Une nouvelle « gauche conservatrice » bouscule le jeu politique allemand, par Pierre Rimbert & Peter Wahl (Le Monde diplomatique, septembre 2024)
#gauche #politique #Allemagne
Sahra chancelière! Sahra présidente!
La gauche ? Quelle gauche ? En Allemagne, un parti propose depuis janvier dernier une réponse à cette vieille question : l’Alliance Sahra Wagenknecht pour la raison et la justice (BSW). L’ancienne dirigeante de Die Linke (La Gauche) a finalement réglé par la scission le conflit d’orientation qui empoisonnait ce parti depuis des années (1). La nouvelle formation ampute Die Linke d’une dizaine de députés et défraie la chronique. Ancienne militante communiste, intellectuelle brillante, très populaire à l’Est, où elle est née, Mme Wagenknecht peut enfin donner corps à la ligne qu’elle incarne. Celle d’une « gauche conservatrice » qui prendrait le contrepied de l’électorat progressiste, urbain et diplômé des Verts : à gauche sur le plan social, conservatrice sur les questions de société et d’immigration, favorable à une forme de souverainisme au sein de l’Union européenne, critique de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et du nouveau bellicisme allemand, intransigeante sur la défense de la liberté d’expression. Un projet porté par un « vrai parti populaire » capable, espère-t-elle, de « s’adresser à la majorité » (2) et de détourner de l’extrême droite les perdants de la mondialisation.
Sitôt lancé, alors que le sigle BSW demeurait mystérieux pour nombre d’électeurs, le parti récolte 6,2 % des suffrages (2,5 millions de voix) et décroche six sièges lors des élections européennes de juin dernier, se payant le luxe de distancer les libéraux (FDP, 5,2 %) et d’écraser Die Linke (2,7 %). Dans les régions de l’Est, BSW arrive en troisième position en rassemblant entre 12 % et 16 % des voix, derrière la formation d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) et l’Union chrétienne-démocrate (CDU). D’après les enquêtes postélectorales, la majorité des suffrages de BSW proviennent d’anciens électeurs de gauche — SPD (580 000), Die Linke (470 000) —, des Verts (150 000) et d’une mobilisation des abstentionnistes (140 000). Mais un sur cinq provient également de la droite — CDU (260 000), FDP (230 000) — et 160 000 ont été arrachés à l’AfD (3). Une telle composition appelle trois conclusions. D’abord, une majorité de ses électeurs identifient BSW comme un parti de gauche. Ensuite, le pari de ravir des voix à l’extrême droite n’est pas perdu — pas gagné non plus. Enfin, l’afflux de suffrages venus du centre et de la droite semble valider la démarche entreprise par Mme Wagenknecht pour construire un bloc social alliant les classes populaires non pas aux milieux progressistes des villes, mais aux couches intermédiaires des petites et moyennes entreprises (PME).
Pour faire pièce à la reddition néolibérale des social-démocraties et à la montée des droites nationalistes, les gauches occidentales hésitent depuis près de vingt ans entre deux stratégies. La première consiste à reconstituer la coalition traditionnelle entre un monde ouvrier désormais loin des grands centres urbains et la petite bourgeoisie cultivée. Collage des reliquats communistes de l’Est et des mouvements sociaux de l’Ouest, Die Linke fut fondée en 2007 sur ce modèle pour contrer la droitisation du SPD ; mais à mesure que le parti se choisissait un destin d’avant-garde sociétale et écologiste, il perdait des suffrages populaires. Lorsqu’il lance le Parti de gauche (PG) en 2009, M. Jean-Luc Mélenchon se réclame explicitement de Die Linke et invite son cofondateur, M. Oskar Lafontaine, au congrès constitutif. Dans d’autres pays, une orientation assez proche semble gagner en puissance alors que l’onde de choc de la crise financière se propage. Avec le relais des syndicats et des étudiants radicalisés, M. Jeremy Corbyn conquiert le Labour en 2015 ; presque au même moment en Grèce, Syriza écrase les socialistes et unifie brièvement le salariat laminé par l’austérité et les diplômés politisés ; l’année suivante, M. Bernie Sanders bouscule la dynastie Clinton lors des primaires démocrates aux États-Unis.
Cette stratégie se heurte toutefois à une difficulté de taille : les ségrégations salariale, scolaire, économique et géographique ont repositionné les classes populaires (ouvriers et employés) et la petite bourgeoisie urbaine aux deux pôles les plus éloignés de l’échiquier idéologico-politique (4). « Donneur de leçon bobo » contre « raciste déplorable », chacun agit sur l’autre comme un repoussoir au point de rendre très improbable la constitution d’un front commun.
Une autre stratégie apparue à la fin des années 2000 dans le sillage de la victoire de M. Barack Obama consiste à entériner que « la classe ouvrière n’est plus le cœur du vote de gauche (5) ». Il s’agit alors de rassembler, par-delà leurs divergences socio-économiques ou géopolitiques, minorités, progressistes, écologistes, jeunes. Adoptée par les Verts français et allemands, par Die Linke, cette approche suscitera la critique de La France insoumise, qui, paradoxalement, emprunte une voie assez parallèle. Son dirigeant, M. Mélenchon, a identifié « un acteur nouveau dans l’histoire » : « cette masse de population urbanisée, vivant en réseau », qui rassemblerait face à l’oligarchie étudiants, enseignants, cadres progressistes des hypercentres et travailleurs des banlieues souvent issus de l’immigration postcoloniale (6). Tenter de reconquérir les milieux ouvriers du périurbain où l’extrême droite améliore ses scores serait illusoire. « Leur priorité, c’est le racisme », prétend M. Mélenchon (7). Au risque de suggérer une forme d’essentialisme : les identités politiques, d’ordinaire façonnées par les conditions d’existence et l’action militante, se figeraient chez les électeurs d’un parti xénophobe.
Classes populaires vivant désormais à l’écart des métropoles et petite bourgeoisie urbaine dans un cas (la coalition « historique » de la gauche), classes populaires des banlieues, souvent d’origine immigrée, et jeunes intellectuels radicalisés dans l’autre (la « nouvelle coalition »), ces deux stratégies impliquent l’une comme l’autre de séduire les couches cultivées. Mme Wagenknecht entend au contraire s’en distancier. Publié en 2021, son best-seller Die Selbstgerechten — « les bien-pensants », en français — s’ouvre sur une critique au vitriol du « libéralisme de gauche » qui « a pour base sociale la classe moyenne universitaire aisée des grandes villes ». Moralisatrice, prétentieuse, pleine de mépris pour les perdants de la mondialisation qui n’ont pas assimilé les codes culturels et linguistiques à la mode, cette « gauche Lifestyle » pro-européenne et ouverte au monde exalte les particularismes et méprise les « valeurs communes ». Elle symboliserait la combinaison d’une adhésion à l’ordre économique et de revendications socioculturelles que la philosophe américaine Nancy Fraser qualifiait de « néolibéralisme progressiste ». « La plupart des partis de gauche sont des partis d’universitaires élus par des populations métropolitaines bien formées et socialement protégées », estime Mme Wagenknecht, qui cite le livre Capital et idéologie de l’économiste français Thomas Piketty.
Parti populaire, BSW entend former une alliance avec l’autre pôle des classes moyennes, celui des techniciens, ingénieurs, artisans et indépendants du Mittelstand, un terme allemand désignant à la fois la couche sociale du milieu et le réseau d’entreprises familiales qui alimente l’appareil industriel rhénan en machines-outils et robots de haute technologie. Mme Wagenknecht décèle une analogie entre les classes populaires victimes de la mondialisation et les classes moyennes des PME étouffées par les spéculateurs : ces dernières « souffrent également de l’insécurité économique ; elles subissent la pression des très grandes entreprises, des banques, des géants numériques ; elles pâtissent d’une politique influencée par ces lobbies puissants ». La fondatrice de BSW admet volontiers qu’« une telle alliance n’est pas exempte de contradictions » puisque l’une de ses composantes exploite le travail de l’autre. Mais un tel bloc bénéficierait du prestige dont jouit le Mittelstand outre-Rhin et concentrerait la lutte contre un adversaire commun : les grands groupes financiers, l’oligopole qui règne sur l’industrie numérique, les instances supranationales qui encouragent la dérégulation, bref, le « capitalisme BlackRock » — ainsi désigné en référence à M. Friedrich Merz, président de la CDU, probable candidat conservateur à la chancellerie et ancien président du conseil de surveillance de la filiale allemande du célèbre fonds d’investissement.
Le programme économique de BSW en découle : une politique sociale qui puise dans le répertoire classique des propositions de gauche, comme le renforcement des syndicats, une vigoureuse redistribution fiscale, des investissements dans les services et infrastructures publics, la lutte contre la pauvreté, etc. La cause des PME se retrouve dans le soutien au capital familial contre la finance de marché, la lutte contre les monopoles, l’aide à l’innovation technologique. Elle se traduit aussi dans le choix des cadres dirigeants : députée et coprésidente de l’Alliance, Mme Amira Mohamed Ali a commencé sa carrière comme juriste chez un sous-traitant automobile. Si la socialisation des moyens de production n’est plus à l’ordre du jour, Mme Wagenknecht imagine trois formes différenciées de propriété : privée et lucrative pour les PME dans les secteurs où la concurrence fonctionne ; fondations privées mais sans ouverture du capital à des actionnaires externes et cogérées avec les salariés pour les entreprises plus importantes ; d’intérêt public et soustraite au marché pour les services et infrastructures essentiels (8). BSW actualise ainsi une stratégie suivie après 1968 par certains partis communistes d’Europe occidentale sous l’étiquette « alliance antimonopoliste », celle des salariés et des petites et moyennes entreprises contre le grand capital.
La démondialisation heureuse
Au sein d’une société où, désormais, les marqueurs identitaires et culturels façonnent davantage les identités politiques que la condition sociale et économique, le parti s’emploie à « décoder » les premiers pour faire émerger la seconde. « Je suis convaincue qu’une partie des luttes culturelles sont en réalité des luttes sociales, nous explique Mme Wagenknecht. Et que les identités culturelles cachent aussi des identités sociales. » Les positions du parti vis-à-vis de l’écologie illustrent cette approche.
Ainsi, les comportements individuels exemplaires en matière de transport, d’alimentation, de chauffage prônés par les Verts dans un contexte de renchérissement des prix de l’énergie représentent un « mode de vie privilégié » hors de portée des populations périurbaines à faible revenu, lesquelles se sentent méprisées et en conçoivent du ressentiment. « Il s’agit donc d’une situation de conflit social qui s’exprime culturellement. » Dès lors, il faudrait « s’assurer que le coût de la réduction prévue des émissions de gaz à effet de serre ne sera pas imposé aux gens disposant de revenus modestes qui peinent déjà à boucler leur budget (9) ». D’autant que la transition vers les véhicules électriques et la menace de fragmentation de l’économie mondiale provoquent une peur aiguë de déclassement dans un pays dépendant des exportations de véhicules thermiques vers l’Asie. Plutôt que l’interdiction du diesel, BSW réclame un pilotage plus politique de l’écologie avec une reprise sous contrôle public de secteurs-clés comme l’énergie et une « démondialisation » de l’économie allemande : « Il ne s’agit pas de consommer autrement, mais avant tout de produire autrement : notre économie doit devenir plus régionale, moins toxique, plus respectueuse des ressources. » L’innovation technologique des entreprises du Mittelstand y pourvoira…
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Jan Voss. — « Kandidaten », 2019
© ADAGP, Paris, 2024 - Courtesy Galerie Lelong & Co, Paris
Si la préservation de l’environnement ne compte pas au nombre des sujets prioritaires pour BSW, il en va tout autrement de l’immigration. Dès 2015, Mme Wagenknecht exprimait son désaccord avec l’accueil d’un million de réfugiés décidé par Mme Angela Merkel. Au sein de Die Linke, parti favorable à l’ouverture totale des frontières, cette position avait soulevé une vive réprobation. Depuis, l’enthousiasme populaire pour faciliter l’intégration des migrants a laissé place en Allemagne à un débat angoissé où se mêlent peur des attentats islamistes, vieillissement démographique, montée en flèche de l’extrême droite, et l’arrivée d’un million d’Ukrainiens depuis 2022. BSW prône une politique migratoire restrictive et s’emploie à reformuler cet enjeu comme une question sociale. Prudent, le programme insiste sur le « refus des idéologies racistes », le « droit d’asile pour toute personne persécutée politiquement dans son pays » et l’« enrichissement que peuvent apporter l’immigration et la coexistence des cultures » (10). Mais pour Mme Wagenknecht, les flux de ces dernières années ont aggravé la pénurie de logements, la surcharge des systèmes sociaux et la crise du système scolaire car le gouvernement a refusé d’accroître les capacités d’accueil. « Dans tous ces domaines, les institutions et infrastructures publiques sont débordées, estime-t-elle. Et ce sont les plus pauvres qui en font les frais. » Le programme européen du parti évoque le développement de « sociétés parallèles marquées par l’islamisme » et entend « mettre fin à l’immigration incontrôlée vers l’Union européenne (11) ». Comment ? D’abord en traitant les procédures de demande d’asile dans des pays tiers ou situés aux frontières extérieures de l’Union, une mesure réclamée en mai dernier par quinze des vingt-sept États membres. Plus classiquement — et de manière plus irénique —, BSW préconise d’agir sur les causes de l’exil par des relations économiques mondiales équitables et une géopolitique qui mette fin aux guerres menées par l’Occident en Irak, en Afghanistan et en Libye.
Indignés par ces prises de position sur l’immigration comme par sa critique du gauchisme culturel, la presse et les influenceurs progressistes ont d’abord résumé les projets politiques de Mme Wagenknecht à l’émergence d’une « gauche antimigrants », au fond proche de l’extrême droite (12). Cet amalgame cède peu à peu la place à une curiosité plus méthodique. En France, deux think tanks — la Fondapol et l’Institut français des relations internationales (IFRI) — ont chacun consacré une étude détaillée — et critique — au nouveau parti (13). En avril dernier, la New Left Review, une publication marxiste réputée, publiait un long entretien avec la fondatrice de BSW. Elle y soulignait à propos des effets de l’immigration : « Attirer l’attention sur des pénuries sociales réelles — la demande dépassant les capacités — n’est pas xénophobe. (…) C’est cette situation de concurrence intense pour des ressources rares qui alimente la xénophobie. » À peine l’interview annoncée sur X, de doctes indignés déploraient en commentaire la contribution d’une « fasciste »… La critique socio-économique des politiques migratoires embarrasse à la fois la gauche progressiste, souvent tentée d’évacuer la question au nom de la lutte contre le racisme, mais aussi la droite et les libéraux : si, comme ils l’admettent, le déclin démographique allemand appelle une immigration de travail, il incombe à l’État d’investir massivement dans les équipements publics d’accueil sous peine d’exacerber les tensions et, pour cela, d’en finir avec l’austérité budgétaire, ce à quoi ces partis répugnent. Une première enquête sur l’électorat de BSW suggère que sa ligne séduit bien au-delà des classes moyennes blanches de l’Est. « Les personnes interrogées issues de l’immigration ont une propension à voter BSW proportionnellement plus élevée que les autres », relève le rapport commandé par la fondation de la Confédération allemande des syndicats (DGB), proche des sociaux- démocrates (14).
Outre la question migratoire, la personnalisation de l’Alliance Sahra Wagenknecht alimente les critiques de la gauche traditionnelle : douée d’un puissant charisme, une faculté toujours suspecte en Allemagne, la fondatrice de BSW remplit les salles de meeting et régale les téléspectateurs d’émissions politiques où elle écrase bien souvent ses adversaires. Son refus de la vaccination obligatoire, ses critiques de la politique sanitaire pendant la pandémie de Covid-19 et sa défense de la liberté d’expression alimentent une polémique quasi permanente centrée sur sa personne. Au fil des ans, Mme Wagenknecht a composé une figure d’icône médiatique austère, élégante, cérébrale, incarnation moderne de Rosa Luxemburg, dont la notoriété interroge : le parti a-t-il vocation à la servir, ou lui sert-elle de rampe de lancement ? Comme pour dissiper l’ambiguïté, d’autres figures publiques émergent : la tête de liste aux élections européennes Fabio de Masi, spécialiste de la délinquance financière, ou la coprésidente, Mme Mohamed Ali. Le patronyme de la fondatrice devrait disparaître de l’intitulé après les élections législatives de 2025. En attendant, l’Alliance Sahra Wagenknecht se construit autour d’une verticale du pouvoir, sur un modèle léniniste, et filtre scrupuleusement les adhésions pour éviter l’entrisme « de carriéristes et de trolls » ou de sous-marins d’extrême droite. Les mouvements « gazeux » de type Podemos ne l’inspirent guère.
Feu sur l’Europe et sur l’Otan
Des expériences « populistes de gauche » menées après 2015, Mme Wagenknecht a en revanche retenu le refus de brandir le drapeau rouge. Le parti « s’inscrit de fait dans la tradition de gauche, sauf que nous ne le communiquons pas verbalement ainsi car cela n’est tout simplement plus compris, explique-t-elle. La gauche aujourd’hui, je le regrette d’ailleurs vivement, est devenue pour beaucoup de gens une véritable notion ennemie, parce qu’ils l’associent à Robert Habeck ou à Annalena Baerbock », ministres écologistes dans l’actuel gouvernement qui incarnent selon elle la bourgeoisie progressiste. BSW habille ses orientations de gauche d’un discours qui se veut populaire et rassembleur : « Nous acceptons qu’une société ait besoin d’une culture et de traditions communes. Un État social, par exemple, ne peut pas fonctionner sans identité commune ni sentiment d’appartenance. »
Consensuelles, les positions de Mme Wagenknecht sur l’Europe, la guerre en Ukraine et l’OTAN ne le sont assurément pas. À l’instar du Front de gauche conduit par M. Mélenchon aux européennes de 2014, BSW a teinté sa campagne de printemps d’un souverainisme affirmé : refus du fédéralisme, réduction des pouvoirs de la Commission européenne et « non-application » des directives jugées déraisonnables. Le parti prône une coopération approfondie avec certains États membres sur la protection de l’environnement, la régulation financière et fiscale, l’énergie et les infrastructures ; un retour à la souveraineté nationale pour contrer les interventions néolibérales de Bruxelles ainsi que les dispositions belliqueuses de Mme von der Leyen en matière de politique étrangère. L’insistance sur la porosité de Bruxelles au lobbying des grands groupes fait écho aux préventions que le dirigisme de la Commission inspire aux PME.
Plus qu’en France, la guerre en Ukraine imprègne et clive le débat public allemand. Berlin se classe juste après les États-Unis au palmarès des plus gros fournisseurs d’armes à Kiev. Si les grands médias dépeignent l’Allemagne comme le front intérieur du combat contre l’empire du mal, la population penche majoritairement en faveur d’une solution négociée. Mme Wagenknecht a condamné l’invasion russe de février 2022 ; elle estime que l’élargissement de l’OTAN vers l’Est porte la coresponsabilité du conflit et s’oppose à la guerre par procuration que mène l’Alliance atlantique contre la Russie. À l’automne 2023, elle lance avec la militante féminisme Alice Schwarzer un manifeste pour la paix et l’arrêt des livraisons d’armes qui recueille plus de 900 000 signatures. Dans ce sillage, BSW se prononce en faveur de négociations entre Kiev et Moscou, pour la levée progressive des sanctions et, à moyen terme, pour une coexistence et une coopération pacifiques avec la Russie. Parallèlement, le nouveau parti milite contre le réarmement massif de l’Allemagne et dénonce la militarisation mentale de la société. Ce pacifisme-là, naguère défendu par les Verts devenus entre-temps l’une des formations les plus bellicistes de l’échiquier politique allemand, jouit d’une grande popularité dans les « nouveaux Länder » et constitue l’un des principaux facteurs du succès de BSW. Plus discrète sur Gaza — le sujet n’offre qu’une liberté d’expression limitée en Allemagne (15) —, Mme Wagenknecht demande un cessez-le-feu immédiat et l’arrêt des livraisons d’armes allemandes à Israël, une position radicalement opposée à celle de l’AfD, qui soutient inconditionnellement Tel-Aviv. Sans réclamer explicitement une sortie de l’OTAN, BSW se prononce pour « une plus grande indépendance vis-à-vis des États-Unis » et ambitionne « une nouvelle alliance de sécurité incluant la Russie et d’égal à égal. Ce qui équivaut à un rejet de l’OTAN actuelle ». Face à la montée des Suds, l’Europe devrait renoncer à vouloir imposer d’improbables « valeurs » : « Je suis contre une politique étrangère qui parcourt le monde l’index levé pour dire aux autres États comment ils devraient s’organiser. Cette conduite est profondément hypocrite et mensongère : notre gouvernement ne donne guère de leçons à l’Arabie saoudite, même quand elle décapite ses opposants, mais il se fait passer pour un grand défenseur des droits de l’homme auprès de la Chine. »
Après le premier test électoral de juin, plutôt réussi, BSW aborde avec sérénité les élections régionales de septembre en Thuringe, en Saxe et dans le Brandebourg, situés en ex-Allemagne de l’Est. S’ils abhorrent ce concurrent remuant, les autres partis lui reconnaissent la faculté de faire baisser les scores d’une extrême droite qui, dans ces États, caracole en tête des sondages. Déjà en ligne de mire, l’élection fédérale de l’automne 2025 s’annonce périlleuse pour les socialistes comme pour les écologistes, membres de la coalition au pouvoir et jugés responsables de la crise économique. Une percée de BSW, surtout si elle s’accompagnait d’un coup d’arrêt à l’essor de la droite radicale, pourrait alors modifier les contours — et les priorités — de la gauche allemande.
https://www.monde-diplomatique.fr/2024/09/RIMBERT/67461