#AlexisDaSilva · Mis en ligne le 12 février 2023
La privation de l’alimentation est de plus en plus promue par des #naturopathes ou coachs en développement personnel. Mais cette pratique peut s’avérer dangereuse et a déjà conduit à des décès.
Elle se souvient parfaitement de la recette. De l’eau de concombre, un peu de gingembre, et quelques gouttes de citron, « pour agrémenter l’ensemble ». Pendant près de deux semaines, sur les conseils de son #naturopathe, Fanny* ne consommera rien d’autre que ce délicieux breuvage, censé atténuer les symptômes de son #hyperthyroïdie. « J’avais tout le temps des douleurs dans la poitrine et des nausées. Avec ce traitement, mon thérapeute m’a assuré que mon état allait grandement s’améliorer », se souvient cette mère de 53 ans. Pourtant, à la fatigue des premiers jours se succèdent très vite « une sensation de faim horrible » et plusieurs malaises. « Je n’avais plus aucune force pour rien. Me lever, même marcher, tout était compliqué », témoigne-t-elle. Informé par téléphone, son naturopathe ne semble « pas surpris », et insiste pour qu’elle poursuive. « Il me disait de ne plus rien manger pour me purifier, et que tout cela allait passer. Mais au bout d’un moment, j’ai dit stop. »
Ces dernières années, la pratique du jeûne, souvent incluse dans des #médecinesalternatives, connaît un véritable succès, au point d’être à l’origine de nombreuses dérives. Depuis 2018, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires ( #Miviludes) a reçu une cinquantaine de témoignages « inquiétants » à ce sujet. « L’absence de qualification des encadrants peut conduire à des situations dramatiques », précise-t-elle dans son dernier rapport annuel. En août 2021, une femme de 44 ans est ainsi décédée lors d’un stage de jeûne hydrique – une diète où l’eau seule est autorisée – organisé par le naturopathe #EricGandon, en Indre-et-Loire. Le 12 janvier dernier, cet ancien responsable de magasins a été mis en examen pour homicide involontaire, abus de faiblesse, mise en danger de la vie d’autrui et exercice illégal de la médecine, après qu’une information judiciaire a permis d’identifier quatre autres victimes parmi ses patients, dont deux décédées.
Isabelle* a participé au même stage que la femme de 44 ans. Désireuse de « se ressourcer », cette enseignante alors âgée de 39 ans a payé 4 000 euros les quatre semaines de cure. Une somme importante… qui n’ouvre pourtant droit qu’à de l’« eau plate ou pétillante ». « Dans un stage précédent d’une autre structure, il y avait des tisanes à volonté, et du miel lorsqu’on avait besoin de sucre », signale-t-elle. Autre déconvenue : tous les participants, « dont la moitié avait des pathologies incurables et plus de 60 ans », devaient prendre eux-mêmes leur poids ou leur tension, sans aucun contrôle des encadrants finalement assez peu impliqués.
La guérison de cancers
Après une première semaine sans problème, Isabelle ressent progressivement des vertiges et des nausées, puis se sent incapable de se lever pour la réunion matinale, où les participants font le point sur leur état. « La femme décédée ne venait pas non plus, mais personne n’est passé nous voir ». Seul conseil de la part d’Eric Gandon, qui ne dispose d’aucune formation médicale et ne jeûnait évidemment pas pendant l’encadrement : réaliser des lavages anaux pour se « purger », à l’aide d’un instrument vendu en début de stage. « Il fallait bien sûr le réaliser seul. C’était épuisant », commente Isabelle, qui partira une semaine avant la fin, avec dix kilos en moins. Inquiétant ? Pas pour #AlainGuicheteau, un #thérapeute en « gestion des émotions », qui intervient régulièrement dans le cadre de ces cures. « Ce stage était non directif, c’est-à-dire que les gens devaient être responsables d’eux-mêmes », ose-t-il. Celui qui se dit « choqué » par la mise en examen de son « ami » Eric Gandon, concède tout juste du bout des lèvres : « J’ai effectivement vu des stagiaires qui se sentaient seuls, rejetés ou abandonnés. »
#Naturopathe sans expertise scientifique, Eric Gandon assume pourtant un avis très tranché sur la #vaccination. Dans une interview à Marianne le 20 août 2021, il prétend que le décès de la femme de 44 ans est lié au vaccin contre le Covid et non à sa méthode de jeûne. Sur sa chaîne YouTube suivie par 72 000 abonnés, celui qui dit avoir voulu autrefois se nourrir exclusivement « de lumière » prête des effets miraculeux à la privation de l’alimentation, capable selon lui de guérir des cancers de la prostate ou du rectum. En 2017, le réseau « Nacre », une équipe de chercheurs spécialisés dans la nutrition et le cancer, avait pourtant conclu, après une analyse de 500 études, que le #jeûne n’avait aucun effet bénéfique chez l’humain, malgré des recherches prometteuses effectuées sur des souris. En revanche, celui-ci peut être « délétère sur certains types de cancers, comme celui de l’œsophage, car les malades ont déjà un fort risque de dénutrition ou de faiblesse musculaire », explicite #BernardSrour, épidémiologiste et coordonnateur de cette structure.
Des coûts financiers importants
Pour éviter ce genre de dérives, la Fédération française jeûne et randonnée (FFJR), une association qui organise des stages depuis 1990, impose aux participants d’être en bonne santé, et limite le jeûne à une semaine. « On propose un jus de fruit le matin, des tisanes à volonté, et un bouillon de légumes le soir, pour apporter des vitamines », détaille Sandrine Bervas, la présidente. Selon elle, cette cure permet de diminuer le #cholestérol ou la pression artérielle, en témoignent les travaux de cliniques allemandes où le jeûne est pratiqué. « Si vous mangez une plaquette de beurre par jour puis que vous n’en mangez plus dans le cadre d’un jeûne, c’est évident que le taux de cholestérol diminue, mais cela revient après », oppose Bruno Raynard, #nutritionniste au centre de traitement du cancer Gustave-Roussy. Ce dernier estime toutefois que les gens en très bonne santé ont « peu de risques » en jeûnant à court terme, et qu’il s’agit d’« une piste de recherche intéressante ».
Sollicitée par #CharlieHebdo sur d’éventuelles dérives au sein de la #FFJR, la Miviludes fait état de 17 saisines, dont deux l’année dernière mettant en avant « de possibles liens avec la complosphère ». « Pour le reste, il s’agit très majoritairement de demandes d’avis sur l’efficacité curative de ces stages et sur leurs coûts financiers importants », développe-t-elle. Avec des tarifs compris entre 700 et 2 000 euros en moyenne, les 120 partenaires de la FFJR – dont aucun n’est médecin – accueillent en effet une clientèle plutôt aisée. La structure forme également les futurs encadrants de ces cures, « avec 25 jours de cours sur l’anatomie ou la #phytothérapie (les traitements à base de plantes, ndlr) », pour seulement… 3 000 euros. En 2021, la FFJR a aussi soutenu la création d’une Académie médicale du jeûne, destinée à former des « médecins experts du jeûne ». Or, « ce titre n’est pas autorisé par l’Ordre national des médecins, qui a été saisi, et ne correspond à aucune formation universitaire validée », commente la Miviludes.
Des dérives religieuses
Le secteur de la santé et du bien-être n’est pas la seule porte d’entrée vers le jeûne, puisqu’on trouve aussi, sans surprise, des groupes religieux. Il y a trois ans, Marie*, chrétienne pratiquante, a assisté lors d’un service civique dans une association #catholique d’éducation populaire à un atelier sur le sujet, encadré par un prêtre. « Il nous a vendu le jeûne de manière spirituelle, en disant que c’était une manière d’être en connexion avec Dieu. Les jours suivants, je ne mangeais quasiment plus, mais je me disais que c’était quelque chose de sain », raconte-t-elle.
Affaiblie physiquement et mentalement, Marie va rapidement vivre un cauchemar. « Les intervenants disaient qu’il fallait se défaire de ses attaches pour se consacrer pleinement à notre mission associative. Ils m’ont aussi demandé de trouver 200 personnes de mon entourage pour les inciter à faire des dons financiers à l’association », se remémore-t-elle. Un soir, la jeune femme a le sentiment que Dieu est en elle, ce que ses collègues appellent « l’effusion de l’Esprit saint ». « J’ai compris à ce moment-là que je perdais les pédales. Je suis donc rentrée chez mes parents, avant d’être hospitalisée cinq semaines pour un épisode psychotique ». Avec l’aide du Centre national d’accompagnement familial et de formation face à l’emprise sectaire ( #CAFFES), Marie est parvenue à sortir de ce qu’elle décrit aujourd’hui comme une « situation d’emprise ». Et a retrouvé l’appétit.
*Les prénoms ont été changés.