Mélenchon a-t-il bien compris Hannah Arendt ?
Par Anne-Sophie Moreau publié le 30 avril 2024 8 min
Jean-Luc #Mélenchon a suscité l’indignation en comparant un président d’université au nazi Adolf Eichmann, incarnation de la « banalité du mal » selon #HannahArendt. Des propos qui lui valent d’être poursuivi pour « injure publique » par le gouvernement. Comment comprendre cette référence à la philosophe ? Décryptage.
« Moi je n’ai rien fait, disait #Eichmann. Je n’ai fait qu’obéir à la loi telle qu’elle était dans mon pays. Alors ils disent qu’ils obéissent à la loi et ils mettent en œuvre des mesures immorales qui ne sont justifiées par rien ni personne. » Voici ce qu’a déclaré Jean-Luc Mélenchon lors d’un meeting le 18 avril au sujet du président de l’université de Lille, qui avait annulé une conférence sur Gaza avec la candidate LFI et militante pro-palestinienne Rima Hassan, censée se dérouler au sein de son établissement. Le parallèle ainsi dressé entre Adolf Eichmann, fonctionnaire nazi responsable de la logistique de la « Solution finale », a suscité de nombreuses critiques, y compris dans les rangs de la gauche. Dernier rebondissement de l’affaire : la ministre de l’Enseignement supérieur, Sylvie Retailleau, a annoncé que le gouvernement porterait plainte pour « injure publique » contre le dirigeant de la France Insoumise. Ces poursuites sont-elles justifiées ? Tout dépend, au fond, de savoir si Mélenchon a vraiment compris Arendt et sa théorie de la « banalité du mal ».
Jean-Luc Mélenchon a-t-il compris Hannah #Arendt ?
« La comparaison avec Adolf Eichmann ne vise pas à faire un parallèle d’une exacte similitude entre le nazisme et aujourd’hui, j’ai le sens de l’histoire, je la connais bien, en tout cas, plus que ceux qui me critiquent », s’est justifié le politicien sur Twitter après coup. Mélenchon prétend avoir fait allusion « à un livre très célèbre pour ceux qui lisent un peu » : Les Origines du totalitarisme (1951) de Hannah Arendt. Pas de chance : la référence est erronée. C’est dans Eichmann à Jérusalem (1963), un texte écrit à partir d’une série d’articles rédigés lors du procès du responsable nazi pour le New Yorker, que la philosophe énonce la thèse célèbre selon laquelle l’accusé incarnerait la « banalité du mal ». Thèse qui vient précisément contredire l’existence d’un « mal radical » qu’elle diagnostiquait dans Les Origines du totalitarisme.
Si Mélenchon s’est emmêlé les pinceaux en confondant les deux ouvrages, il semble néanmoins avoir retenu l’idée-clef d’Arendt : le mal n’apparaît pas sur Terre sous les traits de monstres diaboliques et sanguinaires, mais du fait de la dilution des responsabilités chez tout un chacun. « Dans son livre, elle explique comment le mal absolu tente toujours de se diluer en compartimentant les tâches », reformule l’insoumis, avant d’expliquer en des termes assez clairs la lâcheté des fonctionnaires nazis mise en lumière par la philosophe : « Chacun de ceux qui ont accompli une tâche se dit “je ne suis pas un criminel”, c’est ce que disait Eichmann. »
Ce que Arendt reproche à Eichmann, c’est son absence de pensée. Le fonctionnaire, loin du « pervers sadique » que cherchait à dépeindre l’accusation, n’avait rien d’une personnalité hors normes. La philosophe, qui s’improvisait journaliste en assistant au procès, raconte son étonnement face à cet homme dont on serait attendu à ce qu’il soit un nazi enragé, un idéologue convaincu. Or, ce qui frappait au contraire, c’était son insupportable banalité. Comment imaginer qu’un homme aussi falot, père de famille sans histoires, avait pu organiser l’extermination des Juifs sans ciller ? Au lieu d’un personnage machiavélique, c’était un fonctionnaire d’une intelligence manifestement limitée, ânonnant du vocabulaire administratif, incapable de s’exprimer autrement que par « clichés », qui se présentait à la barre. Un « clown » plutôt qu’un monstre, note Arendt avec une pointe d’ironie désespérée. L’homme, constate la philosophe en écarquillant les yeux, se contentait d’appliquer les ordres – et s’imaginait avoir « fait son devoir », suivant un impératif catégorique dévoyé (Eichmann alla jusqu’à citer Emmanuel Kant dans son procès pour justifier son obéissance à la loi !).
En ce sens, la comparaison que fait Mélenchon du président de l’université à Eichmann suggère qu’il a compris le sens de la pensée de la philosophe : ce qu’il dénonce, c’est non pas le mal radical d’un ennemi juré, mais sa « lâcheté » ; la paresse d’un fonctionnaire qui se contente d’appliquer une interdiction sans songer à ses conséquences politiques, sur la liberté d’expression par exemple.
Hannah Arendt avait-elle compris Adolf Eichmann ?
Dès sa parution, Eichmann à Jérusalem provoqua une vive polémique – notamment à cause du rôle des conseils juifs dans la déportation que dénonçait Arendt. On lui reprocha également de s’être fait embobiner par la défense du dignitaire nazi, qui avait tout intérêt à se présenter comme un fonctionnaire décérébré afin d’échapper à la peine capitale. Plus tard, son interprétation des discours d’Eichmann fut remise en cause avec des arguments étayés : pour la philosophe allemande Bettina Stangneth, qui a écouté des enregistrements du responsable nazi auxquels Arendt n’avait pas eu accès, il est évident qu’Eichmann n’était pas le petit fonctionnaire naïf qu’il tentait d’incarner lors de son procès. Il était au contraire un antisémite fervent et cruel, convaincu de la nécessité de la Solution finale, affirme-t-elle dans Eichmann avant Jérusalem. La vie tranquille d’un génocidaire (2016).
Dans son essai Libres d’obéir. Le management, du nazisme à la RFA, Johann Chapoutot critique la vision d’un État nazi fort et ultra-bureaucratisé : selon l’historien, le régime hitlérien se caractérisait au contraire par une forme de « cacophonie » où les individus jouissaient d’une certaine autonomie, voire d’un fort esprit d’initiative dans leur poursuite d’un avènement du Reich national-socialiste ; il y voit même les prémices d’une culture du management dynamique et délivré des lourdeurs administratives. Autrement dit, le dignitaire nazi moyen était plus proche du manager agile que du bureaucrate tatillon. De ce point de vue, la vision arendtienne de fonctionnaires nazis dénués de toute mauvaise intention et se contentant d’appliquer les ordres ne tient pas. Il est néanmoins peu probable que Mélenchon se préoccupe de ces exégèses tardives de la personnalité du dignitaire nazi.
Évoquer la “banalité du mal” pour qualifier un acte, est-ce traiter quelqu’un de nazi ?
« Madame la ministre, je n’ai pas traité de nazi le président de l’université de Lille », s’est défendu Mélenchon. « Si je pensais qu’un nazi présidait l’université de Lille, je le dirais, sans peur de vous et de vos plaintes. Je ne pense pas que le président actuel le soit. Je l’ai même qualifié de “brave homme sans doute” dans mon discours. Je ne dirais jamais d’un nazi qu’il est “un brave homme sans doute”. »
Eichmann n’était pas un brave homme, mais un homme ordinaire, si l’on en croit la thèse – encore une fois très contestée – d’Arendt. « Il eût été très réconfortant de croire qu’Eichmann était un monstre », confie la philosophe dans son compte-rendu. En effet, s’imaginer les nazis sous les traits de personnages machiavéliques, c’est s’autoriser à penser qu’ils ont formé une exception dans l’histoire de l’humanité et, accessoirement, que l’on aurait forcément agi autrement si l’on avait été dans la même situation. Or – et c’est pourquoi le concept de la « banalité du mal » a quelque chose de vertigineux – la superficialité du personnage suggère au contraire que n’importe qui aurait pu faire de même à sa place. « L’ennui, avec Eichmann, c’est précisément qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n’étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient, et sont encore, terriblement et effroyablement normaux », commente Arendt. « Du point de vue de nos institutions et de nos critères moraux de jugement, cette normalité était beaucoup plus terrifiante que toutes les atrocités réunies, car elle supposait […] que ce nouveau type de criminel […] commet des crimes dans des circonstances telles qu’il lui est pour ainsi dire impossible de savoir ou de sentir qu’il fait le mal. »
Au fond, Eichmann n’avait nul besoin d’être nazi pour envoyer des Juifs à la mort – il lui suffisait d’être un homme parfaitement ordinaire ; un type « normal ». D’où l’absurdité de l’accusation du gouvernement : comparer quelqu’un à Eichmann, c’est finalement le traiter d’homme ordinaire. Un homme d’une médiocrité banale, sans conviction idéologique, bref : tout sauf un nazi fanatique. Son seul point commun avec Eichmann : appliquer aveuglément les règles.
https://www.philomag.com/articles/melenchon-t-il-bien-compris-hannah-arendt
Une comparaison abjecte appelle-t-elle la #censure ?
Reste à considérer le contexte : dans une atmosphère politique chargée où l’extrême-gauche utilise fréquemment la reductio ad hitlerum pour dénoncer la guerre que mène Isräel contre Gaza, on est tenté de considérer que Mélenchon n’a pas choisi sa comparaison par hasard. Qu’il le veuille ou non, le grand public, peu au fait des subtilités arendtiennes, entendra que le leader de la France insoumise accuse un président d’université d’être un nazi – comme lorsque Guillaume Meurice dit de Netanyahou qu’il est un « nazi sans prépuce ». Des rapprochements qu’on peut qualifier de très mauvais goût, voire d’abjects. De là à les censurer ? Ces derniers temps, l’exécutif s’est distingué par une triple offensive contre les personnalités politiques qui ont refusé de qualifier l’attaque du Hamas de terroriste et vilipendent Israël pour les morts de civils causées à Gaza. Interdiction de manifestions sous prétexte de trouble à l’ordre public, poursuites pour injure, convocation de la députée Mathilde Panot et de la candidate LFI Rima Hassan pour apologie du terrorisme : les moyens de pression se multiplient, et ce à la veille d’une élection.
À l’heure où la censure resserre son étau, il serait grand temps de relire John Stuart Mill. Dans son essai De la liberté (1859), le philosophe soutient qu’étouffer une opinion qu’on jugerait fausse équivaut à « voler l’espèce humaine », car « si cette opinion est juste, on prive [ses détracteurs] d’une chance de quitter l’erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils perdent ce qui est un bienfait presqu’aussi grand ; la perception plus claire et l’impression plus vive de la vérité, produite par sa collision avec l’erreur. » Aussi absurde soit-elle, la comparaison de fonctionnaires à des nazis devrait ainsi peut-être être tolérée. Imaginons que l’extrême droite parvienne au pouvoir et se mette à transférer les migrants dans des camps de détention à l’étranger : sera-t-il alors interdit de comparer ces mesures à la déportation des Juifs, quand bien même le parallèle historique serait exagéré ?