est annulĂ©, on constate que les offres dâAriane Mnouchkine et de Robert Lepage Ă©taient sincĂšres, puisquâils les ont maintenues. Et ce, malgrĂ© la dĂ©ception, malgrĂ© des pertes dâargent trĂšs importantes, malgrĂ© trois ans de travail perdu, malgrĂ© des acteurs sans spectacle, malgrĂ© une rĂ©putation qui a souvent Ă©tĂ© ternie injustement. Lâouverture Ă©tait rĂ©elle, mais, si on regarde les faits, elle ne lâa Ă©tĂ©, malheureusement, que dans un seul sens.
Le grand chef Konrad Sioui dĂ©plorait lâannulation de Kanata. Il rappelait que Robert Lepage Ă©tait un ami de la nation huronne-wendat, ce qui est vrai, et notre collaboration pour le spectacle a toujours Ă©tĂ© gĂ©nĂ©reuse et chaleureuse. Connaissant ce que Robert avait dĂ©jĂ fait, M. Sioui Ă©tait certain quâon avait perdu une occasion en or de prĂ©senter une image positive des PremiĂšres Nations. Et câest vrai. Contrairement Ă ce que certains Ă©crivent, on peut en parler de belle façon sans en faire partie. Comme quelquâun peut parler de façon juste du drame que son ami a vĂ©cu. La vĂ©ritĂ© a plusieurs angles. Ce qui est le plus dommage dans toute cette histoire, câest que 40 000, 50 000 personnes, peut-ĂȘtre plus, en France, en Europe, au Canada, au QuĂ©bec, aux Ătats-Unis et mĂȘme en Asie ne pourront voir cette grande histoire de rencontres, dâamitiĂ©s, de transformation de lâun par lâautre, et de prendre conscience de ce que le Canada colonial a fait Ă toute cette grande communautĂ©. L'occasion ne se reprĂ©sentera pas de sitĂŽt.
En espĂ©rant que quelque chose de positif sorte de tout cela et que cette piĂšce ne tombe pas dans les limbes de lâincomprĂ©hension.
Michel Nadeau"