Emmanuel Todd : "L'Occident est composé d'oligarchies libérales, la Russie est une démocratie autoritaire"
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Entre septembre 2022 et juillet 2023, Emmanuel Todd a publié une quinzaine de chroniques dans les colonnes de Marianne. La défaite de l’Occident (Gallimard), que l'intellectuel présente comme son dernier essai avant « la retraite », prolonge ces réflexions. Dans ce voyage d’Est en Ouest, de la Russie aux États-Unis, l’anthropologue et historien analyse avec précision, statistiques à l’appui, et originalité, la situation de nombre de pays. Il s’attache à démontrer la bonne santé d’une Russie, dont il estime qu’elle n’a aucune velléité impérialiste, ainsi que la dépression occidentale, notamment des pays anciennement dominés par le protestantisme, rongés par le nihilisme. Selon Emmanuel Todd, tout ceci devrait mener à une défaite des États-Unis et de ses alliés, ainsi qu’une nouvelle période de paix. Des analyses surprenantes qui risquent de dérouter le lecteur. Elles méritent néanmoins d’être discutées sérieusement.
Marianne : Pourquoi écrire un livre sur les événements en Ukraine ?
Emmanuel Todd : Avant même la guerre, je devais écrire un livre de géopolitique. En tant que citoyen, j’ai été catastrophé par l’invasion. J’ai horreur de la guerre. Mais en tant qu’historien, j’ai senti que c’était une occasion inouïe de mobiliser un demi-siècle de réflexion historique, de métier, pour analyser à chaud un tournant de l’histoire mondiale : un cadeau pour mon passage à la retraite.
Qu’est-ce que l’Occident, qui est au cœur de l’ouvrage ?
Dans l’esprit des gens, l’Occident est composé des pays qui suivent les États-Unis, et qui seraient par essence des « démocraties libérale ». Je pense au fond qu’il n’y a plus aujourd’hui de vraie démocratie libérale nulle part, mais plutôt des « oligarchies libérales ». Reste que la France, l’Angleterre et les États-Unis furent bien les lieux de naissance de la démocratie libérale. Ailleurs ce fut autre chose : en Allemagne le nazisme, en Italie, le fascisme et au Japon, un militarisme ethnocentrique : ces trois pays majeurs ont été intégrés par la force au monde « libéral » par l’armée américaine en 1944-1945.
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Il y a donc, depuis le départ, deux Occidents. Ce qui leur fut commun, c’est un décollage économique précoce. Mais en matière de tempérament idéologique, il y en a toujours deux : un Occident libéral et un Occident autoritaire. Ils ont été fusionnés politiquement, par l’empire américain, dont la nature originellement militaire contredit d’ailleurs l’idéal libéral : l’OTAN est une organisation hiérarchisée qui, dès sa fondation, institutionnalisait l’obéissance de toutes les démocraties libérales à l’une d’entre elles, les États-Unis.
Vous définissez aussi l’Occident comme la civilisation issue du protestantisme…
Analysons la Première Guerre mondiale. Si nous sortons du narcissisme historique français, du nombre de morts et du prix terrible payé par notre pays, l’affrontement géopolitique principal fut alors entre l’empire britannique, puissance protestante, et l’empire allemand, dominé par la Prusse protestante. Les deux, au sens de la modernité, sont l’Occident. Nous avons dans le cas de l’Allemagne un protestantisme autoritaire et en face, l’Angleterre qui représente un protestantisme libéral.
« Pour moi, le protestantisme, c’est d’abord l’alphabétisation de masse. »
L’Occident selon Max Weber, on le trouve dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. J’ai toujours pensé que la France était le pays catholique qui avait eu la chance d’être collé géographiquement aux pays protestants, ce qui lui a permis de se maintenir en troisième ou quatrième position très longtemps.
Vous battez cependant en brèche ces considérations théologiques. Selon vous, ce qui permet le décollage économique des pays protestants, c’est la défense de l’alphabétisation de masse et le caractère inégalitaire.
Les spéculations de Weber sur le prêt à intérêt selon Luther ou Calvin ne m’ont jamais convaincu. La banque moderne a été inventée à Florence et à Venise. Pour moi, le protestantisme, c’est d’abord l’alphabétisation de masse, exigée pour que tous les fidèles puissent lire eux-mêmes les saintes écritures. Un pays où tout le monde sait lire décolle économiquement ; et s’il est l’un des premiers, il fait la course en tête.
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Mais si le protestantisme s’avère démocratique et égalitaire, à travers la pratique de la lecture et de l’écriture, il possède aussi une dimension inégalitaire, avec la doctrine de la prédestination – certains sont élus, d’autres damnés, dès leur naissance – qui rompt avec l’universel catholique, selon lequel le baptême lave du péché originel et définit les hommes comme égaux par nature. Dans l’histoire de l’Occident, le protestantisme, c’est non seulement le décollage économique mais aussi les deux formes les plus accentuées de l’inégalité des hommes, du racisme : le nazisme – la carte du vote pour le NSDAP était celle du luthéranisme – et le racisme anti-Noirs des États-Unis.
Selon vous, l’Occident bascule en plein nihilisme… Pourquoi ?
J’ai beaucoup travaillé sur la sécularisation, c’est-à-dire sur la chute de la pratique religieuse, comme tout historien de l’école des Annales. Par exemple, la Révolution française me paraît une conséquence de l’effondrement du catholicisme dans le Bassin parisien, qui passe alors de l’universel chrétien à l’universel républicain. Je me suis rendu compte qu’il restait après la chute de l’assistance à la messe une empreinte sociale de la religion, ce que j’ai appelé catholicisme zombie. Les gens font baptiser leurs enfants, se marient très classiquement devant un prêtre et se font enterrer selon les formes anciennes définies par l’Église. Ils conservent une moralité et une capacité d’action collective de type religieux. Socialisme, communisme, gaullisme et européisme furent des formes idéologiques zombies, au fond dérivées du christianisme. Mais je dévoile dans ce livre une étape supplémentaire, la religion zéro, et spécifiquement, le protestantisme zéro.
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On ne baptise plus, on incinère les morts, et on marie des individus de même sexe. Tout cela n’a plus aucun sens pour le catholicisme ou le protestantisme. Aucune prise de position morale ici. Je fais de la sociologie religieuse et tous ces traits révèlent, techniquement, l’atteinte du vrai vide religieux. L’individu est maintenant seul face à lui-même. Face au rien. À ce stade, je constate que son « développement personnel » le mène plus facilement au nihilisme, déification du rien, qu’à l’épanouissement du moi.
Emmanuel Macron, Liz Truss, Donald Trump, Joe Biden, par exemple, sont des expressions politique d’un état zéro de la religion et des idéologies qui s’étaient substituées à elle. J’ai surtout appliqué ce concept d’état religieux zéro là où il est le plus important, c’est-à-dire dans ce monde protestant qui a fondé la modernité. Il y a eu un protestantisme zombie, qui correspond à la grande époque de l’État social, celui de Roosevelt ou du welfare state britannique. Dans les années 2000, le protestantisme est passé à l’état état zéro, qui a des conséquences incalculables. Effondrement éducatif, moral, montée de la violence des mass shooting… irresponsabilité géopolitique.
Vous écrivez que l’individu n’est pas « libéré », mais « privé de toute croyance collective ».
La religion n’était pas qu’opium du peuple. Les idéologies qui l’avaient remplacée, libérales ou totalitaires, n’étaient pas que des recettes politiques. Toutes ces croyances collectives donnaient un sens à la vie, dont, pour chaque croyant ou adhérent, un idéal du moi qui élève plus qu’il ne contraint (le surmoi dans sa dimension sympa)…
Dans certains pays, il y a aujourd’hui des freins au vide, des traces de structure familiale autoritaire, comme en Allemagne et en Russie, et la société reste assez efficace. On fantasme pas mal chez les russophiles sur le retour de l’orthodoxie russe. C’est pour moi une illusion ; c’est la trace du communautarisme familial des paysans russes qui structure la démocratie autoritaire de Vladimir Poutine et lui donne sa capacité de rebond technologique et industriel.
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Dans les pays de structure familiale nucléaire absolue (individualiste), comme les pays anglo-saxons, l’état zéro du protestantisme n’est pas compensé par un reste de structuration familiale. Dans le vide s’épanouit un nouveau nihilisme américain. La menace fondamentale au cœur du monde occidental libéral c’est ce nihilisme, avec ses pulsions de destruction des choses et des hommes, de négation aussi de la réalité du monde.
Nietzsche avait donc raison, la « mort de Dieu » nous a donc bien menés au nihilisme…
Je ne suis pas lecteur de Nietzsche. Mais j’ai le pressentiment que le protestantisme zéro prédispose plus au nihilisme que le catholicisme zéro. Il faudrait creuser.
« Les Américains n’ont plus réellement de religion. »
Mais il y a aussi du positif dans la disparition du protestantisme américain. Il était consubstantiellement lié au racisme anti-Noirs. La disparition du racisme classique américain, dont l’élection d’Obama est un symbole, est aussi un effet du protestantisme zéro. On ne fera jamais du développement historique une chose simple, unidimensionnelle, vers le bien ou le mal.
Côté antiracisme, Martin Luther King était un pasteur protestant…
Je mets de côté les églises noires, qui incarnent une forme de séparation, tout comme les protestants des hautes classes avant la guerre de sécession. Je parle des masses.
Ce que vous racontez est surprenant. On sait que sauf exception la pratique religieuse est très faible en France. Mais aux États-Unis, certes la pratique religieuse a reculé, mais Dieu semble partout, sur le dollar, au tribunal et dans les hôtels !
Mais il y avait une diversité religieuse aux États-Unis : les Irlandais catholiques, les Latinos catholiques, les Italiens catholiques et les juifs. Ce qui m’intéresse fondamentalement, c’est la disparition du monde Wasp. Les gens n’ont pas vu l’effondrement de ce monde-là. Aux États-Unis, il y a une forme de conformisme verbal, de rhétorique de la religion et de Dieu dans l’adhésion à la nation. C’est l’équivalent du laïcisme français. Être un bon Français, paraît-il, ces jours-ci, c’est être laïque, mais être un bon Américain, c’est croire en Dieu.
Les Français me paraissent beaucoup plus vides de croyance que laïques et les Américains n’ont plus réellement de religion. Le Dieu actuel de l’Amérique n’est plus celui de la Bible, sévère et colérique. Il absout de tout encore plus facilement qu’un jésuite et distribue en plus des bonus financiers.
Selon vous, l’Occident est davantage responsable de la crise que la Russie… Il sera difficile de vous suivre là-dessus, d’autant plus que vous soulignez que ce sont les Russes qui ont « choisi le moment d’ouvrir les hostilités et en ont dessiné le cadre général »…
Le livre est construit comme un voyage d’Est en Ouest. Le premier chapitre est sur la Russie. J’y montre sa stabilité, qui nous est soigneusement cachée par la presse occidentale, avec une mortalité infantile devenue inférieure à celle des États-Unis. Mais la Russie est faible démographiquement et c’est pour cela que l’hypothèse otanienne d’expansion russe est absurde ou même paranoïaque. De plus, les Russes viennent de retrouver une vie normale, après deux décennies d’angoisse, et ils font cette guerre sérieusement mais avec résignation. Ils me font soudain penser aux Anglais entre 1939 et 1945, qui ont accepté la guerre sans l’aimer, par devoir.
Ensuite, je décortique la société ukrainienne d’une façon assez neuve, en analysant la fuite des classes moyennes russophones vers la Russie et la décomposition de l’Ukraine russophone. J’essaie de voir comment cette nation en décomposition a pu trouver un sens de la vie dans la guerre, si l’on peut dire, ce qui est une forme particulière de nihilisme.
« L’Occident est affaibli en son cœur, avec un niveau éducatif en baisse et une industrie qui périclite mais, son adversaire est à terre. »
Puis j’en viens aux anciennes démocraties populaires, qui doivent plus à la Russie qu’elles ne peuvent l’admettre, puis à l’Europe et à son nihilisme soft. J’arrive ensuite à l’Angleterre, aux pays scandinaves et je finis aux États-Unis. La description du trou noir qu’est devenu le monde anglo-américain, privé d’une classe dirigeante cohérente porteuse d’une culture commune est le cœur du livre. Au fond je dis adieu dans ce dernier livre à Cambridge, à l’Angleterre de ma jeunesse, pays appauvri mais digne, pragmatique et drôle. Je me demande quelle nouvelle Vie de Bryan les Monty Python auraient fait du bellicisme antirusse actuel.
On a cru que l’effondrement de l’URSS constituait une victoire des États-Unis. Mais la Russie s’est effondrée pour des raisons qui lui sont propres : échec du communisme comme économie et fragmentation de la société par l’éducation supérieure… En 1990 déjà, l’Occident est affaibli en son cœur, avec un niveau éducatif en baisse et une industrie qui périclite mais, son adversaire est à terre ; il commence à gonfler, comme aspiré par l’effondrement russe. L’OTAN s’étend. Entre 2016 et 2022, le nihilisme ukrainien, issu de la décomposition de l’URSS et les nihilismes américains et britanniques convergent, puis commencent à vibrer en phase. Les Russes observent cette mise en phase à leur frontière et pressentent une menace avec la volonté ukrainienne de reconquérir tout le Donbass et la Crimée, peuplés non pas simplement de russophones mais de Russes. Ils commencent en février 2022 une guerre pour eux préventive. Ils font une bataille d’arrêt.
Selon vous l’Occident n’est plus composé d’États-nation, alors que la Russie est un État-nation. De même, les pays occidentaux sont libéraux mais ne sont plus démocratiques, tandis que la Russie est une démocratie autoritaire. Cela semble contre-intuitif. Pouvez-vous revenir dessus ?
Nous avons dans l’idée que cette guerre oppose les démocraties libérales à l’autocratie russe, au néostalinisme ou au néotsarisme, c’est-à-dire un système archaïque. En version western, les bons contre les méchants. Cela ne correspond pas à la réalité. Je suis d’accord sur le fait que deux forces idéologiques opposées s’affrontent. Mais elles ne sont pas ce que notre système d’information nous assène, jour après jour.
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Nous vivons dans un pays libéral, c’est vrai. Je peux discuter avec vous, faire ce que je veux de ma journée et publier ce livre, sans être inquiété. Mais ce monde libéral est stratifié culturellement de telle façon que les milieux populaires ne sont plus représentés. Il est constitué d’ « oligarchies libérales ». Pour moi, ce n’est pas un gros mot. Il y a une vie après la démocratie. Nos sondages d’opinion montrent que les gens ne se sentent pas représentés par leurs dirigeants politiques qui vivent dans un entre-soi, même s’ils font semblant de se combattre par la parole. À l’inverse, en Russie, démocratie autoritaire, les citoyens soutiennent Poutine. Comme je l’écris, il y a en Russie « des élections raisonnablement trafiquées ». Je ne suis en rien naïf. Et je dis « autoritaire », parce qu’une démocratie libérale doit assurer, non pas seulement la représentation de la majorité, mais aussi la protection des minorités, ce que ne fait pas la Russie. Et le mot « autoritaire » a pour moi ici autant de poids que le mot « démocratie ». Il s’agit donc, globalement, d’un affrontement entre la démocratie autoritaire russe et les oligarchies libérales occidentales. Cette polarité, redéfinie, fonctionne très bien. La Chine, elle, est différente. Il s’agit d’un système totalitaire. L’actuelle vision d’une Chine et d’une Russie qui seraient de même nature est une aberration créée par leur alliance contre la prétention américaine à dominer le monde.
L’une de nos bizarreries idéologiques occidentales est que si nous sommes capables d’imaginer que l’Allemagne a changé de nature après le nazisme (ce qui est vrai, même si cet abruti d’OSS 117 exprime un doute dans Rio ne répond plus), nous sommes capables d’imaginer aussi que l’Italie a changé de nature après le fascisme (également vrai), nous pensons et agissons en revanche comme si la Russie devait rester stalinienne ou tsariste pour l’éternité. Je sens une forme nouvelle de racisme dans ce fixisme occidental.
Et pourquoi pensez-vous que la Russie est un État-nation géant, mais que les pays occidentaux ne sont plus des États-nation ?
Je définis l’État-nation par un territoire, une culture, des classes moyennes dominantes, et une certaine autosuffisance économique. Quand un pays est structurellement en déficit extérieur et vit du travail du reste du monde, comme c’est le cas aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en France, le citoyen de base n’est plus un producteur. La classe ouvrière est transformée en plèbe. La classe moyenne aussi, quoi qu’elle en pense, et même si elle se croit de gauche : elle n’est qu’une plèbe de haut niveau, vivant du travail des hommes, des femmes et des enfants du monde en développement.
C’est pour cela que l’Occident entier vire à droite : tous ses groupes sociaux vivent de l’extraction de plus-value dans l’ancien tiers-Monde. Mais évidemment, ce que j’ai surtout en tête, c’est le cœur de l’Occident, les États-Unis. La disparition de l’État-nation y est associée à une structure que je définis comme post-impériale où la dépendance économique au monde extérieure, mesurée par le déficit extérieur, continue de s’accroître, malgré les efforts protectionnistes.
La Russie n’est-elle pas plutôt un empire : plusieurs nationalités présentes sur son sol, avec des spécificités, comme les Tchétchènes, des frontières mouvantes et une volonté expansionniste ?
Non, ils veulent une rectification de frontière, pour retrouver un état antérieur qui réintègre la plupart des populations russes. Ensuite, ils ont une vraie capacité à intégrer des minorités ethniques – mais pas sexuelles ou politiques –, comme les minorités musulmanes, dans un ensemble dominé par les Russes. L’une des forces du régime Poutine, par rapport aux fragilités que se constitue l’Europe elle-même, c’est une attitude positive vis-à-vis de l’intégration des musulmans. Les Tchétchènes sont aujourd’hui les meilleurs éléments de l’armée russe.
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La Russie c’est 143 millions d’habitants, à peine plus que le Japon, pour 17 millions de km2 et un taux de fécondité de 1,5 enfant par femme. Il y aura une contraction dans les jeunes générations du nombre de gens susceptibles d'être appelés dans l’armée. Dans ces conditions, je ne peux pas imaginer un impérialisme russe, ni aucun autre d’ailleurs. Nous ne sommes pas à la veille de la guerre de 14, où toutes les populations, sauf la française, étaient en expansion rapide et où chacun craignait un voisin qui croissait plus vite que lui. Aujourd’hui nous sommes dans un monde de puissances qui s’affaiblissent démographiquement. Seule la population américaine va continuer un temps à croître mais la fécondité des femmes est tombée aux États-Unis à 1,6 enfants. Si le nihilisme américain ne nous entraîne pas dans une catastrophe quelconque, durant cette guerre, après c’est la paix assurée. Tout le monde est faible et a intérêt à s’entendre. C’est pour cela que je prévois une réconciliation germano-russe, cette phobie géopolitique des Américains.
Selon vous, la défaite de l’Occident c’est aussi son rejet par l’immense majorité de l’humanité, lié à la globalisation. Pouvez-vous revenir dessus ?
Les Russes ont été mis sous embargo. Ce qui fait qu’un blocus marche, c’est d’être suivi. Si la Russie a maintenant des taux de croissance économique supérieurs à ceux de l’Europe, si elle peut déplacer son activité vers l’axe de la Volga, c’est parce que le reste du monde, la Chine, l’Inde, la Turquie, le monde arabe et l’Afrique préfèrent la Russie et commercent avec elle.
Les trois quarts du monde, dont la Russie, ont des structures de parenté patrilinéaire. La distinction entre hommes et femmes y est capitale. L’Occident est caractérisé par une équivalence des parentés paternelles et maternelles. Sa fixation idéologique sur l’émancipation des homosexuels (que j’approuve) et sur l’idéologie transgenre (qui nie la réalité de la différence biologique entre hommes et femmes et qui est nihiliste en essence) ne peuvent que déplaire dans le monde patrilinéaire, où la différence entre homme et femme est particulièrement structurante.
« L’Occidental est devenu, publiquement, un voleur, un bandit de grands chemins. »
Nous percevons le conservatisme sociétal de Poutine comme ringard et barbare ; le reste du monde, Amérique latine mise à part, le perçoit comme rassurant et séduisant. C’est une arme idéologique terrible pour les Russes.
Quand Poutine pourfend le wokisme, « maladie infantile de la modernité », il envoie un signal au reste du monde… Il dit en réalité : « Nous ne sommes pas des dégénérés comme les Occidentaux. »
Oui, il y a une utilisation parfaitement consciente et habile de quelque chose qui peut rassurer tous les pays musulmans, hindouistes, et autres.
Mais un petit retour au léninisme permet aussi une représentation économique de l’hostilité du reste du monde à l’Occident. Nos classes supérieures se sont débarrassées de notre classe ouvrière pour faire du reste du monde une gigantesque classe ouvrière extérieure. Cela peut produire des hausses du niveau de vie dans le reste du monde, comme il y avait eu, à partir de 1850, une hausse du niveau de vie des classes populaires européennes. Mais tout cela dans une relation antagoniste d’exploitation économique. L’Occident vit en exploiteur du travail des hommes, des femmes et des enfants des pays en voie de développement. Nous formons tous, je l’ai dit, une plèbe vivant du travail du reste du monde. Pourquoi le reste du monde nous aimerait-il plus que les ouvriers n’aimèrent les bourgeois ? Certes, ce ne sont pas les travailleurs du reste du monde qui décident des politiques étrangères de l’Inde, de la Chine, de l’Afrique du Sud, de l’Arabie saoudite ou du Brésil. Il y a également là-bas des élites, des oligarchies même.
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Elles auraient pu vouloir appartenir à notre monde. Elles le voulaient souvent. Mais en traquant l’argent des oligarques russes, et de l’État russe, le camp occidental a mis tous les riches du reste du monde en insécurité financière et psychologique. L’Occidental est devenu, publiquement, un voleur, un bandit de grands chemins. L’Occident a fait son coming out de prédateur suprême. La Russie ne menace l’argent d’aucun riche. Si l’on y réfléchit deux minutes, c’est vraiment drôle. La Russie soviétique terrorisa les privilégiés de la planète entière, l’Amérique néolibérale l’a remplacée dans ce rôle ! Le banquier américain au couteau entre les dents !
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