Le 27 juillet 2018, dans leur appartement d'un district au nord-est de Moscou, Krestina, Angelina et Maria Khatchatourian sortent à tâtons de leur chambre, s’approchent sur la pointe des pieds du fauteuil où leur père s’est endormi et lui assènent une pluie de coups, armées d’un couteau et d’un marteau. Leur tortionnaire, Mikhaïl, rend l’âme. Voilà, c’est fini.
Leur geste est extrême, autant que l’ont été les violences infligées par cet homme tyrannique durant de longues années. Au moment des faits, elles ont 19, 18 et 17 ans, mais d’aussi loin qu’elles se souviennent, la violence est quotidienne chez elles. D’abord à l’égard de leur mère, Aurelia, constamment rabaissée et frappée par ce mari plus âgé qui a dû dans les tous débuts de leur histoire lui renvoyer l’image d’un protecteur avant de la violer dans les toilettes d’un restaurant, révélant son vrai visage et inaugurant un cycle infernal d’emprise. Aurelia reste pour ses enfants, pourtant elle songe plusieurs fois à partir, et elle se fait même mettre à la porte de chez elle lorsque Mikhaïl décide qu’il ne la supporte plus. Du côté de sa belle-famille, aucun soutien n’est à attendre et sa belle-mère participe aux remontrances à chaque occasion. De la police non plus il ne faut rien espérer. Dans la Russie contemporaine, on n’a que faire de la libération de la parole des femmes, le mouvement occidental #Metoo est vu comme une faillite de l’autorité exercée par ceux à qui elle reviendrait, les hommes, et la preuve de la déchéance d’une société qui devient faible. Les violences domestiques, comme leurs noms l’indiquent, doivent se cantonner à la sphère domestique et se régler en famille. Elles n’intéressent ni les autorités, ni les forces de l’ordre, ni même les passants témoins de coups envers une mère de famille lors d’un pique-nique dans un parc public. On fait la sourde oreille, on rajuste ses œillères et on passe son chemin, malgré les supplications d’une adolescente, apeurée par les gestes brutaux du patriarche,, qui tente d’appeler au secours. La police en vient même à déclarer à une femme qui appelle pour signaler que son mari la bat qu’ils ne se déplaceront « qu’en cas d’assassinat ». Spoiler : ils ont fini par se déplacer.
Aurelia se fait jeter dehors une énième fois en 2014, cette fois ses filles la supplient de ne pas revenir. Elle trouve un travail proche de l’appartement et les voit en cachette le dimanche lorsque le père est à l’église de la Sainte-Résurrection, un office qu’il ne rate jamais. Le bonhomme se targue d'être un bon croyant et un garant de la morale ! Pendant ces quatre années, recluses avec leur fou de père, les sœurs lui servent de bonnes à tout faire, femmes de ménage, esclaves sexuelles et punching-balls. Elles ne suivent plus leurs études, Mikhaïl les laisse sortir pour lui acheter des bières, pas pour aller au lycée. Tant et tant de circonstances expliquant le geste des trois sœurs, une saturation de violences et d’humiliations menant inévitablement à une autre violence. Et pourtant, la justice russe a mis du temps à accepter l’hypothèse d’une légitime défense.
Lorsque Krestina, Angelina et Maria assassinent Mikhaïl, elles préviennent la police, invoquant cette même légitime défense. Lorsqu’elles sont séparées et placées en détention provisoire, les sœurs ne bronchent pas. Comme elles l’expliquent à leurs avocats : la prison, c’est mieux que la maison. Et pourtant, lors de l’enquête, on accorde une oreille très attentive à tous ceux qui, dans l’entourage de Mikhaïl, nient toute violence chez l’homme, mettant en avant un comportement pieux, un tempérament calme, une générosité avec ses filles qu’il aurait couvertes de cadeaux. Et puis après tout, si elles ne le respectaient pas et ne faisaient pas correctement les tâches ménagères, il était dans son bon droit d’imposer comme bon lui semblait son autorité. Après avoir vécu sous un régime soviétique extrêmement strict, inculquant aux uns et aux autres la négation de l’individualité et le refus de la notion de propriété, encourageant la délation entre amis, famille et voisins, le bloc de l’Est s’effondre et une nouvelle ère s’ouvre, celle du capitalisme. On se met à acheter et vendre tout et n’importe quoi, l’argent a raison de tout, il est excitant d’être propriétaire, on veut posséder pour être puissant et chacun peut faire ses petites affaires tranquilles. Sans tout expliquer, ce renversement soudain et brutal de situation politique a aussi des conséquences sur les drames domestiques et leur gestion par la société russe. Quand on est un homme, on possède ses enfants et sa femme, on peut donc en faire tout ce que l’on veut. Et cela ne regarde que nous, la délation, c’est terminé. Etant arménien, Mikhaïl Khatchatourian peut aussi compter sur le soutien important de la communauté arménienne, très soudée, qui prend en grande partie sa défense au détriment de celle de ses filles, nées d’une mère moldave.
Pour ce meurtre, les trois sœurs risquent jusqu’à 20 ans de prison pour les deux majeures au moment des faits et l’hôpital psychiatrique pour la plus jeune. Leur souffrance et leur syndrome de stress post-traumatique a longtemps été minimisé par les institutions chargées de l’enquête, malgré de nombreux témoignages concordants sur les agissements violents du père (les habitants de l’immeuble, la famille d’Aurelia, les ami(e)s des filles, qui eux ont le courage d’apporter leur aide). En mars 2021 enfin, une nouvelle affaire est ouverte en parallèle contre Mikhaïl Khatchatourian pour torture et viol. C’est dans ce cadre qu’une commission d’experts psychiatriques a conclu que le geste des sœurs avait été causé par les nombreux abus subis et le stress post-traumatique en résultant. La légitime défense était enfin entendue. Reste à savoir si les trois sœurs seront finalement acquittées, le verdict final n’ayant pas encore été rendu. Au moins ne sont-elles plus derrière les barreaux et ont-elles pu retrouver leur mère et leurs proches. Cette décision de justice, quel que soit le sens dans lequel elle ira, sera extrêmement importante pour ce qu’elle racontera de la Justice russe dans sa globalité. Le contexte pour les femmes y est pour l’instant assez effroyable : dépénalisation des violences domestiques, menace d’emprisonnement pour celles qui dénonceraient publiquement des crimes ou du harcèlement sexuels soi-disant pour lutter contre la diffamation, démantèlement d’associations luttant pour les droits des femmes ou les droits humains de façon générale etc… En décembre 2021, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a donné raison à quatre femmes russes battues et/ou mutilées par leurs conjoints, enjoignant Moscou à revoir ses dispositions juridiques en la matière et à accompagner de façon plus sérieuse les victimes de ce grave problème sociétal, ce à quoi le porte-parole de Poutine a répondu grosso modo que la législation actuelle était bien suffisante. Bien suffisante pour protéger les agresseurs, en effet. Pour le reste, mesdames, on vous enjoint à mourir sous les coups de votre mari en silence s’il vous plait.
Ayant vécu plusieurs années à Moscou et ayant elle-même été confrontée à l'emprise d'hommes violents et manipulateurs, Laura Poggioli a été profondément touchée par cette affaire et sort en août son premier récit sobrement intitulé Trois Sœurs. Elle revient sur l'histoire de Kristena, Angelina et Maria en y mêlant des bribes de sa propre vie, racontant comment elle est tombée adolescente en amour pour la culture russe, sa relation avec son prince russe blond qui s'est vite transformée en calvaire, son amitié indéfectible avec son amie Maria, son désir de comprendre la société russe et comment tout ceci peut encore arriver. Elle nous rappelle à l'occasion de délicat proverbe russe : "s'il te bat, c'est qu'il t'aime". Un livre aussi douloureux que poignant paru chez L'Iconoclaste.
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