« L’essor du populisme autoritaire est lié à la disparition des emplois de qualité dans la classe moyenne »
Professeur d’économie à l’université américaine Harvard, l’économiste turc Dani Rodrik est réputé pour ses travaux sur les liens entre mondialisation, souveraineté et démocratie. Il plaide, depuis plus de vingt ans, pour une autre vision du libre-échange, dans un monde menacé par les risques géopolitiques.
Peut-on résumer le duel qui a opposé Emmanuel Macron à Marine Le Pen lors de l’élection présidentielle comme opposant les gagnants et les perdants de la mondialisation ?
Deux écoles de pensée s’affrontent sur la définition du populisme d’extrême droite. La première insiste sur l’intensification de la guerre culturelle, avec la montée de la xénophobie et du racisme. La seconde penche pour l’explication économique liée au marché du travail transformé notamment par la mondialisation.
Personnellement, je pense que l’essor du populisme autoritaire dans de nombreux Etats en Europe et aux Etats-Unis est lié à la disparition des emplois de qualité dans la classe moyenne de ces pays. Celle-ci est due à de multiples facteurs, dont la mondialisation, qui a accéléré la désindustrialisation. La perte des usines a réduit l’offre d’emploi, pour une population parfois très compétente mais peu mobile, et qui n’avait pas les qualifications nécessaires pour bénéficier de l’économie hypermondialisée.
Mais la mondialisation n’est pas la seule force en jeu. Les changements technologiques, l’automatisation, les robots ont aussi contribué à cela. L’approche très radicale en matière de politique économique, poussant à plus de libéralisation et de dérégulation du marché du travail, a créé de l’anxiété. Quelle que soit la situation, il y a toujours des électeurs qui penchent pour l’extrême droite, mais ses leaders ont su capitaliser sur cette angoisse et ces chocs qui ont touché les économies comme la France depuis trente ans.
Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?
Le paradoxe de la mondialisation, au cours des trois dernières décennies, c’est qu’elle a intégré les nations dans l’économie mondiale, tout en disloquant les économies à l’échelle nationale. Nous avions un modèle de mondialisation bien différent avant les années 1990. Les responsables politiques utilisaient leur intégration à l’économie mondiale avant tout pour soutenir leur croissance. Lorsque les deux étaient incompatibles, ils négociaient une exception ou une clause de sauvegarde. Lorsqu’il y a eu, par exemple, dans les années 1970, la vague d’importations de vêtements à bas prix en provenance des pays en développement, les pays riches ont négocié avec eux l’accord multifibres pour protéger leur industrie, tout en leur offrant quelques concessions. Les pays riches savaient prendre leur distance par rapport à la mondialisation, lorsque celle-ci les menaçait.
Or, c’est devenu impossible dans les années 1990, avec la mise en place de l’Organisation mondiale du commerce [OMC]. Les dirigeant de l’époque, y compris ceux de gauche comme Tony Blair, au Royaume-Uni, Gerhard Schröder, en Allemagne, ou Bill Clinton, aux Etats-Unis, pensaient qu’il fallait s’adapter à la mondialisation plutôt que l’inverse, même lorsqu’elle n’offrait pas que des avantages. Privilégier le développement économique et social de son pays ne se fait pas nécessairement au détriment de l’économie mondiale. Après tout, le commerce et les investissements ont connu une croissance importante entre 1945 et les années 1980.
A l’heure où la guerre en Ukraine ravive les tensions géopolitiques, allons-nous vers une forme de démondialisation ?
Notre choix n’est pas entre l’autarcie et l’hypermondialisation. Il s’agit plutôt de savoir quelle mondialisation nous souhaitons. De la même façon que les pays européens doivent déterminer le degré d’intégration économique qu’ils souhaitent pour l’Europe. D’ailleurs, tout n’a pas été harmonisé. Nous avons travaillé dur pour sécuriser les droits économiques des entreprises dans le monde, mais nous n’avons rien fait sur les droits des travailleurs. C’est donc une mondialisation déséquilibrée qui a poussé les intérêts des institutions financières et des entreprises, mais pas ceux du travail ou de l’environnement.
Faut-il alors en changer les règles ?
Il y a des domaines où l’on a besoin de plus de mondialisation, au sens où l’on a besoin de davantage de coopération et de règles mondiales. Je pense au changement climatique, à la santé publique, à la gestion des flux de main-d’œuvre et des réfugiés. En fait, cela ne m’inquiéterait pas vraiment si le prochain cycle de négociations à l’OMC n’aboutissait pas, ou si la mondialisation financière commençait à s’effilocher.
Je pense que le commerce et les investissements continueront à augmenter dans le monde, même si les responsables politiques ne parviennent pas à s’entendre sur le prochain accord commercial ou sur des règles communes à l’Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE]. Et de la même manière que le changement climatique menace notre environnement, ce qui se passe en ce moment sur le marché du travail, la disparition des emplois de qualité et l’effritement de la classe moyenne, est ce qui menace le plus notre environnement social et politique.
Et pourtant, cette libéralisation des échanges a permis de sortir de la pauvreté des centaines de millions de Chinois…
C’est vrai, la Chine a été le plus grand bénéficiaire de l’hypermondialisation. Un milliard de Chinois sont sortis de l’extrême pauvreté et du dénuement. Mais le paradoxe, c’est que la Chine n’a pas du tout joué le jeu de l’hypermondialisation. Elle a profité de l’ouverture des autres économies, tout en subventionnant ses entreprises, en contrôlant ses taux de change et les flux de capitaux, et en violant les droits de propriété intellectuelle. Bref, des politiques contraires aux règles de l’hypermondialisation. Les pays qui ont le plus profité de l’hypermondialisation ont finalement été ceux qui n’ont pas respecté les règles de l’hypermondialisation.
A l’inverse, le Mexique a misé sur les investissements étrangers et le commerce extérieur pour se développer. Cela n’a bénéficié qu’au Nord, et le pays est aujourd’hui plus éloigné des niveaux de revenus américains qu’il ne l’était avant. Tous les pays en développement qui ont suivi le modèle chinois ont prospéré, qu’il s’agisse de la Corée du Sud, de Taïwan, de Singapour, de l’Asie de l’Est et du Sud-Est. Ils ont connu une croissance importante malgré des politiques protectionnistes.
Donc le choix ne se résume pas à , d’un côté, l’autoritarisme et le zéro commerce et, de l’autre, les bénéfices de la mondialisation. C’est une question d’équilibre. Il ne s’agit pas de revenir aux règles de Bretton Woods, avec, par exemple, des taux de change fixes, mais d’en retrouver l’esprit pour redonner aux pays suffisamment de marge de manœuvre, afin qu’ils mettent en place les politiques qui leur conviennent. Finalement, il n’y a rien de mieux pour la prospérité mondiale que des économies nationales en bonne santé et inclusives.
Les pays émergents sont à la peine aujourd’hui. Leur croissance est-elle compromise ?
Les défis auxquels ils font face sont immenses. Pour eux, l’industrialisation a été le principal vecteur de transformation économique. Or cette époque est révolue, non pas que la mondialisation ait ralenti, mais parce que l’industrie ne crée plus d’emplois comme elle en créait, lorsque le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et la Chine se sont développés.
L’industrie manufacturière, aujourd’hui, a surtout besoin de capital et de compétences. Elle ne crée pas plus d’emplois de qualité pour la classe moyenne dans les pays en développement qu’elle en crée dans les pays riches. L’essor d’une industrie tournée vers les exportations, qui a permis à tant d’économies de se développer, n’est plus une stratégie viable pour les pays à bas et moyen revenus. Les perspectives de croissance étant plus réduites, ils ont tout intérêt à se concentrer sur leurs microentreprises, leur secteur informel, pour augmenter leur productivité, car, que vous le vouliez ou non, c’est là que les emplois se créent. Le potentiel de croissance des émergents est réduit, mais cela n’a rien à voir avec la mondialisation, mais plutôt avec les transformations de l’industrie manufacturière de ces quarante dernières années.
Dans l’un de vos derniers livres, vous en appelez à un « génie institutionnel radical ». Que cela veut-il dire ?
Mon diagnostic est que les racines de la crise économique et de la crise démocratique sont à rechercher dans le marché du travail, l’insécurité économique, la précarité, la disparition des emplois de qualité et la réduction de l’ascenseur social vers la classe moyenne. C’est aussi vrai chez vous qu’aux Etats-Unis, même si vous n’avez pas connu, en France, la même détérioration en matière d’inégalités salariales, grâce, entre autres, à votre Sécurité sociale et au salaire minimum.
Mais les problèmes fondamentaux restent les mêmes. Beaucoup de gens sentent qu’ils ne peuvent plus participer de manière productive et digne à la vie de la société. La solution à cela ne réside pas juste dans l’accroissement de la redistribution et des transferts. Il faut des politiques qui visent à créer des emplois stables, avec des perspectives d’évolution et dans un bon environnement. C’est ce que j’appelle l’économie des emplois de qualité. Il faut travailler avec les entreprises, essentiellement les petites et les moyennes, pour leur fournir les services dont elles ont besoin pour améliorer leur productivité et augmenter leurs emplois.
Cela ressemble aux politiques industrielles des années 1960-1970, à la différence qu’elles ne ciblent pas des champions nationaux de l’industrie manufacturière tournés vers l’exportation, mais des entreprises moyennes fortement pourvoyeuses d’emplois dans des régions délaissées. Pas juste pour créer du travail, mais des emplois productifs, qui permettent aux gens d’améliorer leurs compétences.
Julien Bouissou et Philippe Escande, interview de l’économiste turc Dani Rodrik, Le Monde
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