« En école vétérinaire, j’ai découvert l’ampleur de la culture de la domination entre élèves »
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Devenir véto, c’était mon rêve. Je venais de passer trois ans en prépa BCPST (biologie, chimie, physique, sciences de la Terre) au lycée Saint-Louis, à Paris, à préparer le concours des écoles vétérinaires. J’ai choisi sans hésitation l’école de Maisons-Alfort (Val-de-Marne), pour sa réputation et sa situation géographique. Quand je suis arrivée, j’étais donc très enthousiaste.
J’ai vite perdu mes illusions lors de la première semaine d’intégration, organisée par des étudiants de quatrième année. La mise en scène commence dès notre premier cours en amphi. Soudainement, des élèves de quatrième année, tous vêtus de noir et rouge, portant un béret, des lunettes de soleil, débarquent et interrompent le cours. Ils nous appellent par nos noms de famille précédés de « poulot » ou « poulotte », nous demandent de nous taire.
Nous devons former un binôme avec un « ancien » qui est chargé de notre intégration dans la vie du campus et dans les soirées tout au long de l’année. Ces anciens nous avaient choisis pendant l’été, après nous avoir envoyé un questionnaire : l’étudiant de quatrième année qui m’avait choisie « voulait » une fille avec qui il avait des points communs. Pendant ce cours en amphi, les « anciens » ont passé un PowerPoint avec notre photo, suivie de trois réponses que nous avions données lors du questionnaire, des questions rigolotes – comme nos surnoms –, mais aussi des questions sur notre sexualité.
J’ai assez rapidement refusé de m’humilier
C’est lors de la première soirée que j’ai compris l’ampleur de cette culture de la domination entre élèves, et que cette situation n’allait pas du tout me plaire. Nous devions vouvoyer les anciens pour marquer leur supériorité sur nous. A chaque fois que nous étions présentés à d’autres étudiants, nous devions décliner les lettres de notre nom de famille avec des adjectifs négatifs, et décliner celui de l’ancien avec des adjectifs flatteurs. Si nous refusions, ou que nous nous trompions sur le vouvoiement, notre ancien nous demandait de nous accroupir et de faire le canard, c’est-à-dire d’imiter l’animal en battant des ailes. J’ai assez rapidement refusé de m’humilier. Toute la semaine, je me suis opposée aux rites d’intégration les plus « hard-core ». Certains de mes camarades de promotion étaient réveillés pendant la nuit et acceptaient de manger de la pâtée pour chien et autres cocktails et préparations des plus répugnantes. Beaucoup se prêtaient au jeu avec une facilité déconcertante et une adhésion totale à l’humiliation.
« Je lui ai dit que cela n’était pas normal, qu’il devait se respecter lui-même pour pouvoir respecter les autres »
Un soir, en troisième année, j’ai retrouvé un camarade de promo en train de se faire uriner dessus pendant une fête, par son ancien… Trois ans après son intégration ! Mon camarade était ivre, les autres étudiants probablement aussi, tous en accord avec cette pratique. J’ai demandé à mon camarade de se relever. Je lui ai dit que cela n’était pas normal, qu’il devait se respecter lui-même pour pouvoir respecter les autres et j’ai aussi demandé aux anciens : « Pourquoi ? La dynamique de domination et de pouvoir n’a donc pas de limite… » Bien sûr leurs réponses furent celles attendues : « C’est qui, elle ? Qui est votre ancien ? Pour qui vous vous prenez ? »
J’ai compris plus tard que les anciens qui pratiquaient les rites d’intégration les plus durs étaient aussi les plus populaires de l’école. Sans surprise, les poulots qui se font le plus humilier en première année sont ceux qui humilieront le plus en quatrième année. Cette indocilité aux rituels que je trouvais dégradants m’a coûté en termes de vie sociale. Un soir, après avoir refusé de vouvoyer mon ancien, il m’a roulée par terre et m’a forcée à faire le canard. J’ai eu peur, je ne savais pas jusqu’où ça pouvait aller. Un autre soir, il m’a ramenée jusqu’à ma chambre alors que j’avais trop bu : un autre ancien, chargé de la sécurité, lui a demandé de me laisser tranquille après avoir remarqué des comportements inappropriés. Je n’avais pas de point de repère, je ne savais pas si ces situations étaient normales ou non. Lors d’un Erasmus en Espagne je me suis rendu compte que ces « traditions » n’existaient pas ailleurs, et qu’elles étaient intimement liées au fonctionnement de nos grandes écoles.
La posture du sachant et la nôtre, toujours inférieure
Pendant mes années d’études, lors de mes stages, j’ai retrouvé partout cette culture de la domination. Il y a la posture du sachant et la nôtre, toujours inférieure, soumise et silencieuse. En quatrième année, lors de l’internat dans le CHU vétérinaire, ils nous font travailler jour et nuit, j’ai bien vu qu’il fallait baisser la tête. Nous avons aussi une semaine de permanence de soins obligatoires, l’apothéose de la fin de la quatrième année, lors de laquelle nous compensons le manque de personnel du CHU pendant les congés d’été. J’ai refusé aussi. Quand il a été question que je devienne à mon tour une « ancienne », j’ai fini par renoncer, parce que je ne me voyais pas participer à ce rituel. Je suis en désaccord avec tout.
« En dernière année, j’ai fait un tutorat dans un cabinet de vétérinaire rural. J’étais payée 500 euros par mois »
Toute cette culture commence en prépa, où on nous apprend à marcher droit. Et elle se poursuit jusque sur le marché du travail. En dernière année, j’ai fait un tutorat dans un cabinet de vétérinaire rural. J’étais payée 500 euros par mois, je faisais des prises de sang aux vaches allaitantes des troupeaux. Ces prises de sang sont normalement payées 1 euro, parce que c’est un travail dangereux et ingrat. J’en avais fait 1 200 dans le mois ; lorsque j’ai réclamé à être payée au bon tarif, le vétérinaire a été choqué.
Depuis deux ans, je cherche ma place dans le monde des vétérinaires. J’ai fait principalement des remplacements dans différents types de structures. Ceux qui sont associés doivent penser à la rentabilité pour rembourser l’achat de matériels coûteux, les consultations sont chronométrées, et on nous incite à vendre. Moi ce que j’aime, c’est la clinique, la médecine, la recherche, et je n’ai pas l’euthanasie facile. Je suis aussi sensible à la souffrance animale, je n’ai aucun problème à donner des antidouleurs à une vache après un vêlage, ce qui n’est pas la norme. C’est un « métier passion » qu’on n’a pas envie de faire sous contraintes. Il y a peu de temps, j’ai pensé à tout arrêter mais c’est difficile de renoncer à sa passion à même pas 30 ans. Et puis, finalement, est-ce que je veux abandonner ? Est-ce que je souhaite laisser la place à cette logique de la domination ?