L’industrie française jusqu’au point de non-retour ? | Mediapart
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Depuis un certain temps, les responsables politiques français ne parlent que de réindustrialisation. Avec des années de retard, ils ont fini par réaliser que l’industrie, finalement, était importante. Non seulement en elle-même, mais pour les effets d’entraînement qu’elle a sur l’ensemble de l’économie. S’il en était besoin, la crise du covid, les tensions géopolitiques, les guerres commerciales, la transition écologique sont venues rappeler combien il est essentiel de maîtriser nombre de productions, de chaînes de valeur, de canaux d’approvisionnement et de technologies.
Néanmoins, c’est dans une quasi-indifférence qu’ils assistent à la destruction industrielle actuellement à l’œuvre et qui prend une tournure catastrophique. Chaque jour ou presque, un nouveau plan social, une nouvelle fermeture de site sont annoncés. Va-t-on atteindre un palier irréversible, en deçà duquel toute perspective de reconstruire une industrie va devenir irréaliste ?
Des pneus déposés à l'entrée de l’usine Michelin de Cholet lors d’une grève des salariés, le 21 novembre 2024. © Photo Loïc Venances / AFP
« Il est difficile de parler d’un seuil de masse critique pour l’industrie, cadre Vincent Vicard, auteur de Faut-il réindustrialiser la France ? et économiste au Centre d’études prospectives et d'informations internationales (Cepii). Mais il est indéniable qu’il existe des logiques industrielles, des écosystèmes. Leur rôle est compliqué à évaluer. Ils peuvent varier selon les secteurs : la défense et l’aéronautique n’ont pas les mêmes ressorts que l’automobile. Leur disparition a des effets très longs et préjudiciables, notamment au niveau local. »
Une industrie réduite à peau de chagrin
Michelin, Valeo, Fonderie de Bretagne, ArcelorMittal à Reims et à Denain, tout le secteur automobile, qui connaît une crise sans précédent, se retrouve en première ligne. L’émergence du véhicule électrique, qui bouleverse les technologies, les savoir-faire acquis depuis plus d’un siècle, la concurrence sans frein chinoise, mais aussi des stratégies cupides inadaptées sont en train d’ébranler une filière qui est au cœur de l’économie européenne. Donnant un aperçu des dégâts provoqués par une transition écologique et industrielle mal pensée et mal conduite.
Mais les sinistres ne s’arrêtent pas là et vont bien au-delà des conflits sociaux emblématiques de Vencorex ou Exxon. Chimie, papier, métallurgie, matériaux de construction, équipements industriels et même pharmacie… pas un secteur industriel ne semble épargné. La CGT a recensé 286 plans sociaux depuis septembre 2023. Il faut remonter aux années sombres de la crise de 2009-2010 pour retrouver une saignée comparable.
Le drame est que ces nouvelles destructions viennent affaiblir un peu plus un tissu industriel déjà particulièrement fragilisé. À l’exception de la Grande-Bretagne, aucun autre pays européen que la France ne s’est converti avec autant de zèle aux « lois darwiniennes » du marché. Aucun n’a accepté une désindustrialisation aussi accélérée. Un mouvement souvent poussé par nos « champions nationaux » adeptes des délocalisations à outrance, et d’une industrie sans usines.
Entre 1974 et aujourd’hui, la part de l’industrie dans le PIB est tombée de 28,7 % à 10 % – un niveau comparable à celui de ces grands pays industriels que sont le Luxembourg ou Malte –, quand elle est encore de 23 % en Allemagne, de 18 % en Italie. Ces derniers ont pourtant des coûts salariaux comparables.
Un des exemples les plus marquants est à nouveau dans le secteur automobile. Depuis la fin des années 1990, nos deux constructeurs ont systématiquement opté pour la délocalisation dans des pays à bas coûts. Dès 2015, Renault et PSA produisaient moins de voitures sur le territoire français qu’au début des années 1960, entraînant déjà la fermeture ou la délocalisation de nombre de leurs sous-traitants.
« Pour acheter un véhicule produit en France, il va falloir acheter du Toyota », grince, amère, Sophie Binet. Le constructeur automobile japonais continue, lui, de produire en France et gagne de l’argent, ce qui tend à prouver qu’il n’y a pas de fatalité à la désindustrialisation. Encore faut-il en avoir l’ambition.
Effet domino
Ces abandons industriels se sont accompagnés d’une destruction considérable du capital humain, rarement prise en compte. Des savoir-faire, des compétences, accumulés parfois depuis des décennies, ont été liquidés dans l’indifférence générale. Entre 1974 et 2023, le nombre d’emplois dans l’industrie est tombé de 5,5 millions à 3,2 millions. « Les nouvelles technologies, la hausse de la productivité ont conduit à la suppression d’une partie des emplois industriels. Mais d’une partie seulement », explique Vincent Vicard.
Les politiques publiques mises en œuvre ces dernières années ont juste permis de stabiliser le nombre d’emplois industriels. Mais une nouvelle hémorragie se profile. Selon les estimations de la CGT, plus de 70 586 emplois sont directement menacés. Auxquels il faut ajouter la menace sur les emplois indirects, qui pourraient aller de 54 664 à 129 744 postes, selon ses hypothèses.
L’effet domino risque de jouer à plein. Au-delà de la fermeture d’un site, de la suppression d’emplois, tout le tissu économique environnant, des clients aux fournisseurs, en passant par les prestataires de services sont menacés. Car, même réduite, l’industrie reste l’un des principaux vecteurs de la création d’emploi à haute valeur ajoutée – recherche et innovation, cabinets d’ingénierie, informatique, gestion des données, cybersécurité, financement et même avocats d’affaires –, devenus indispensables à l’économie. Lorsqu’un site industriel disparaît, ils disparaissent aussi, si la dynamique territoriale n’est pas suffisante pour permettre leur maintien.
Trente ans ou quarante ans après, des territoires entiers dans le Nord, les Vosges, le Centre ou ailleurs portent encore les stigmates de la disparition de leurs usines textiles, minières, métallurgiques, de chaussures ou d’électroménager. Peu d’activités sont parvenues à prendre le relais.
Les gouvernements successifs n’ont guère tiré de leçons de ces expériences amères. Ne jurant que par la politique de l’offre, toutes leurs initiatives menées pour tenter d’attirer des investisseurs, de nouveaux sites industriels, reposent sur les mêmes ingrédients. L’attractivité se décline sous le seul angle d’une compétitivité par l’abaissement du coût du travail en négligeant tous les autres paramètres.
Plus de 26,8 milliards d’euros ont été dispensés par an depuis 2020 en allégements fiscaux et sociaux et en subventions, distribués sans contrepartie ni contrôle, selon la Cour des comptes. Pour un résultat des plus médiocres, de l’avis même de l’institution. « Les projets en France comportent moins de créations de site qu’en Allemagne et au Royaume-Uni », note-t-elle dans son dernier rapport sur la politique industrielle publiée fin novembre.
Absence de dynamique
Le constat n’est guère étonnant. Ces dernières années, une véritable bataille s’est engagée entre les pays, notamment en Europe, afin d’attirer de nouvelles industries, de rattraper les retards accumulés dans les nouvelles technologies (semi-conducteurs, intelligence artificielle, médicaments, gigafactories). Les grands groupes font monter les enchères autant qu’ils le peuvent, essayant de décrocher les conditions les plus favorables en termes de subventions, exemptions par rapport au fisc, au droit du travail, au droit de l’environnement et autres.
Dans ces bagarres, la France est le plus souvent perdante. Non pas parce qu’elle offre moins d’argent public, ou moins d’exemptions. Mais parce que l’attractivité se mesure bien au-delà du coût du travail. Elle englobe une série de facteurs que les politiques industrielles n’ont cessé de négliger. En termes de compétences, de savoir-faire, de dynamique industrielle, la France offre beaucoup moins que les pays voisins en concurrence.
Les grandes plateformes industrielles, offrant débouchés, filières, réservoir de main-d’œuvre formée, universités, centres de recherche, sont de moins en moins nombreuses. Les dépenses de recherche et développement, d’innovation ont été déléguées, au nom de la bonne gestion, au privé. En dépit de l’explosion du crédit d’impôt recherche (plus de 7 milliards d’euros en 2023), la recherche française ne cesse de reculer. Les écoles de commerce ont été privilégiées aux formations d’ingénieurs.
Et pour faire bonne mesure, les pouvoirs publics, au nom de la bonne gestion, ont supprimé nombre de services publics – tribunaux, perceptions, gares, puis hôpitaux, postes et maintenant écoles –, dégradant un peu plus l’attractivité des territoires les moins bien lotis, accélérant l’exode des emplois plus qualifiés vers les grands centres.
Si aucune politique d’envergure ne vient arrêter la destruction industrielle en cours et corriger les excès passés, cette désertification économique risque de s’accélérer, accentuant le sentiment d’abandon de nombreux habitants sur tout le territoire. Elle risque aussi de condamner l’économie française à une stagnation, n’étant plus capable de créer que des emplois de troisième zone, précarisés et mal payés.