Liberté de la presse en Europe : le triste sort des journalistes italiens - Élucid
#Italie #politique #censure
ROME. Un spectre plane sur l'Europe, celui de l'orbànisation : une tentative mal dissimulée de monopoliser l'information, de faire taire les voix opposées, de bâillonner les journalistes qui pensent différemment, de conformer tous les médias à l'agenda politique du gouvernement en poussant ceux qui ne rentrent pas dans le rang à la mise à l'écart ou à l'autocensure. Parmi ceux qui sont en première ligne, on trouve le ministre pro-russe hongrois Viktor Orbàn et son homologue en Slovaquie, Robert Fico, ainsi que l’Italie de Giorgia Meloni.
Pour ces trois pays, les schémas sont similaires : musellement de la presse indépendante, censure, lois incriminant les journalistes, déplacement des rédacteurs en chef, licenciements, intimidations et pressions économiques. Mais si la Hongrie d'Orbán et la Slovaquie de Fico sont étroitement surveillées par l'Union européenne, c'est notre grand voisin italien qui suscite aujourd’hui une grande inquiétude.
En Italie, une dérive liberticide très inquiétante pour l'avenir de la presse
Depuis que le parti néo-fasciste Fratelli d'Italia a remporté les élections générales et porté Giorgia Meloni à la présidence du Conseil, la situation de la presse en Italie s'est progressivement détériorée. Contrôle du gouvernement sur le service public, loi-bâillon, plaintes craintives, intimidations et violences envers les journalistes : en Italie, comme dans d'autres pays européens, « la liberté de la presse et le pluralisme des médias sont proches du point de rupture ». C'est la conclusion dramatique du Media Freedom Report 2024 de l'Union des libertés civiles pour l'Europe (Liberties), une coalition de 20 organisations non-gouvernementales dont la Cild (Coalition italienne pour la liberté et les droits civiques).
Le glissement de l'Italie vers des zones troubles de la liberté de la presse est également certifié par le classement 2024 de Reporters sans frontières : l’Italie se classe au 46e rang mondial, avec une perte de cinq places par rapport à l'année dernière, et au 19e rang sur 27 dans l'Union européenne, le seul parmi les fondateurs à être classé dans la fourchette « problématique ».
La rareté des éditeurs purs, la densité des enchevêtrements de pouvoir entre les partis, les entreprises et les médias, ainsi que les menaces contre la liberté de la presse émanant d'une partie du monde politique – combinées à la difficulté de trouver un modèle commercial durable et de qualité à l'ère d'Internet et des réseaux sociaux – font qu'il est de plus en plus difficile de rendre compte de manière intégrale et approfondie des événements et de l'actualité.
Dans ce contexte sombre, la télévision publique italienne est immédiatement tombée dans le blizzard. La RAI (Radio-télévision italienne) a toujours été une proie convoitée par les gouvernements successifs en Italie. Comme elle est depuis des décennies le mégaphone, la voix des Italiens, les partis se sont partagé les principales chaînes (à l'époque Rai Uno, Rai Due et Rai Tre). Malgré cet intense allotissement, un minimum de pluralisme a toujours été préservé. Par exemple, par rapport à une chaîne comme Rai Uno, qui était toujours en faveur du parti au pouvoir, la chaîne Rai Tre a toujours été un instrument de l'opposition grâce à des émissions dirigées par des journalistes comme Biagi, Santoro ou d'intellectuels et d'artistes engagés comme Luttazzi et Dandini.
Aujourd'hui, même cette répartition du pouvoir entre les chaînes a disparu, l'agenda politique de la Première ministre italienne Giorgia Meloni étant désormais diffusé sur l’ensemble du réseau. Cinzia Sciuto, co-rédactrice en chef de la revue politique et philosophique italienne Micromega nous explique :
« À la télévision, nous sommes revenus à l'ère Berlusconi, lorsque le gouvernement pouvait compter sur le soutien des principales chaînes privées (celles de Mediaset) et des chaînes de la Rai, qui étaient presque entièrement soumises au gouvernement. La seule chaîne qui diffuse des points de vue critiques reste La7 qui, bien qu’ayant un certain poids par rapport à la puissance de feu de la RAI et de Mediaset, est assez petite.
On dit que la RAI a toujours été attribuée aux partis, et c'est certainement vrai. Mais le soi-disant “allotissement”, aussi déplorable soit-il, n'a rien à voir avec ce que nous voyons aujourd'hui : il suffit de penser à l'affaire Scurati et à la mesure disciplinaire à l'encontre de Serena Bortoni. L'affaire Scurati est emblématique : la méthode consiste à en punir un pour en éduquer cent. Avec ces méthodes intimidantes et paramilitaires, le gouvernement n'a même pas besoin de censure. »
Les effets sont visibles : les journaux télévisés, par exemple, ont progressivement relégué au second plan les informations mondiales indésirables – de Gaza à l'Iran – et tous les noms qui ne partageaient pas la même ligne que le gouvernement ont été évincés.
Le climat au sein de la télévision publique italienne est comparable à la période de la terreur révolutionnaire. Autocensure, réduction au silence, ligne éditoriale pro-gouvernementale qui ne tolère aucun écart, fermeture des programmes jugés indésirables : les journalistes sont désormais contraints de se conformer aux lignes éditoriales rigides émanant directement du gouvernement central. Le syndicat CGIL-SLC (syndicat des travailleurs de la communication) a constaté dans un communiqué une dangereuse dérive de l'offre culturelle et informative des chaînes RAI :
« La détérioration progressive des normes professionnelles, à tous les niveaux, tant dans les divisions éditoriales que dans les divisions de production, du personnel interne et externe peu qualifié, répand le mécontentement parmi tous les travailleurs.
Et si la situation est critique sur les réseaux et les chaînes, elle n'est certainement pas meilleure dans les journaux : l'audimat est en baisse, les rédacteurs en chef et les journalistes rejettent souvent la responsabilité des mauvais résultats sur le personnel d'appui technique et rédactionnel. Plus grave encore, la solution qui est adoptée avec la complaisance des fonctionnaires : le “remplacement et l'expulsion” en masse de tous les travailleurs qu'ils n'aiment pas. »
Ce n'est pas pour rien que les journalistes italiens ont rebaptisé la RAI « Telemeloni ». Mais de quoi s'agit-il exactement ? Selon le journaliste Mario Manca, le gouvernement a décidé de transformer la RAI en un outil d'information adapté aux besoins d’un gouvernement désireux de contrôler les médias et l'information, afin de renforcer une certaine idée de la force et de la détermination dans l'opinion publique.
Les premiers à être victimes de ce mécanisme ont été les journaux télévisés, qui ont rapidement cessé de donner la parole à tout le monde, y compris à l'opposition, pour épouser pleinement l'idéologie dominante qui, du jour au lendemain, s'est retrouvée sans contradiction aussi bien dans les talk-shows d'information que dans les journaux télévisés. Mais comme l'explique l'historien Franco Cardini dans une interview au journal La Stampa, le problème est plus complexe :
« Telemeloni est la variable de droite dans la dérive du politiquement correct. Tout comme les gens ont pris soin jusqu'à présent d'éviter les positions trop pro-palestiniennes, celles trop pro-Poutine, maintenant, peut-être que certains veulent éviter celles trop anti-fascistes pour ne pas froisser ceux qui, selon eux, sont tombés pour de mauvais idéaux, mais avec honnêteté. En tout cas, je ne crois pas que Telemeloni soit imputable à Meloni, mais plutôt aux hyper-meloniens qui, malheureusement, traînent autour d'elle, et à des collaborateurs sans aucune culture. »
Un exemple frappant de pression exercée par le gouvernement sur les journalistes est celui des journalistes du journal d'opposition Domani. Trois journalistes de ce quotidien – Giovanni Tizian, Nello Trocchia et Stefano Vergine – risquent jusqu'à neuf ans de prison. Ils font l'objet d'une enquête menée par les magistrats du parquet de Pérouse, accusés d'avoir demandé et reçu des documents confidentiels d'un fonctionnaire public, et d'avoir violé le secret de l'instruction en demandant et en publiant des informations contenues dans ces documents.
L'enquête a débuté après la publication sur Domani (en octobre 2022) d’articles sur le conflit d'intérêts impliquant le ministre italien de la Défense, Guido Crosetto, qui, selon les journalistes italiens, a été payé pendant des années par l'industrie de l'armement. Le ministre n'a pas démenti les informations sur sa rémunération, mais a demandé à l'autorité judiciaire d'identifier la source présumée de Domani. La décision du parquet de Pérouse de remonter aux sources des reporters de Domani risque de transformer le journalisme d'investigation en crime…
Conseil européen de Bruxelles, Belgique, le 7 novembre 2022 - Alexandros Michailidis - @Shutterstock
Les licenciements en série de rédacteurs en chef de journaux italiens mal aimés par le gouvernement Meloni sont également inquiétants. Le quotidien The Post Internazionale rapporte l’histoire de trois rédacteurs en chef licenciés sur fond de controverse en l'espace d'une semaine. Le dernier à avoir sauté est Alessandro Barbano, rédacteur en chef du quotidien romain Il Messaggero, propriété du groupe Caltagirone. Barbano a été relevé de ses fonctions le 3 juin dernier, un mois seulement après avoir pris ses fonctions. Derrière cette éviction se cachent en réalité des raisons politiques. La famille Caltagirone n'aurait pas apprécié l'éditorial de Barbano du 3 juin, dans lequel le rédacteur en chef prenait la défense du président de la République, Sergio Mattarella, attaqué par la Ligue du Nord (parti au pouvoir).
Le 30 mai, Enrico Bellavia a été relevé de son poste de rédacteur en chef de l'hebdomadaire L'Espresso. Bellavia était en poste depuis cinq mois : l'éditeur l'avait nommé en janvier, quelques semaines plus tôt. Le comité de rédaction de L'Espresso avait proclamé cinq jours de grève et dénoncé un fait grave, car ce licenciement était dû à la énième tentative de l'entreprise de s'immiscer dans le contenu des articles : une tentative à laquelle s'était opposé le rédacteur en chef sortant Enrico Bellavia, pour cela limogé.
Le 29 mai, Cristina Sivieri Tagliabue a été licenciée « pour juste motif » de la rédaction du journal en ligne La Svolta, un journal spécialisé dans les questions d'environnement et de droits, dont l'éditeur est Piero Colucci, un entrepreneur basé en Campanie et qui opère dans le secteur des déchets. L'éditeur du journal, selon la reconstruction du Post Internazionale, l'a d'abord suspendue, puis réduite au silence pour avoir publié une courte note, signée par la rédaction, informant les lecteurs que Colucci – qui est également directeur de la rédaction – était impliqué dans une enquête de corruption.
Le scénario qui se profile pour le paysage médiatique italien est donc extrêmement inquiétant. C'est ce qu'explique Giuseppe Giulietti, journaliste, syndicaliste et coordinateur de l'association de journalistes Articolo 21, qui défend la liberté de la presse en Italie :
« L'Italie avait des maux chroniques indéniables qui s'appellent "conflits d'intérêts". Cependant, la situation a désormais empiré parce que ce tableau a été parsemé d'une intolérance sans précédent, semblable peut-être seulement à ce qui se passe avec Orbàn en Hongrie, envers la pensée critique en général, envers la liberté d'information, avec des dénonciations, des attaques et des menaces contre les écrivains, les intellectuels, les journalistes, les universitaires, mais aussi des groupes sociaux entiers, l'école publique, l'université publique.
On en est arrivé à une loi qui prévoit 25 ans de prison pour ceux qui manifestent et perturbent les travaux publics. Nous avons un gouvernement qui veut démolir la Constitution, mettre sur le même plan le fascisme et l'antifascisme, réduire les pouvoirs de la Justice, du Parlement, de l'Éducation, etc. »
La dégradation de la liberté de la presse en Italie est telle qu'elle est même parvenue aux oreilles, souvent bouchées, de la Commission européenne. Le Mouvement européen international, une organisation qui regroupe des familles politiques pro-européennes et des syndicats européens, et qui s'exprime également au nom des fédérations de journalistes, a lancé l’alerte : la Commission européenne doit enquêter sur les attaques du gouvernement italien contre la liberté des médias.
La première lettre est tombée dans l'oubli. La raison en était simple : von der Leyen devait être réélue et elle avait besoin de tout le soutien qu'elle pouvait obtenir. Pour cette raison, il n'était pas nécessaire de monter des dossiers clivants et épineux. Mieux valait rester tout amour et tout accord pour des faveurs électorales et au diable la liberté de la presse...
La deuxième lettre, révélée par Domani, a été envoyée à Věra Jourová, la vice-présidente de la Commission européenne, qui a agi en tant que marraine de la loi européenne anti-bâillon et de la loi européenne sur la liberté des médias. L'objectif est d'attirer l'attention à la fois de Bruxelles et de l'opinion publique sur les attaques en cours contre la liberté des médias en Italie. Parmi les signataires figurent la Fédération nationale de la presse italienne (Fnsi) et les fédérations européenne (Efj) et internationale (Ifj) de journalistes. Que va faire von der Leyen ? Fera-t-elle encore la sourde oreille pour ne pas trop contrarier Meloni ?
Hongrie, Slovaquie : la liberté de la presse continue de se dégrader
Dans l'ensemble, la liberté de la presse continue de se dégrader dans toute l'Europe, comme en témoignent les exemples négatifs de la Slovaquie et de la Hongrie. Le dernier acte en date est la fermeture définitive de la radio et de la télévision publiques slovaques. À sa place une nouvelle institution « moins critique et plus conforme » à la politique nationale actuelle : le directeur sera élu par un conseil de neuf membres, dont quatre candidats issus du ministère de la Culture. La décision a été adoptée par le Parlement, dont la majorité est dirigée par Robert Fico, quatre fois Premier ministre, leader populiste et nationaliste. Ce n'est que le dernier acte en date des politiciens au pouvoir en Slovaquie contre les droits de l'information et des journalistes.
C'est dans ce contexte dégradé qu'est intervenu l'assassinat du journaliste Ján Kuciak dans le district de Galanta. Kuciak travaillait pour le média Aktuality.sk et enquêtait sur un lien probable entre le gouvernement slovaque et la 'ndrangheta, la plus riche et la puissante des mafias italiennes. Il avait également publié des articles sur les relations peu claires entre des hommes d'affaires et le parti de Fico.
Un autre coup porté à la liberté de la presse a été la réforme des lois sur la presse. Un exemple : le « droit de correction », qui devrait obliger les journaux à modifier le contenu qui porte atteinte à « l'honneur, la dignité ou la bonne réputation » de ceux qui le demandent. Il est même envisagé que les administrations publiques puissent réclamer une forme de compensation en cas de demande d'informations jugées « exceptionnellement longues et compliquées », ce qui concerne particulièrement les journaux locaux et leurs relations avec les administrations municipales.
Depuis qu'Orbàn a pris les rênes de la Hongrie, les choses ne vont pas mieux pour la presse, comme le dénonce la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH). Les réformes concernant la loi sur la liberté de la presse et les normes fondamentales relatives au contenu des médias ont permis au gouvernement d'exercer un contrôle accru sur les programmes de radio et de télévision et sur la presse en général.
L'Autorité nationale des médias et des communications (Nmhh), organisme chargé de contrôler le contenu du secteur journalistique, et son organe opérationnel, le Conseil des médias, sont fortement influencés par les décisions politiques : le président de cet organisme est nommé par le président de la République sur proposition du Premier ministre, et reste en fonction pendant neuf ans. La composition des cinq membres du Conseil des médias est déterminée par un vote d'une commission parlementaire spéciale, dans laquelle les votes sont pondérés en fonction du nombre de sièges. Cela signifie qu'au stade actuel, le parti d'Orbán, le Fidesz, a le pouvoir de nommer les cinq membres.
Ce conseil joue un rôle clé dans le système hongrois des médias, car il est responsable des appels d'offres qui permettent d'obtenir les licences de radiodiffusion, et il gère un fonds créé par la loi sur les médias, le Media Service Support and Asset Management Fund (Mtva). Ce fonds ne se contente pas de gérer les actifs, mais aussi joue un rôle de premier plan, puisque la commande, l'achat et la production de programmes de service public ne sont pas indépendants, mais réalisés directement par le Mtva. Ainsi, le rôle politique fort que le Conseil des médias peut jouer est évident, puisqu'il est étroitement lié au parti majoritaire.
Au fil des ans, de nombreux journaux et médias indépendants en Hongrie ont été fermés, et l'information a subi une perte croissante d’impartialité : un moment clé a été la fermeture du journal d'opposition de gauche Népszabadság. En 2018, un sort similaire a été réservé au quotidien conservateur Magyar Nemzet qui, après avoir longtemps soutenu le Fidesz, avait décidé de s'opposer au parti sur un ton de plus en plus vif.
Les médias encore indépendants, y compris la chaîne de télévision RTL Klub, le quotidien Népszava et d'autres, en plus du risque d'encourir des sanctions disproportionnées, sont contraints de s'interfacer avec un marché déformé par le financement public massif accordé à la presse pro-gouvernementale, qui entraîne très souvent la fermeture indirecte de nombreux services d'information de l’opposition. La Hongrie est déjà devenue un modèle pour d'autres États de la région, en particulier ceux qui sont idéologiquement plus proches comme la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie.
Pendant des décennies, l'Union européenne a secrètement cultivé l'ogre hongrois dans son propre jardin sans sourciller. Aujourd'hui, l'ogre a fait de nombreux adeptes et les bureaucrates européens sont aux prises avec une Europe qui a désormais cessé d'être un havre de paix pour la liberté de la presse dans le monde. L'Europe des droits et de l’indépendance de la presse se transforme progressivement en une plateforme d'ingénierie sociale où l'on apprend aux gouvernements à bâillonner la presse indépendante pour en faire un chien fidèle au service du pouvoir établi.
https://elucid.media/democratie/liberte-presse-europe-triste-sort-journalistes-italiens-meloni