Réforme des retraites : « Tu casses ton dos, tes reins, tes bras, tout ! Mais ça n’est pas considéré comme un métier pénible ! »
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Prévue depuis 2014, réformée en 2017, aménagée dans la nouvelle réforme, la logique de prise en compte de la pénibilité des conditions de travail dans le calcul de la retraite oublie nombre de travailleurs.
Yannick Sevenou, 52 ans, glisse son doigt épais sur la cicatrice de 1 centimètre qu’il a au milieu de la paume. « Là, je me suis tranché avec une guillotine de 180 ! » Remonte ensuite au niveau du poignet : « Deux opérations du canal carpien côté droit. J’hésite à faire opérer la gauche. » Il attrape ensuite ses coudes. « Epicondylites, des deux côtés. » C’est un trouble musculo-squelettique lié à des lésions des tendons de l’avant-bras. « Parfois, ça devient rouge-violet, la douleur est terrible. »
Il y a aussi, dissimulée dans sa barbe de quelques jours, juste au-dessus de la lèvre, une cicatrice longue de six points de suture. « Il faisait − 8 °C, j’ai glissé : j’ai cassé le parpaing avec ma bouche, raconte-t-il. J’y ai laissé trois dents. » Il y a encore cette fois où il a chuté d’une échelle mal sécurisée – « J’ai eu le sacrum cassé en quatre endroits. » Cette double hernie discale qu’il espère faire reconnaître comme maladie professionnelle. Et ce suivi en pneumologie, depuis ces « deux cuillères à soupe » de sang crachées en sortant d’un décanteur.
Autant de stigmates de sa carrière de plombier canalisateur, aujourd’hui pour Setha (où il est aussi délégué CGT), une filiale de Veolia spécialisée dans le nettoyage des égouts, des réservoirs, des châteaux d’eau. Une mission de salubrité publique, en somme. Qui oblige à travailler dans des endroits exigus, nauséabonds, en hauteur ou sous-terre, par tout temps et toute température, à manipuler des outils ou des produits dangereux pour nettoyer les conduites, de l’acide, de la javel, à être au contact d’amiante, de poussières de silice ou de matières fécales.
Pour autant, aucun de ces « risques professionnels » n’a été jugé assez élevé pour lui permettre d’acquérir des points au titre de la pénibilité sur son compte professionnel de prévention (C2P). A moins de pouvoir faire valoir une « incapacité permanente » de travailler d’au moins 10 % « grâce » à ses accidents du travail, ou la reconnaissance d’une maladie professionnelle, ces rudes conditions de travail ne lui permettront donc pas de partir à la retraite de manière anticipée.
Dix facteurs initiaux
Ce ne sera pas plus le cas avec la nouvelle réforme, qui ne prévoit pour lui aucun traitement de faveur : même les travailleurs à l’« incapacité » reconnue se verront prolongés de deux ans de plus – ils partiront à 62 ans plutôt qu’à 60 ans. « Quand on travaille dans les égouts, il n’y a aucune machine qui passe, on porte tout à l’épaule, on travaille à la masse. Parfois, il faut actionner le marteau-piqueur au-dessus de l’épaule pour atteindre des canalisations. Tu casses ton dos, tes reins, tes bras, tout ! Mais ça, ça n’est pas considéré comme un métier pénible ! », assène-t-il.
Interrogée sur la réforme des retraites, le 28 janvier sur France Inter, la directrice générale de Veolia, Estelle Brachlianoff, a elle-même cité l’exemple de ces égoutiers du privé pour illustrer le fait que, de son point de vue, « la problématique principale est celle de la pénibilité ».
La situation de Yannick Sevenou n’a rien d’exceptionnel. En parcourant les cortèges contre la réforme des retraites, il n’y a pas à chercher longtemps pour trouver ces Français usés, cassés, par le travail. Abasourdis à l’idée de devoir travailler malgré tout deux ans de plus, et circonspects face à la logique de prise en compte de la pénibilité.
Cette notion est apparue dans la loi lors de la réforme des retraites de 2010. Laquelle, reculant de deux ans l’âge de départ, a, dans le même temps, mis en place le dispositif d’« incapacité » dont Yannick Sevenou bénéficiera peut-être. En 2014, parallèlement à l’allongement progressif de la durée de cotisation, la réforme Touraine crée le compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P). Celui-ci permet alors aux salariés du privé exposés à dix facteurs de risques professionnels d’accumuler des points pour financer des formations, alléger leur temps de travail ou partir à la retraite jusqu’à deux ans plus tôt.
Sont retenus les « contraintes physiques marquées » (port de charges lourdes, postures pénibles, vibrations mécaniques), l’« environnement agressif » (agents chimiques dangereux, travail en milieu hyperbare, températures extrêmes, bruit), certains « rythmes de travail » (répétitif, de nuit ou en équipes successives alternantes – les trois-huit).
Les seuils sont extrêmement précis. Pour les températures, il faut passer plus de neuf cents heures par an à moins de 5 °C ou à plus de 30 °C. Pour le travail de nuit, il faut au moins une heure entre minuit et 5 heures, cent vingt nuits par an. Pour les gestes répétitifs, au moins quinze actions techniques à effectuer en moins de trente secondes, ou trente actions par minute, neuf cents heures par an.
Un mot qui disparaît
Le dispositif est vite décrié par le patronat. Sa refonte, annoncée dès l’été 2017, est l’une des premières décisions du premier gouvernement d’Emmanuel Macron. La ministre du travail de l’époque, Muriel Pénicaud, se félicite alors de libérer « les PME d’une obligation franchement usine à gaz », dont la mise en œuvre « était ubuesque, voire kafkaïenne ». Le C3P disparaît au profit du C2P, « le compte professionnel de prévention » – au passage, le terme « pénibilité » est effacé.
Son financement est réformé. Au grand dam des syndicats, les cotisations spécifiques demandées aux employeurs, dont l’une est indexée sur l’exposition des travailleurs sur le principe du « pollueur-payeur », sont supprimées. Le C2P est désormais financé par la branche accidents du travail-maladies professionnelles de la Sécurité sociale, elle-même déjà abondée par les cotisations patronales.
Jugée trop difficile à déterminer, l’exposition à quatre des dix facteurs n’est plus prise en compte : le port de charges lourdes, les postures pénibles, les vibrations mécaniques et les risques chimiques. Nombre de déménageurs, ouvriers du bâtiment, aides à domicile ou coiffeurs sont ainsi exclus du dispositif.
« C’est bien connu, le BTP, ce n’est pas pénible !, ironise Olivier Schintu, coffreur de 47 ans à Demathieu Bard, qui défilait, le 7 février, casque de chantier sur la tête. Dans le gros œuvre, on est dehors toute l’année : la pluie, la neige, la chaleur. Ajoutez les charges lourdes, le bruit, l’intoxication sur des années par la sciure de bois, la silice, le béton… et, là-dessus, aucune reconnaissance ! On va nous demander d’aller jusqu’à 64 ans ! »
Rachel Kakou, 48 ans, est en cuisine centrale à Sodexo, à destination de structures médico-sociales. « On fait 1 800 couverts à trois, de 6 h 30 à 14 h 30, debout pendant tout ce temps, avec juste quelques pauses… C’est épuisant. J’ai dû être arrêtée plus tôt pour chacune de mes grossesses », explique-t-elle. Le geste de soulever des plats lourds est répété pendant toute sa vacation, mais pas trente fois en une minute. « A la fin de la journée, on le sent quand même ! »
Pas non plus éligibles les éboueurs du privé : traîner de lourdes bennes sales et nauséabondes dans le stress des embouteillages au petit matin ou tard le soir n’entre pas dans les critères. Seuls ceux qui embauchent avant 5 heures peuvent faire valoir des points au compte des heures de nuit.
Impact « très réduit »
Bien que la grande distribution soit très génératrice de troubles musculo-squelettiques – elle est responsable de 2 millions de jours d’arrêt de travail en 2021, soit l’équivalent de plus de 15 000 temps plein, selon l’Assurance-maladie –, ses salariés ne gagnent eux aussi des points pénibilité qu’au titre du travail nocturne.
C’est le cas de Philippe – il ne veut pas mentionner son nom –, délégué Force ouvrière à Carrefour, à Claye-Souilly (Seine-et-Marne), dans un supermarché depuis trente-huit ans. Il a ainsi cumulé 18 points sur son C2P – dix points permettent de valider un trimestre pour la retraite. « Ça ne m’en fera même pas deux ! Alors que j’ai embauché la moitié de ma carrière à minuit ou à 1 heure… Depuis quelques années, je commence à 5 heures : finies les heures de nuit, finis les points. Alors que la mise en rayon, c’est extrêmement dur ! »
« En rayon, à 50 ans, beaucoup ont déjà une ceinture pour soulager leur dos, confirme Josiane Beauclair, déléguée CFTC à Auchan, à Montgeron (Essonne). Quand ça ne suffit pas, on ne sait plus où les reclasser, car les postes moins durs, la caisse ou les cabines d’essayage, disparaissent. Alors ils sont reconnus “inaptes” et licenciés ! Et ce sont des personnes qui auront du mal à retrouver du travail. On ne fait donc que déplacer le problème ! »
Combien sont-ils, ces licenciés pour inaptitude ? On l’ignore. Il n’existe a priori aucune donnée nationale consolidée à leur sujet. Ce que l’on sait, grâce au dernier rapport annuel « risques professionnels » de l’Assurance-maladie, c’est que 643 243 salariés ont été déclarés en 2021 auprès du C2P par leur employeur. Plus des trois quarts sont des hommes, dont 45 % travaillaient dans l’industrie manufacturière. Logique, quand on sait que les facteurs de pénibilité ont été centrés sur les contraintes de ce secteur, bien plus que sur celles des services.
Au total, seules 18 933 demandes d’utilisation de points pénibilité ont été déposées entre 2015 et fin 2021. Dans un rapport publié en décembre 2022, la Cour des comptes a jugé le C2P sévèrement, déplorant son impact « très réduit », bien que possiblement lié à une « montée en charge forcément progressive ». La Cour soulignait, par ailleurs, les écarts entre les salariés potentiellement exposés, calculés par la statistique publique, et les salariés effectivement déclarés, près de quatre fois moins nombreux.
« Ils ne doivent pas se rendre compte… »
Elle déplorait également l’abandon, en 2017, du principe du « pollueur-payeur », censé inciter les employeurs à réduire l’exposition de leurs salariés à la pénibilité : « Le dispositif est voué à n’exercer qu’un effet réduit, sans impact sur la prévention », ce qui « n’est pas à la hauteur des objectifs qui lui étaient assignés, dans un contexte où l’âge de départ en retraite recule par ailleurs ».
La nouvelle réforme prévoit bien des aménagements, mais à la marge ou aux contours encore flous. Ainsi, plutôt que de réintégrer les facteurs de risques supprimés, comme le demandent les syndicats, il est proposé de créer trois « risques ergonomiques » (port de charges lourdes, postures pénibles, vibrations mécaniques) au sein d’un nouveau fonds d’investissement dans la prévention de l’usure professionnelle doté de 1 milliard d’euros. Il devra financer des aménagements de postes ou des reconversions. Tout reste à définir.
D’une part, certains seuils de calcul seront assouplis, comme celui du travail de nuit, passant de 120 à 100 nuits par an. D’autre part, un salarié ne pouvait jusqu’ici cumuler plus de cent points au cours de sa carrière. Le C2P sera déplafonné, mais avec le risque inhérent d’une exposition prolongée.
Enfin, le gouvernement veut aussi renforcer le suivi médical des salariés exposés en créant une visite obligatoire de fin de carrière, à 61 ans, pour permettre des départs anticipés à taux plein, mais pas avant 62 ans. Yannick Sevenou hausse les épaules. « Je ne me vois pas monter en haut d’un réservoir d’eau à 63 ans ! », s’agace-t-il. Récemment, il a pris la plume pour écrire au ministre du travail, Olivier Dussopt.
« Je l’ai invité à venir voir la pénibilité de mon travail, à se mettre un peu à la place des gens. Ils ne doivent pas se rendre compte, c’est pas possible. S’ils savaient, ils ne feraient pas des lois comme ça ! » Il dit cela d’une colère froide, lueur de rage dans le regard. Et se reprend : « Mais je vais vous dire, deux ans de plus, au fond, ça change plus rien pour moi, parce que le bout, je le verrai pas. »
https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/02/21/reforme-des-retraites-tu-casses-ton-dos-tes-reins-tes-bras-tout-mais-ca-n-est-pas-considere-comme-un-metier-penible_6162641_3234.html