Le mal-travail est l'enfant du néolibéralisme et de l'euro - Frédéric Farah - Élucid
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Le débat sur le travail est un débat récurrent dans notre société. On peut revenir près de trente ans en arrière lorsque dans des échanges de belle qualité, Dominique Schnapper et Robert Castel croisaient le fer avec Dominique Méda sur la centralité ou non du travail dans notre société alors très largement traversée par un chômage de masse. Mais cette belle controverse s’éclipsa sous l’effet d’une croissance retrouvée pendant trois années, de 1998 à 2001, laissant entendre que le plein emploi devenait presque une réalité. Depuis, l’eau a coulé sous les ponts et la question du travail est revenue sur les devants de la scène politique, notamment via les discours du gouvernement sur les « assistés » et la « défense de la France qui travaille ».
Depuis plus de trente ans, l’antienne libérale s’est diffusée jusqu’à devenir la doxa inexpugnable du moment. L’État social serait un État « coûteux » qui pousserait au loisir et donnerait toutes les raisons de ne rien faire et de vivre « au crochet de la collectivité ». D’où l’éternel contrôle des chômeurs jugés par essence comme profiteurs et habités par la paresse. Que dire des bénéficiaires du RSA jugés complaisants à l’égard de leur situation. Sans compter les mesures prises par les gouvernements successifs d’Emmanuel Macron depuis 2017, qui ont réduit les droits des chômeurs et facilité les licenciements.
C’est donc un faux « plein emploi » par le bas qui l’emporte en France. Ainsi, le gouvernement conduit par un Premier ministre de 35 ans et un président de 46 ans redonne vie à la pensée des années 1970 de Margaret Thatcher... L’âge des acteurs n’est pas souvent l’âge de leurs pensées ou de leurs inspirations. Un archaïsme économique dissimulé dans des corps jeunes : voilà la marque de fabrique d’un certain macronisme.
La thématique du travail se fait récurrente sur d’autres thèmes. La productivité française serait déclinante, et les libéraux s'empressent de crier malheur aux 35 heures ou encore à la « flemme française » qui réclame vacances et plus. Mais discours libéral oublie des questions centrales comme la dégradation des conditions de travail. Le « mal-travail », pour reprendre l’expression du député et réalisateur François Ruffin, est probablement l’élément crucial du débat actuel. Ce dernier en a fait un ouvrage qui mérite un arrêt pour mesurer l’ampleur du phénomène, et la nécessité d’y réfléchir pour apporter une réponse sérieuse à la question.
Le récent ouvrage de François Ruffin, Mal-travail : le choix des élites, porte déjà un titre riche de sous-entendus qui dénonce les tragiques résultats sociaux des politiques néolibérales.
Une stratégie low cost aux conséquences sociales tragiques
Depuis plus d'une trentaine d'années, les gouvernements ont mené une stratégie low cost qui a malmené le travail et lui a fait perdre du sens et de l’intérêt. Pour rendre sa démonstration efficace, François Ruffin fait des aller-retour entre le terrain et les références académiques, notamment les travaux de Bruno Palier, chercheur à Sciences Po Paris, qui a dirigé un ouvrage de référence, Que sait-on du travail ?.
Ruffin retrace les raisons de ces choix politiques désastreux, de la promotion du libre-échange à la concurrence libre et non faussée au niveau européen, en passant par l'obsession de la compétitivité à tous les étages. C'est tout cela qui rend possible le mal-travail. Ces choix ont pris naissance alors que le chômage de masse demeurait le nœud central des sociétés occidentales contemporaines. Dans ce contexte, les travailleurs et leurs droits ont été perçus comme autant de freins à la bonne marche de l’économie. Le mal-travail est donc avant toute chose un travail externalisé, mal fait et pressé.
François Ruffin s'oppose fermement aux idées selon lesquelles les Français n’aimeraient pas travailler ou auraient une préférence pour le chômage. Ce sont les conditions de travail et du travail qui sont altérées. Les logiques de rentabilité et d’attrition des moyens dans les services publics, obligent les individus à exercer leurs métiers dans des conditions difficiles. Pire, à travers les exemples de salariés, il illustre comment les métiers du soin, de l’enseignement, du social et des services publics sont réalisés dans des conditions de souffrance aussi bien pour leurs titulaires que pour leurs usagers.
Les symptômes du mal-travail
Les signes de ce mal sont connus : la montée en charge des accidents du travail, la perte de productivité, les phénomènes de burn-out, le développement préoccupant des travailleurs pauvres, etc.
Ruffin rappelle que la France se classe aux pires places des podiums européens en ce qui concerne le mal-être ou, pire, les morts au travail. On dénombre plus de 600 morts au travail par an en France. Il en va de même pour les contraintes psychiques et physiques : la France fait pire que l’Allemagne, l’Espagne ou le Danemark. Notre pays est aussi en retard pour le développement des carrières et la formation professionnelle.
De ces situations se dégagent d’étranges et préoccupants paradoxes : la France se situe parmi les pays riches du continent et reste protectrice en matière d’institutions du marché du travail, mais dans les faits, elle malmène sa main-d'œuvre. Les contraintes qu’exerce le travail sur le corps et les esprits, loin de se relâcher, s’amplifient depuis maintenant quarante ans.
Les Français aiment leur travail d’autant plus qu’il est porteur de sens pour soi et la collectivité, mais ils l’exercent dans des conditions de souffrance. Les délais se raccourcissent, la pression managériale devient incessante. Les contraintes et le mal-travail ne s’abattent pas seulement sur le monde ouvrier, mais aussi sur les cadres et les professions intermédiaires. Les suicides chez France Telecom ou Renault au début des années 2000 en attestent.
Dans cette perspective low cost, le travail a été dévalué à tous les étages depuis quarante ans. Le droit du travail a été largement perçu comme un frein à l’efficacité des organisations, sans compter le recours à une externalisation massive et à de trop nombreuses délocalisations. Quant à la politique d’exonérations des charges sociales, elle a eu pour effet de promouvoir largement un travail peu qualifié, et a contribué à écraser l’échelle des salaires.
Mais si la démonstration de François Ruffin est profonde tant elle s’appuie sur les travaux de Bruno Palier, un point aveugle surgit néanmoins : le rôle de l'euro.
La monnaie unique point aveugle de la démonstration
Ce point aveugle est commun à toute une partie de la gauche française qui, pourtant, est si sensible aux questions sociales. Les effets de la monnaie unique, grande absente de l'ouvrage, est selon nous une cause majeure du mal-travail dénoncé à juste titre par François Ruffin. L'euro impose une rigidité qui empêche toute dévaluation pour des besoins de compétitivité. Et dès lors, la flexibilité perdue sur la monnaie est récupérée sur le travail par le néolibéralisme.
C'est ce qui explique la promotion de la flexibilité en Europe dans les années 1990 et l'obsession pour le coût du travail : la dévaluation de la monnaie a été remplacée par la dévaluation des travailleurs et de leurs de droits. L'environnement du marché et de la monnaie uniques ne pouvait créer qu'une tendance vers le mal-travail. Dès lors, tant que la monnaie unique continuera d'exister dans la forme que l'on connaît, l'une des causes centrales du mal-travail persistera. Certes, il sera toujours possible d'en aménager les effets, mais la racine du problème restera néanmoins entière.
Sans doute inquiet de l'impossibilité apparente de défaire l'édifice monétaire européen ou des conséquences d'une telle entreprise, François Ruffin préfère se concentrer sur des causes internes certes fondamentales, mais qui ne peuvent s'entendre qu'en articulation avec le cadre économique général.
Nous ne le dirons jamais assez : la monnaie unique et ses effets sur la sphère sociale et le monde du travail restent les impensés de la gauche française. Son apparente naïveté de croire que la monnaie unique n’est qu’un instrument que l’on peut conduire dans un sens ou un autre a été largement payée par les travailleurs. On le voit aujourd’hui à gauche, certains peuvent se plaindre de la politique de la Banque centrale, mais rien n’y fait, le pouvoir du peuple souverain sur la monnaie est nul.
Ruffin dénonce également – et à juste titre – le management à la française, particulièrement le « lean management » fait de verticalité et de peu d’autonomie pour les salariés. Dans le même ordre d’idées, se déploie toute une gouvernance par les nombres, pour reprendre Alain Supiot : les travailleurs sont pris dans la logique de la multiplication des indicateurs en tout sens à observer, par un contrôle très fort des salariés et pire, par la mise en œuvre de réformes imaginées par des « planneurs », ces ministres et haut-fonctionnaires qui pensent le travail loin des collectifs de travailleurs et contre les travailleurs eux-mêmes. Ces « planneurs » sont issus de la culture élitaire française, imbue de sa supériorité comme l’atteste le macronisme jusqu’à la caricature. Dans ce cadre, ce sont bien souvent les organisations syndicales qui en pâtissent et qui voient leur rôle dévalorisé.
Au-delà des malheureux accidents du travail, de l'augmentation des troubles psychologiques au travail, sans parler des arrêts maladie, un autre conséquence du mal-travail apparaît : le développement des « inaptes ». 216 000 salariés seraient ainsi considérés comme inaptes au travail chaque année. François Ruffin a raison de s’insurger d'un tel constat, puisqu’au lieu de reconnaître un problème d’organisation du travail qui ne serait pas capable de proposer des modalités de travail différentes, ce sont les individus qui sont désignés comme incapables d’exercer une tâche.
En somme, le mal-travail, c’est de la mauvaise économie comme aurait dit Bourdieu, les économies faites d’un côté sont perdues de l’autre par l’explosion des coûts des accidents du travail, de la perte du sens au travail, et par la désertion des services publics qui assurent la cohésion sociale d’un pays : professeurs, infirmiers et infirmières, policiers et autres métiers du social. La collectivité est toute entière perdante, mais au lieu de s’attaquer à la racine du mal, ce sont les travailleurs qui sont désignés comme des individus fragiles et trop exigeants.
La réalité est toute autre : le travail tue, le travail rend pauvre, le travail rend malade. Ce ne sont pas des malédictions, mais les résultats de choix politiques qui s’inscrivent dans le cycle néolibéral dont la fin prochaine est toujours reportée à demain.
François Ruffin réclame des solutions concrètes par la voie démocratique, c’est-à-dire une reprise en main d’une partie de la direction des entreprises par les salariés, afin qu’ils soient davantage associés à l’organisation et aux décisions des entreprises. Il retrouve là un vieux combat de la gauche : faire entrer la démocratie dans le lieu du travail, un vieil idéal qui a accompagné le XXe siècle et fait rêver certains d’une autogestion des entreprises.
Le livre de François Ruffin est tout à fait passionnant, tant il est documenté par les témoignages d’hommes et de femmes qui vivent leur travail dans des conditions difficiles mais avec vaillance, et aussi par un riche appareil académique qui rend la démonstration encore plus implacable.
Sans céder au pessimisme, on peut douter que les espoirs de François Ruffin trouvent une immédiate satisfaction. Une gauche plus soucieuse du social n’est pas prête à advenir aux affaires et reste pour le moment minoritaire... Malheureusement, il semble que le travail dévalué ait encore de beaux jours devant lui ; l’aliénation identifiée par Marx il y a presque deux siècles est toujours bien présente et ses métamorphoses ne sont pas finies. Le vieil appel de 1848 dans un certain Manifeste, « prolétaires de tous les pays unissez-vous », retentit en 2024 avec une étrange justesse.
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