Ă Rouen, la plainte contre un manifestant se retourne contre un policier
Dâabord poursuivi pour de supposĂ©es violences contre les forces de police lors dâune manifestation en fĂ©vrier 2020, un homme a finalement Ă©tĂ© innocentĂ© grĂące Ă une vidĂ©o amateur. Câest un policier qui devra rĂ©pondre fin aoĂ»t de violences aggravĂ©es contre ce manifestant devant le tribunal correctionnel.
Manuel Sanson
21 juillet 2023 Ă 16h28
Rouen (Seine-Maritime).â Une fois encore, la vidĂ©o aura Ă©tĂ© dĂ©terminante. Si lâaffaire paraĂźt bien moins grave que la mort de Nahel, Ă Nanterre, donnant le coup dâenvoi Ă plusieurs nuits de rĂ©volte en France, lâenquĂȘte pĂ©nale dont Mediapart a pris connaissance raconte comment un jeune homme a Ă©tĂ© accusĂ© de violences Ă lâĂ©gard de policiers avant dâĂȘtre blanchi, grĂące Ă une vidĂ©o amateur tournĂ©e par un street medic.
Ă lâarrivĂ©e, la justice a dĂ©cidĂ© de renvoyer un policier rouennais, 40 ans aujourdâhui, devant le tribunal correctionnel de la ville pour des faits de violences aggravĂ©es par deux circonstances, lâusage dâune arme, une matraque, et le fait que lâauteur prĂ©sumĂ© des coups soit une personne dĂ©positaire de lâautoritĂ© publique.
Les violences aggravĂ©es ayant entraĂźnĂ© une incapacitĂ© totale de travail (ITT) de trois jours, le fonctionnaire de police, aujourdâhui CRS, encourt une peine maximale de 5 ans de prison et de 75 000 euros dâamende. Lâaudience devant le tribunal correctionnel de Rouen est fixĂ©e au 28 aoĂ»t. Le policier mis en cause reste prĂ©sumĂ© innocent.
Lâhistoire commence le 29 fĂ©vrier 2020 aux alentours de 16 heures, rue du Gros-Horloge Ă Rouen. Rudy F., 42 ans aujourdâhui et domiciliĂ© dans lâOrne, est interpellĂ© en marge dâun appel Ă manifester lancĂ© contre la rĂ©forme des retraite, premiĂšre version. La fiche de mise Ă disposition, document Ă remplir par lâagent interpellateur, fait Ă©tat de lâarrestation de Rudy F. pour les raisons suivantes : « Sous le Gros-Horloge, nous mettons en barrage ferme face Ă une foule hostile afin dâassurer la protection dâune premiĂšre interpellation. Câest Ă ce moment quâun homme de taille moyenne et de corpulence normale a donnĂ© des coups de pied sur les agents boucliers. »
Sur procĂšs-verbal, un commandant divisionnaire en poste Ă lâĂ©tat-major de la direction dĂ©partementale de la sĂ©curitĂ© publique de Seine-Maritime Ă©tablit un compte-rendu des liaisons radiotĂ©lĂ©phoniques collectĂ©es Ă lâoccasion de cette manifestation. Il confirme la vision du premier policier. « Un individu commettait des violences sur personne dĂ©positaire de lâautoritĂ© publique. Il Ă©tait interpellĂ© », peut-on lire dans ce document.
DerniĂšre pierre Ă lâĂ©difice, la plainte dĂ©posĂ©e par lâagent interpellateur. PremiĂšre incongruitĂ© dans ce dossier, ce ne sont pas les policiers supposĂ©ment victimes de coups qui dĂ©posent plainte contre le manifestant, mais celui qui procĂšde Ă son interpellation.
Un PV accusateur
Dans sa plainte, dĂ©posĂ©e pour « violences sur personnes dĂ©positaires de lâautoritĂ© publique », Julien P., affectĂ© Ă lâĂ©poque Ă la compagnie dĂ©partementale dâintervention (CDI), explique : « Un individu est venu donner des coups de pied Ă plusieurs reprises sur nos boucliers pour nous atteindre. » Les investigations menĂ©es par la suite dĂ©montreront que Julien P. ne portait pas de bouclier au moment de la scĂšne.
« Il Ă©tait trĂšs actif, dĂ©terminĂ© et voulait en dĂ©coudre avec nous. Lâinterpellation sâest faite sans rĂ©sistance, je lâai menottĂ© et il a Ă©tĂ© remis Ă un autre Ă©quipage car nous Ă©tions en manĆuvre de maintien de lâordre », poursuit le fonctionnaire de police sur procĂšs-verbal.
Sur la base de ces diffĂ©rents Ă©lĂ©ments, une enquĂȘte pĂ©nale est ouverte contre Rudy F. La procĂ©dure est menĂ©e par le commissariat de Rouen. Et lâaffaire semble entendue. Sauf que Rudy F. dĂ©pose plainte, quelques jours plus tard, racontant une scĂšne quelque peu diffĂ©rente de celle dĂ©crite par les premiers Ă©lĂ©ments de lâenquĂȘte, apportĂ©s par des policiers.
« Monsieur F. se plaint de deux Ă©pisodes de violences commis Ă son encontre par des policiers, lors de son interpellation puis lors de son placement en cellule de garde Ă vue », Ă©crit dâabord ChloĂ© Chalot, son avocate, dans son courrier au procureur de la RĂ©publique de Rouen. Entendu le 9 juin 2020 par la compagnie de gendarmerie dâAlençon-Argentan, Rudy F. raconte plus en dĂ©tail les violences supposĂ©es quâil a subies aux alentours de 16 heures, ce 29 fĂ©vrier 2020.
« Il y a eu une seconde charge. Une femme qui se trouvait dans la rue avec un sac de courses a Ă©tĂ© bousculĂ©e par un policier. Cette femme est tombĂ©e sur une barriĂšre de chantier avant de sâĂ©crouler sur le sol. Le choc a Ă©tĂ© brutal et cette femme criait », explique-t-il.
Constatations médicales
« Alors que je lâaidais Ă se relever, deux policiers sont venus vers moi. Ils mâont demandĂ© ce que je faisais lĂ . Je leur ai rĂ©pondu que jâaidais la dame Ă se relever. Un troisiĂšme policier est intervenu et mâa assĂ©nĂ© un violent coup de matraque au niveau de la nuque. Suite au coup de matraque, je suis tombĂ© au sol. Ă ce moment, le policier qui mâavait mis le coup de matraque mâa mis plusieurs coups de pied, de poing sur tout le corps. Un quatriĂšme, qui tenait un mĂ©gaphone, lâa rejoint et mâa Ă©galement frappĂ© », poursuit-il dans son procĂšs-verbal dâaudition.
Rudy F. dĂ©crit ensuite une seconde scĂšne de violence, supposĂ©ment intervenue lors de son arrivĂ©e au commissariat de Rouen, oĂč des policiers en civil lui auraient assĂ©nĂ© « une dizaine de coups de matraque sur tout le corps » alors quâil refusait de se mettre Ă nu Ă lâoccasion de son placement en garde Ă vue. Lâhomme accuse enfin les policiers dâavoir conservĂ© sa carte dâidentitĂ© et sa carte de personne handicapĂ©e au moment de sa remise en libertĂ©. Rudy F. dit souffrir dâune sarcoĂŻdose au niveau des bronches.
Un certificat médical établi sur la base des photos présentées par Rudy F. relÚve des hématomes et des ecchymoses sur différentes parties de son corps. « Les lésions constatées sur photographies sont compatibles avec les faits décrits par la victime », observe le médecin. « On retrouve notamment une lésion au niveau de la face externe de la cuisse gauche compatible avec un coup de matraque », ajoute-t-il.
Mais ce nâest pas la plainte qui fait dĂ©finitivement basculer lâenquĂȘte. LâĂ©lĂ©ment dĂ©terminant est une vidĂ©o fournie Ă Rudy F. et remise ensuite aux gendarmes qui en font un compte-rendu au parquet de Rouen. Ce dernier dĂ©cide de saisir lâInspection gĂ©nĂ©rale de la police nationale (IGPN). La vidĂ©o, que Mediapart a pu visionner, est plus que troublante.
Si la qualitĂ© reste mĂ©diocre et ne permet pas dâidentifier les policiers protagonistes, elle correspond peu ou prou aux dĂ©clarations de Rudy F. et sâĂ©loigne trĂšs largement des dĂ©clarations de Julien P., lâagent de police interpellateur.
EnquĂȘte de lâIGPN
Le film ne montre aucun coup de pied du manifestant sur les boucliers des forces de lâordre. En revanche, on voit distinctement Rudy F. aider une femme qui avait chutĂ© avant de recevoir un coup de matraque, peut-ĂȘtre un coup de poing puis un coup de pied alors quâil est assis au sol. Il est ensuite attrapĂ© par la capuche avant dâĂȘtre plaquĂ© au sol. La vidĂ©o sâarrĂȘte.
LâIGPN reprend le dossier dĂ©but 2021 et enquĂȘte durant six mois. Elle auditionne une dizaine de policiers. Elle exploite Ă©galement plusieurs vidĂ©os. Elle transmet son rapport au parquet de Rouen Ă lâĂ©tĂ© 2021.
Ses conclusions ne sont pas Ă lâavantage des forces de lâordre. « Aucun fonctionnaire prĂ©sent lors de lâinterpellation ne se souvenait avoir vu Rudy F. donner des coups de pied sur les porteurs de boucliers (y compris ces derniers). Aucun des agents ne pouvait expliciter le motif de lâinterpellation, pas mĂȘme son auteur, le gardien de la paix Julien P., qui dĂ©clarait ne pas sâen souvenir », indique le rapport que Mediapart a pu consulter.
« Celui-ci ne se souvenait pas non plus des coups, pourtant visibles sur la vidĂ©o, quâil avait portĂ©s Ă M. F. et nâĂ©tait pas en mesure dâen justifier la lĂ©gitimitĂ© », poursuit le mĂȘme document, mettant en grande difficultĂ© le policier. Les investigations menĂ©es sur les allĂ©gations de nouvelles violences subies au commissariat ainsi que sur la perte de documents dâidentitĂ© nâont, elles, pas abouti, faute dâĂ©lĂ©ments probants.
Le travail de lâIGPN permet nĂ©anmoins dâinnocenter Rudy F. LâenquĂȘte initiale ouverte sur des violences quâil aurait commises est classĂ©e sans suite en avril 2022 pour « infraction insuffisamment caractĂ©risĂ©e ».
De son cĂŽtĂ©, Julien P. est renvoyĂ© devant le tribunal correctionnel de Rouen pour les violences commises et visibles sur la vidĂ©o. QuestionnĂ© par lâIGPN sur lâusage de la force, le fonctionnaire mis en cause indique nâavoir « aucun souvenir de cette interpellation ». « CâĂ©tait il y a un an. Nous faisons des manifestations quasiment tous les jours », justifie-t-il sans sâexpliquer sur les coups portĂ©s.
ChloĂ© Chalot, lâavocate de Rudy F., sâĂ©tonne aujourdâhui que Julien P. ne soit pas inquiĂ©tĂ© pour faux, un crime lorsque lâinfraction est commise par une personne dĂ©positaire de lâautoritĂ© publique. Comme racontĂ© plus haut, le policier soupçonnĂ© de violences, a, lors du PV de mise Ă disposition et lors de son dĂ©pĂŽt de plainte, fait Ă©tat de violences qui se sont rĂ©vĂ©lĂ©es inexistantes. Entendu par lâIGPN, le fonctionnaire explique, plusieurs mois aprĂšs la manifestation, ne pas se souvenir « dâavoir reçu de coups ». « Jâai dĂ©posĂ© plainte en mon nom mais je ne comprends pas trop le truc », poursuit-il.
Renvoi du policier devant le tribunal
Selon ses dĂ©clarations, le policier nâa jamais Ă©tĂ© sanctionnĂ© administrativement, « mis Ă part, il y a trĂšs longtemps, un avertissement pour une affaire interne Ă la CRS 51 », compagnie dans laquelle il a Ă©voluĂ© avant dâarriver Ă Rouen.
Les agents de lâIGPN sâĂ©tonnent Ă©galement que les policiers porteurs de boucliers, supposĂ©ment victimes de violences, nâaient pas, eux, dĂ©posĂ© plainte. QuestionnĂ© sur ce point prĂ©cis, leur supĂ©rieur hiĂ©rarchique, prĂ©sent rue du Gros-Horloge, indique Ă lâIGPN, sans rĂ©ellement convaincre, que « les collĂšgues porteurs de boucliers Ă©taient pressĂ©s de rentrer chez eux, aprĂšs un maintien de lâordre qui avait commencĂ© Ă 9 heures ».
ContactĂ© pour sâexprimer sur la possible commission de faux par Julien P. et le fait quâil ne soit pas poursuivi pour ce fait, le procureur de la RĂ©publique de Rouen nâa pas donnĂ© suite.
La procureure de la RĂ©publique adjointe, chargĂ©e du contentieux des violences policiĂšres, a en revanche informĂ© la hiĂ©rarchie du policier mis en cause, dĂ©sormais affectĂ© Ă la CRS 10, de son renvoi devant le tribunal correctionnel. Par courrier, la magistrate suggĂšre Ă lâautoritĂ© policiĂšre la prise de « mesures de nature Ă faire cesser ou suspendre lâexercice de lâactivitĂ© de la personne concernĂ©e pour mettre fin ou prĂ©venir un trouble Ă lâordre public ou pour assurer la sĂ©curitĂ© des personnes ou des biens ».
QuestionnĂ© pour savoir si le policier avait Ă©tĂ© sanctionnĂ© dans lâattente de son procĂšs, le service de communication de la police nationale nâest pas revenu vers nous avant la mise en ligne de cet article.
https://www.mediapart.fr/journal/france/210723/rouen-la-plainte-contre-un-manifestant-se-retourne-contre-un-policier
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