« L'ordre du technique réduit la nature à une machine » - Michel Blay - Élucid
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« L'ordre du technique réduit la nature à une machine » - Michel Blay
Par Laurent Ottavi
16–20 minutes
Laurent Ottavi (Élucid) : Vous estimez que la modernité a marqué une rupture fondamentale par rapport aux conceptions de la nature antérieures. Que partagent d’essentiel le monde grec et le monde chrétien, que nous aurions perdu depuis ?
Michel Blay : La plupart des historiens des sciences et des techniques tracent une ligne quasi continue de la pierre taillée jusqu’à l’électronique. J’estime, pour ma part, qu’une rupture fondamentale s’est produite au XVIIe siècle en Occident et que la technique n’est plus la même qu’auparavant. Chez les Anciens ou à l’époque médiévale, par exemple, les techniques que je préfère dénommer « artifices » sont conçus par les hommes pour améliorer leurs conditions de vie. Cependant, les objets techniques sont fabriqués selon l’idée qu’ils se font de la nature, de leur rapport à cette dernière et de ce qui peut dépendre ou non d’eux. Qu’est-ce donc alors que la nature ou, plus exactement quelle idée s’en font-ils ? En quoi diffère-t-elle de la nôtre et donc corrélativement, en quoi notre technique diffère-t-elle de la leur ?
La conception grecque du monde repose principalement sur deux dualismes, deux séparations radicales. La première est la distinction entre le monde supra-lunaire de la perfection, du permanent et de l’intelligible, et le monde de la terre soumis au changement, à la genèse et à la corruption (la phusis) – ce monde, où nous vivons, qui est celui de la formation et de la croissance des choses matérielles qui participe à la dynamique du devenir dans un processus immanent. L’autre dualisme, l’autre séparation, conduit à distinguer ce principe immanent d’engendrement d’avec ce qui est produit par le travail des hommes à savoir « la Techne », les artifices.
L’époque médiévale repose à peu de chose près sur le même type de configuration, car la nature y est conçue de façon similaire. La différence entre les deux conceptions tient surtout à l’introduction chez les chrétiens d’un Dieu créateur porteur de la vie qui, finalement, se substitue au principe immanent qu’est la phusis. Pour le reste, on doit noter que le point nodal à la fois pour la conception grecque et la conception chrétienne reste celui de la séparation entre ce qui est de la nature et ce qui est de la technique. Précisons : c’est en confondant, en effaçant ce dualisme entre nature et technique que l’époque moderne, qui apparaît au tournant des XVIe et XVIIe siècles, renouvelle radicalement la conception de la technique.
Élucid : Comment s'opère ce changement de conception de la nature, éclipsant la vie et le vivant, et avec quelles conséquences ?
Michel Blay : La fin du XVIe siècle et le début du XVIIe introduisent une confusion entre ce qui est naturel et artificiel. Galilée joue un rôle majeur dans la rupture. C’est un ingénieur avant l’heure. En posant la nature comme une machine, et j’insiste sur ce « comme », il pense possible de répondre aux problèmes qu’il se pose, de rendre compte, en d’autres termes, des phénomènes naturels. De même, Descartes précise que l’homme sera « comme maître et possesseur de la nature » – « comme », car il n’est de possesseur de la nature que Dieu. L’un comme l’autre, Galilée et Descartes considèrent que l’ensemble des phénomènes peuvent se réduire à une explication en termes de figure et de mouvement ou, si l’on préfère, qu’il est possible de réduire la compréhension de la nature et du sensible uniquement à la forme et au mouvement, c’est-à-dire en termes de mécanique conformément à leur conception sous-jacente de la machine, du mécanique.
Une telle démarche introduit de plain-pied dans une conception de la genèse de la nature pouvant être confondue avec une fabrication mécanique. La technique n’est plus simplement un processus d’abstraction comme celle qui, chez les Anciens, assimile le rayon lumineux à une droite ou le mouvement des planètes à des cercles. L’idée s’impose d’engendrer une nature à l’image d’une machine, d’engendrer, par exemple, les phénomènes lumineux par une machinerie mécanique. Il y a toujours une organisation mécanique derrière le phénoménal, une organisation qui en devient la raison.
« À partir du XVIIe siècle, il n’y a pas de loi de la Nature, mais des lois de la nature réduite à une machine : c'est l’ordre du Technique. »
L’idée d’une mathématisation du monde procéderait-elle de cette conception de la nature ?
Galilée ne connaît pas d’autres mathématiques, en dehors de quelques éléments nouveaux issus des travaux en terre d’Islam, que celles constituant le corpus des Anciens, principalement euclidien. Or, l’Antiquité n’a pas mathématisé la nature, exception faite d’une démarche par abstraction aidant simplement à décrire les phénomènes sensibles, que ce soit le trajet des rayons lumineux, le mouvement des planètes ou les machines simples. Or, c’est à une démarche toute différente que recourt Galilée : un engendrement des phénomènes. Qu’est-ce à dire ?
À partir du XVIIe siècle, il convient, pour rendre compte de la nouveauté de la démarche, de remplacer le concept de mathématisation par celui d’explicitation mathématique. En effet, l’enjeu de la mathématisation doit être compris différemment de ce qu’il en est habituellement dit. Disons à l’inverse : non pas comme la mise en ordre mathématique (par abstraction) d’une nature toujours identique à elle-même, mais comme l’explicitation des lois et des règles de fonctionnement d’une nouvelle idée de la nature, c’est-à-dire comme l’explicitation d’une certaine signification imaginaire associée historiquement à une idée de la nature.
Pour le dire autrement : il s’agit d’expliciter mathématiquement les lois d’une nature imaginée comme une machine. Les lois de la nature sont les lois de la machine et c’est précisément parce que la nature est ainsi conçue et réduite que l’ordre du Technique peut se mettre en place. Il n’y a pas de loi de la Nature, mais des lois de la nature réduite à une machine.
Galilée, comme Descartes, est toutefois retenu par ce « comme » que vous avez évoqué. La nature « comme une machine » se distingue de la nature-machine. La conjonction est-elle fatalement destinée à tomber malgré tout ?
Ni Galilée ni Descartes ne disent effectivement que la Nature est une machine. Le « comme » a toutefois vocation à s’effacer, nous entraînant dans un monde de la nature-machine, c’est-à-dire un monde devenu machine et dans lequel nous sommes nous-mêmes transformés en machines. Galilée et Descartes, et toute la période du XVIIe siècle avec eux placent Dieu, le Grand Horloger, au-dessus de la machine, donc tout n’est pas machine.
À partir du moment où Dieu n’est plus, ou qu’il n'est plus une hypothèse nécessaire comme le suggère Laplace au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, il n’y a plus d’extérieur à la machine. Ni Dieu, ni le sensible, ni une pensée de l’infini au sens plein et indéterminé du terme, ni l’énigme du vivant, ni l’immanent du vivant, n’ont de place dans cette conception. La machine comme ordre du Technique devient totalitaire.
« Progressivement, la nature est réduite à l'ordre du Technique, qui résume le monde de la vie à une immense usine, à un monde-machine. »
En quoi cette évolution entraîne-t-elle ce que vous appelez une « domestication de l’infini » ?
Fontenelle, Secrétaire perpétuel de l’Académie royale des sciences, écrit en 1727 un livre intitulé, Éléments de la géométrie de l’infini, très informé des changements en cours et à venir concernant les nouvelles mathématiques de l’infini. Ce faisant, il distingue deux infinis. L’infini géométrique qu’il considère comme un concept mathématique « qui n’est comptable que de ce qu’il referme dans son idée » – il s’agit de l’infini qui est utilisé en mécanique et en physique (le calcul différentiel et intégral inventé quelques décennies plus tôt par Leibniz et l’infiniment grand de l’astronomie). D’un autre côté, il y a un infini bien différent, l’infini métaphysique, l’infini comme totalité ou bien encore cet infini qui est le nom de Dieu comme le dit Descartes.
C’est le premier infini que je dénomme « infini domestiqué », en ce sens qu’il est infiniment petit ou infiniment grand, c’est-à-dire déterminé, et que par cela, par la détermination, il devient comme limité et susceptible d’être mis au service d’une construction mathématique par laquelle se met en place l’ordre du Technique. La position de Fontenelle est révélatrice de la rupture qui s’opère entre ce qui va relever de la nouvelle science ou de la technique, et de ce qui relève de la vie des hommes ainsi que de leurs soucis et interrogations. Par cela s’ouvre le champ du positivisme voire du scientisme, et par voie de conséquence, de la réduction du réel à l’ordre du Technique, au monde-machine et à l’immense usine à laquelle progressivement se résume le monde de la vie.
La réduction que vous avez évoquée à plusieurs reprises correspond-elle à la distinction entre la Nature avec une majuscule et la nature avec une minuscule que vous faites dans le livre ?
Une nature-machine repose sur l’idée que l’ensemble du monde phénoménal est engendré par la seule mise en œuvre de la forme et du mouvement (ceux-ci étant bien évidemment, au fondement, sous des formes plus ou moins élaborées, des constructions mathématiques les plus sophistiquées). Cette approche exclut tous les phénomènes sensibles en tant que tels, les ramenant à de purs processus subjectifs. Le monde s’en trouve limité, réduit.
La Nature avec un grand N est celle des cycles de la genèse et de la corruption, celle qui s’offre à nous, celle des paysans qui vivent avec elle dans un compagnonnage (ce qui n’est pas vraiment le cas de l’agriculteur assujetti à l’agriculture industrielle). La nature avec un petit n définit en revanche l’idée spécifique que l’on peut se faire de la nature en tant qu’ingénieur, en tant que chasseur, en tant qu’elle est associée à un point de vue, à un intérêt spécifique et non considéré dans la plénitude de ses transformations (génération et corruption) dans un processus immanent. La nature avec un petit n est aveugle au devenir auquel on ne peut échapper.
La même distinction est applicable au temps. Le temps avec un t minuscule, celui de nos montres et de la physique est une construction conceptuelle qui n’a pas à voir avec le devenir dans lequel nous nous trouvons et où je me trouve. Ce temps-là, introduit par Newton en 1687 dans les Principia, est une abstraction qui permet de construire le monde de la mécanique, il rend possible cette construction. Considérer le devenir, sans postuler l’abstraction temporelle, interdit de mathématiser et mécaniser la Nature.
Le devenir est radicalement extérieur à l’intelligible. C’est la raison pour laquelle les Grecs ne pouvaient pas assujettir la Nature aux mathématiques, mais se limitaient seulement à quelques abstractions alors que cela, comme explicitation mathématique, est devenu possible lorsque la nature a été réduite à une machine. Une réduction payée au prix de la vie dans son devenir et son jaillissement, au prix de notre liberté.
« La science physique, à ce moment, s’est mise au service de l’économie et de sa volonté indéfinie de puissance, d’expansion et de productivité. »
Vous écrivez : « Le domaine de l’économie qui s’est constitué au XVIIIe siècle, entre dans le champ de la physique et en modifie le sens et la portée des équations. D’un certain point de vue, la science physique, à ce moment, s’est mise définitivement au service de l’économie et de sa volonté indéfinie de puissance, d’expansion et de productivité ». Quelles conséquences cela a-t-il eues d’observable aujourd’hui ?
L’économie se constitue à la fin du XVIIIe siècle, en particulier autour des travaux d’Adam Smith et dans le cadre des développements des fabriques et premières usines de la nature-machine. Adam Smith explique que le travail – temps donné, repos perdu et bonheur sacrifié – doit être considéré comme la mesure réelle de la valeur échangeable de toute marchandise, en ce sens que le travail est la seule mesure universelle qui puisse servir à comparer les valeurs différentes des marchandises en tous lieux. Ainsi, la question centrale devient celle de la valeur. Comment mesurer la valeur d’un objet ? Le critère valable pour tous les objets est le travail, mais comment le mesurer à son tour ?
Coriolis au début du XIXe siècle, polytechnicien et économiste, est l’un des premiers à s’intéresser à la mesure du travail et à le définir au sens moderne du terme. Il considère que le travail (réalisé par les hommes, les chevaux, les machines, etc.) peut être défini par le produit du poids par la longueur parcourue. C’est là une formule de la physique du XVIIIe siècle qui ne s’appelait pas travail, car il n’y a pas un tel concept de travail à l’époque. Coriolis puis Helmholtz introduisent donc, de fait, de l’économie dans la physique et ainsi l’orientent différemment, particulièrement vers la recherche et l’exploitation des ressources énergétiques pour le profit (extraire et vendre les machines pour extraire).
Le travail que va produire un ouvrier ou un cheval est ce qu’il a en lui de réserve, on dira de force ou d’énergie, qui va lui être prise ou qu’il va donner dans le travail. La nature devient également un travailleur dont on peut extraire la force et l’énergie que l’on souhaite. La volonté d’extraction englobe donc l’homme comme la nature. On entre, de fait, dans le monde de l’extractivisme dont nous ne sommes pas sortis. La physique par la suite, n’est plus la physique mécanique du XVIIIe siècle, elle est devenue une physique ancrée dans la question de l’énergie et surtout de l’économique.
« Nous prenons la direction du Meilleur des mondes d’Huxley. »
Vous parlez pour notre présent d’un « accomplissement quasi totalitaire » de l’ordre technique. Le concept de totalitarisme est sujet à de très nombreuses interprétations. Avez-vous voulu signifier ainsi que l’ordre technique tend à avoir une emprise totale dans tous les domaines et à abolir l’homme ?
À partir du moment où l’ordre du Technique devient le régime dans lequel nous vivons, c’est-à-dire que nous vivons comme dans une usine, tout doit être surveillé (la vie des hommes, le déplacement des objets, etc.) ; tout se trouve réduit à des processus mécaniques ou à des processus machiniques et algorithmiques. Il n’y a donc plus de politique, mais un régime d’organisation machinique totale, totalitaire en ce sens que rien d’autre que l’ordre de la machine, la rationalité de la machine n'est recevable.
L’organisation de la société par une machine, en lieu et place de la politique des hommes, avait déjà été suggérée en 1948 dans un article du Monde publié par Dominique Dubarle, avant d’être repris de nos jours par les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft). Nous voyons s’installer en grand nombre des processus algorithmiques (l’AI) pour résoudre ce qui relève au premier chef du choix et des décisions des hommes en tant qu’individus. Cette société est d’autant plus totalitaire qu’elle ignore tout ce qui pourrait être autre qu’elle, autre que la machine qui nous enserre. Nous prenons la direction du Meilleur des mondes d’Huxley.
Sortir de l’usine pour « sauver l’homme en tant qu’espèce vivante » passe d’après vous par une conversion de regard. Quelles voies, quels autres points de vue et être au monde permettraient de penser ensemble la Nature, le vivant et l’homme ?
J’oppose à l’emprise de la nature-usine deux voies qui d’ailleurs peuvent se confondre. La première est celle du travail des hommes, du paysan en compagnonnage avec la Nature (et non pas de l’agriculteur, devenu rouage de l’industrialisation, de la fabrication de la nourriture pour nous autres les hommes-machines) ou de l’artisan, un travail qui rend libre parce qu’on y a choisi ses propres contraintes (de la terre, du climat et autres selon ce que l’on veut construire) par opposition à l’économie, qui impose les contraintes du productivisme et des emprunts bancaires.
La seconde voie est celle de la poésie, qui pense le sensible et perçoit autre chose que les pseudo-lois de la nature qui sont en vérité les lois du monde mécanique. Un changement de monde, dans lequel les machines serviraient à nos besoins au lieu de nous asservir, peut seulement advenir à partir d’une autre conception de la nature sans doute en lien avec la Nature, comme l’indique précisément la démarche paysanne. Les exemples de l’Antiquité et du Moyen-Âge dont j’ai parlé témoignent de cette possibilité d’un autre regard.
Les deux voies du travail dans et avec le vivant et de la poésie ne sont pas si différentes que cela. Elles s’inscrivent dans le même horizon de beauté. « À la beauté, pour ce qu’elle sauve » écrivait le poète Jean-Paul Michel.
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
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