#Dupond-Moretti et les #juges : aux sources dâune haine magistrale
Pratique d'ĂȘtre ministre ... ça permet des petites vengeances bien basses ...
https://www.lemonde.fr/politique/article/2022/09/30/dupond-moretti-et-les-juges-aux-sources-d-une-haine-magistrale_6143779_823448.html
#justice #ministre #saloperie
EnquĂȘteLe garde des sceaux est convoquĂ©, le 3 octobre, devant la commission dâinstruction de la Cour de justice de la RĂ©publique, prĂ©alable Ă un probable procĂšs pour « prises illĂ©gales dâintĂ©rĂȘts ». Un document judiciaire accablant, que « Le Monde » a pu consulter, Ă©claire la genĂšse des conflits entre lâex-avocat et la magistrature.
Et soudain, ce 16 juillet 2021, devant les trois magistrats instructeurs de la Cour de justice de la RĂ©publique (CJR) qui sâapprĂȘtent Ă le mettre en examen pour « prises illĂ©gales dâintĂ©rĂȘts », voici Eric Dupond-Moretti, garde des sceaux depuis tout juste un an, qui sâempourpre et vocifĂšre contre le trĂšs respectĂ© François Molins, procureur gĂ©nĂ©ral prĂšs la Cour de cassation. Un haut magistrat qui, jure-t-il, « voulait ĂȘtre garde des sceaux et nâa jamais acceptĂ© [sa] nomination ». Peu importe que M. Molins â accusĂ© ce jour-lĂ par M. Dupond-Moretti de « choisir ses conflits dâintĂ©rĂȘts » puisquâil « met en branle lâaction publique contre [lui] » â nâait jamais guignĂ© le poste de ministre, le garde des sceaux tente de dĂ©tourner le tir pour sâen prendre, encore et toujours, Ă cette magistrature quâil honnitâŠ
Plus de quatorze mois se sont Ă©coulĂ©s depuis cet accrochage, et ce mĂȘme Eric Dupond-Moretti est convoquĂ©, lundi 3 octobre, Ă Paris, devant la commission dâinstruction de la CJR, composĂ©e dâun trio de magistrats expĂ©rimentĂ©s et indĂ©pendants. Il devrait sâentendre signifier son renvoi devant la formation de jugement de cette juridiction, seule habilitĂ©e Ă juger les ministres poursuivis pour des crimes ou des dĂ©lits commis dans lâexercice de leurs fonctions. LâĂ©tape suivante serait alors un procĂšs inĂ©dit, concernant le garde des sceaux en personne. Il nâest pas certain que le talent oratoire de lâancien avocat et son don pour porter le bruit et la fureur dans les prĂ©toires suffiront pour le tirer dâaffaire(s). Cette fois, il nây aura pas de jurĂ©s citoyens Ă intimider ou Ă sĂ©duire, comme dans ces cours dâassises quâil a si longtemps frĂ©quentĂ©es. Simplement trois magistrats professionnels et douze parlementaires, rĂ©unis dans une juridiction dâexception quâil est justement chargĂ©, en tant que ministre, de⊠faire disparaĂźtre. Un conflit dâintĂ©rĂȘts de plus ?
La lecture du rĂ©quisitoire dĂ©finitif â cinquante-six pages rĂ©digĂ©es par le ministĂšre public, datĂ©es du 9 mai, Ă©numĂ©rant les charges relevĂ©es Ă son encontre â, auquel Le Monde a eu accĂšs, laisse, en effet, peu de place au doute : pour son auteur, lâavocat gĂ©nĂ©ral Philippe Lagauche, les Ă©lĂ©ments caractĂ©risant les « prises illĂ©gales dâintĂ©rĂȘts » â la traduction pĂ©nale du conflit dâintĂ©rĂȘts â semblent bien Ă©tablis.
Le premier ministre dâalors, Jean Castex, et le ministre de la justice, Eric Dupond-Moretti, sont accueillis par le procureur gĂ©nĂ©ral François Molins, avant dâassister Ă la cĂ©rĂ©monie officielle de la premiĂšre audience de lâannĂ©e de la Cour de cassation, Ă Paris, le 11 janvier 2021.
Le premier ministre dâalors, Jean Castex, et le ministre de la justice, Eric Dupond-Moretti, sont accueillis par le procureur gĂ©nĂ©ral François Molins, avant dâassister Ă la cĂ©rĂ©monie officielle de la premiĂšre audience de lâannĂ©e de la Cour de cassation, Ă Paris, le 11 janvier 2021. STEPHANE DE SAKUTIN / AFP
Le ministre est mis en cause pour avoir ordonnĂ©, Ă lâautomne 2020, deux enquĂȘtes administratives Ă lâencontre de plusieurs magistrats : dâune part le juge dâinstruction Edouard Levrault, dâautre part les procureurs du Parquet national financier (PNF) Eliane Houlette, Ulrika Delaunay-Weiss et Patrice Amar. « Dans les deux cas, Ă©crit lâavocat gĂ©nĂ©ral, M. Dupond-Moretti a pris un intĂ©rĂȘt consistant Ă engager un processus disciplinaire contre des magistrats avec lesquels il avait eu un conflit en tant quâavocat (âŠ) Avocat pĂ©naliste reconnu, M. Dupond-Moretti ne pouvait ignorer lâexistence dâun conflit dâintĂ©rĂȘts. »
Entrelacs relationnel
Lors de son interrogatoire de premiĂšre comparution, le 16 juillet 2021, le garde des sceaux avait tenu Ă certifier quâil nâavait « jamais voulu [se] venger ». Les apparences suggĂšrent pourtant lâinverse, tant la corporation fait corps contre celui qui nâa eu de cesse de la brutaliser, depuis des annĂ©es.
Il avait Ă©galement assurĂ© ne sâĂȘtre jamais trouvĂ© en position de conflit dâintĂ©rĂȘts. Puis il sâĂ©tait tu, refusant de sâexprimer lors des convocations ultĂ©rieures, hormis quelques piques comme ce « quelle indĂ©cence ! » lancĂ© à « ses » juges. Ainsi, le 3 mars, plutĂŽt que de rĂ©pondre aux questions des magistrats, le ministre leur remet une note de trois pages stigmatisant leurs mĂ©thodes. DĂšs le lendemain, la premiĂšre prĂ©sidente de la Cour de cassation le rappelle aux « devoirs de son Ă©tat ». Le 29 mars, il rĂ©cidive, en « mettant en cause, note le rĂ©quisitoire dĂ©finitif, les trois magistrats de la commission dâinstruction, les deux reprĂ©sentants du ministĂšre public, deux greffiĂšres et un magistrat honoraire ».
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Le ministre a bien tentĂ© de leur faire accroire quâil nâentretenait plus aucune relation avec ses anciens clients, ni mĂȘme avec son cabinet dâavocats, Dupond-Moretti & Vey devenu Vey & AssociĂ©s depuis sa prise de fonctions, et quâaucun conflit dâintĂ©rĂȘts ne pouvait donc lui ĂȘtre reprochĂ©. Mais les gendarmes de la section de recherches de Paris, lors dâune perquisition, ont saisi le registre des entrĂ©es et sorties du ministĂšre de la place VendĂŽme. Ils y ont relevĂ© la prĂ©sence, plus dâune dizaine de fois, entre le 7 juillet 2020 et le 19 octobre 2021, de Me Antoine Vey, son ex-associĂ© (qui, de mĂȘme que M. Dupond-Moretti, nâa pas souhaitĂ© rĂ©pondre au Monde). « Ce qui laisse planer un doute sur lâabsence de liens quâil entretiendrait avec ce cabinet depuis sa nomination », estime lâavocat gĂ©nĂ©ral Philippe Lagauche.
Et celui-ci dâassĂ©ner, Ă lâendroit de son ministre de tutelle : « Le mis en examen a adoptĂ© une stratĂ©gie de rupture, rĂ©vĂ©lant bien quâil persistait dans sa position de vindicte Ă lâĂ©gard des magistrats, et quâil ne craint pas de sâafficher publiquement avec Me Thierry Herzog, pourtant prĂ©venu (âŠ) dans le dossier dans lequel il est impliquĂ© avec Nicolas Sarkozy et Gilbert Azibert⊠» Les trois hommes ont Ă©tĂ© condamnĂ©s en mars 2021 dans une affaire de trafic dâinfluence, dĂ©cision dont ils ont fait appel. De fait, que ce soit avant ou aprĂšs ce jugement, le garde des sceaux nâa jamais cherchĂ© Ă masquer sa complicitĂ© avec son ami Thierry Herzog. Et câest bien cet entrelacs relationnel qui indispose tant les magistrats, dĂ©jĂ passablement choquĂ©s par les propos antĂ©rieurs de lâavocat Dupond-Moretti, et dĂ©sormais ulcĂ©rĂ©s par les mĂ©thodes du ministre Dupond-Moretti.
« Ăa nous paraĂźt tellement invraisemblable quâil soit encore en poste, tance CĂ©line Parisot, prĂ©sidente de lâUnion syndicale des magistrats (USM, majoritaire). La seule clĂ© qui permet de comprendre sa prĂ©sence au gouvernement, qui est irrationnelle sinon, câest son lien avec les rĂ©seaux sarkozystes, et la proximitĂ© de Sarkozy avec Macron. Câest lâexplication qui permet de tout relier. » UlcĂ©rĂ©e, la patronne de lâUSM ajoute : « Câest complĂštement dingue, nommer quelquâun qui dĂ©teste Ă ce point les magistrats Ă la tĂȘte du ministĂšre de la justice, câest une dĂ©claration de guerre de Macron Ă la magistrature. Ăa veut dire : âVous nâĂȘtes rienâ. » Sa collĂšgue du Syndicat de la magistrature (classĂ© Ă gauche), Kim Reuflet, nâest pas en reste : « Quâil soit encore garde des sceaux, câest un scandale dĂ©mocratique. »
LâirrĂ©sistible ascension du Nordiste
DâoĂč vient cette dĂ©testation rĂ©ciproque entre une profession et celui qui est son ministre de tutelle ? La question oblige Ă revenir Ă la source, au temps oĂč Eric Dupond-Moretti Ă©tait avocat pĂ©naliste. Nous sommes alors au dĂ©but des annĂ©es 1990. « Le Gros », comme ses intimes lâappellent, commence par se faire connaĂźtre en intervenant dans la trĂšs mĂ©diatique affaire de corruption liĂ©e au match de football Valenciennes-Olympique de Marseille. Puis il sâimpose rapidement comme lâincontournable « avocat des voyous ».
Depuis, nombre de portraits lui ont Ă©tĂ© consacrĂ©s dans la presse, narrant lâascension mĂ©tĂ©orique de lâorateur dĂ©complexĂ©, du « catcheur des cours dâassises ». Il faut dire quâil a lâart de sâadresser directement aux jurĂ©s, ces citoyens tirĂ©s au sort, pour leur faire croire quâil est des leurs, avec sa gouaille et son Ćil furibard. Il ne maĂźtrise pas toujours ses dossiers ? Quâimporte, ses collaborateurs font le travail, et lui, il convainc, gronde, slalome entre lâobsĂ©quiositĂ© et lâagressivitĂ© facile. Mais il contient encore son propos, Ă lâĂ©poque, et les succĂšs sâaccumulent. Les amis aussi. Puissants, ou en devenir.
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Les journalistes, comme les avocats pĂ©nalistes â provinciaux, dâabord ; parisiens ensuite â adoubent ce Nordiste issu dâun milieu modeste, qui se dit de gauche. Me Dupond-Moretti parcourt la France des palais de justice, nâhĂ©sitant pas Ă rudoyer les magistrats. Parquetiers et prĂ©sidents de cours dâassises apprennent Ă composer avec son tempĂ©rament belliqueux. Il Ă©vite les tribunaux correctionnels, oĂč ses maniĂšres nâimpressionnent guĂšre les juges professionnels, indiffĂ©rents Ă ses effets de manche. Il devient « lâogre des prĂ©toires », et son compte en banque, parallĂšlement, grossit.
Les pĂ©nalistes perçoivent souvent des honoraires en espĂšces, et Dupond-Moretti ne fait pas exception Ă la rĂšgle. Sauf que ses clients sont souvent dans le collimateur des policiers. Cela lui vaut, par exemple, de se retrouver en 2009 dans le bureau du juge Charles Duchaine, Ă Marseille, qui hĂ©site Ă le mettre en examen pour « recel dâextorsion en bande organisĂ©e ». Lâavocat a rĂ©cupĂ©rĂ© une enveloppe de billets, nĂ©gociĂ©e sur une aire dâautoroute. Lâargent en question provient du crime organisĂ© corse. « Lorsque je dĂ©fends des prĂȘtres pĂ©dophiles, je ne vais pas chercher mes honoraires au couvent des rosiĂšres », fait-il dâabord valoir, bravache, sur procĂšs-verbal, assurant que tout a Ă©tĂ© « fiscalisĂ© ». Devant le juge, il ne fait pourtant pas le fier : au bord des larmes, il parle dâun coup terrible portĂ© Ă sa carriĂšre sâil venait Ă ĂȘtre poursuivi. Il Ă©chappera, de peu, Ă lâinfamieâŠ
Coqueluche des médias
Mais ces juges, dĂ©cidĂ©ment, il convient de sâen mĂ©fier. Lâenfant de Maubeuge passe de plus en plus de temps sur la CĂŽte dâAzur, Ă Monaco ou Ă Nice, oĂč il frĂ©quente assidĂ»ment son grand ami Thierry Herzog, avec lequel il partage quelques passions pour la bonne chĂšre, la fĂȘte ou Johnny Hallyday.
BientĂŽt, les clients de « Dupond » prennent de lâenvergure. Au moins sur le plan financier, Ă lâimage du milliardaire russe Dmitri Rybolovlev, installĂ© Ă Monaco, et poursuivi dans plusieurs dossiers. Le rĂ©quisitoire dĂ©finitif de la CJR fait Ă©tat, Ă propos du garde des sceaux et du propriĂ©taire du club de football monĂ©gasque, de « liens anciens, par lâintermĂ©diaire dâune sociĂ©tĂ©, Accent Delight International Ltd, domiciliĂ©e aux Ăźles Vierges, dont il [Eric Dupond-Moretti] Ă©tait lâavocat depuis au moins 2015, et dont les bĂ©nĂ©ficiaires Ă©taient M. Rybolovlev et sa fille Ekaterina ». Les enquĂȘteurs sâappuient sur cette relation pour caractĂ©riser lâune des « prises illĂ©gales dâintĂ©rĂȘts » reprochĂ©es aujourdâhui au ministre. Mais nous nây sommes pas encore.
En mĂȘme temps que son train de vie ne cesse de croĂźtre â villa sur les hauteurs de Nice, achats dâune Harley-Davidson ou dâune Maserati, acquise pour partie en espĂšces comme lâa rĂ©vĂ©lĂ© Mediapart â, Eric Dupond-Moretti devient la coqueluche des mĂ©dias, devant lesquels il use de ses formules rodĂ©es dans les cours dâassises. Il feint lâagacement, vitupĂšre, dĂ©coche une flĂšche, redevient patelin⊠Une ComĂ©die humaine Ă lui tout seul. Et cela fonctionne. Il nâest pas interdit de penser quâĂ ce niveau de notoriĂ©tĂ© â il fait lâacteur au cinĂ©ma, puis au thĂ©Ăątre â on puisse se sentir invulnĂ©rable.
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Lui rĂ©sister, en tout cas, câest souvent sâexposer Ă de sĂ©vĂšres reprĂ©sailles. Et sâassurer une solide inimitiĂ©. En tĂ©moigne par exemple, ce procĂšs dâassises, en fĂ©vrier 2020, Ă Evreux. Me Dupond-Moretti dĂ©fend un homme accusĂ© dâavoir tuĂ© sa compagne dâun coup de fusil. Face Ă lui, une famille Ă©plorĂ©e, trois femmes, et deux avocates, dont Me Nathalie Tomasini. Lâaudience est tendue. Le pĂ©naliste empoigne lâarme du crime pour la brandir sous le nez des parties civiles en les dĂ©signant ainsi : « Du cĂŽtĂ© de la tombe⊠». « A un moment, je me suis retrouvĂ©e avec le canon de cette arme dirigĂ© dans ma direction », relate Pascaline Grave, lâune des parties civiles, qui Ă©clate en sanglots. Lâincident occasionne une pause. « Câest lĂ , rapporte au Monde Me Tomasini, que M. Dupond-Moretti nous a traitĂ©es explicitement, ma consĆur et moi, de âsaloperies de putesâ, de âhontes du barreauâ, dââhystĂ©riquesâ, de âcommerçantes de malheurâ⊠»
« Acte dâintimidation envers un magistrat »
Lâavocat ne sâen tient pas lĂ . Il lance Ă lâavocate gĂ©nĂ©rale, Brigitte Blind, un « vous me saoulez » suffisamment sonore pour que la magistrate sâen Ă©meuve, et rĂ©dige une attestation destinĂ©e Ă accompagner la plainte de Me Tomasini. Le « vous me saoulez » ? « Jâen viens Ă lui souhaiter une cure, ironise Mme Blind, par Ă©crit. En lui laissant le choix de la cure, pourvu que lâego reste Ă la porte de lâaudience. » Elle prĂ©cise surtout : « Jâai entendu Me Dupond-Moretti vocifĂ©rer en direction des avocates des parties civiles, tout en agitant vers elles le poing. » Lâavocat sâest trouvĂ© une ennemie de plus chez les magistrats⊠DĂ©posĂ©e auprĂšs du procureur dâEvreux, notamment pour « violences psychologiques », la plainte de Me Tomasini a Ă©tĂ© classĂ©e sans suite pour cause de prescription, mais lâavocate nâentend pas en rester lĂ .
Il y a aussi cette juge, Marie-Laure Piazza, qui prĂ©sidait en 2016 la cour dâassises de Haute-Corse Ă Bastia. Me Dupond-Moretti lâaccuse publiquement de partialitĂ©, de manque dâempathie, ou encore de « faire pression sur les jurĂ©s ». Lâavocat Ă©cope dâun « rappel Ă la loi », pour « acte dâintimidation envers un magistrat ». Cinq ans plus tard, en 2021, en poste Ă Cayenne, Mme Piazza doit subir un « examen de situation » de la cour dâappel quâelle prĂ©side : une mission dâinspection assez dĂ©sagrĂ©able ordonnĂ©e par⊠le ministre de la justice, Eric Dupond-Moretti. Lâaffaire est dĂ©sormais suivie de prĂšs par les syndicats.
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Autre cas symptomatique : celui du magistrat Edouard Levrault, Ă Monaco. En poste dans la PrincipautĂ© de 2016 Ă 2019, ce juge dâinstruction a fait vaciller les institutions judiciaire et policiĂšre du Rocher en dĂ©montrant la collusion de certains de leurs membres avec M. Rybolovlev. On lâa vu, Eric Dupond-Moretti entretient, Ă lâĂ©poque, des liens professionnels Ă©troits avec le milliardaire russe. Mais il dĂ©fend aussi un policier, Christophe Haget, mis en cause par lâenquĂȘte du juge Levrault. Ce dernier se rappelle, devant les enquĂȘteurs, dâune des colĂšres de « Dupond », qui lui aurait lancĂ© : « Vous me faites penser Ă ces petits juges qui sortent tout droit de lâENM [lâEcole nationale de la magistrature] et qui ferment la porte aux avocats. » Toujours selon le magistrat, il aurait ajoutĂ© : « Je me souviendrai de votre nom et ne manquerai pas de parler de vous dans mon prochain livre⊠»
Les « méthodes de barbouzes » du PNF
Eric Dupond-Moretti, de fait, a une bonne mĂ©moire. A tel point que, le 10 juin 2020, profitant dâune Ă©mission sur France 3 au cours de laquelle le juge Levrault fait part â sans dĂ©voiler le moindre acte dâinstruction â de ses certitudes dâavoir Ă©tĂ© Ă©cartĂ© de Monaco en raison de ses enquĂȘtes, le pĂ©naliste sonne la charge, fustigeant un reportage « indigne », et assurant quâ« ĂȘtre juge dâinstruction, ce nâest pas ĂȘtre un cow-boy ».
Dans la foulĂ©e, il annonce le dĂ©pĂŽt dâune plainte pour « violation du secret de lâinstruction », procĂ©dure toujours en cours au tribunal de NĂźmes. « Il est Ă noter, sâĂ©tonne Ă ce propos le rĂ©quisitoire dĂ©finitif de la CJR dont Le Monde a eu connaissance, que le parquet gĂ©nĂ©ral de NĂźmes continue Ă rendre compte de son Ă©volution Ă la chancellerie. »
Peu de temps aprĂšs, le 24 juin 2020, Le Point rĂ©vĂšle lâexistence dâune enquĂȘte, menĂ©e entre 2014 et 2019 par le PNF, pour tenter dâidentifier lâauteur dâune fuite ayant permis Ă Nicolas Sarkozy dâapprendre sa mise sur Ă©coute par la justice dans le cadre de lâaffaire libyenne sur le financement de sa campagne de 2007, dans laquelle lâancien prĂ©sident est notamment poursuivi pour « corruption ». Plusieurs avocats avaient vu leurs factures tĂ©lĂ©phoniques dĂ©taillĂ©es saisies par la justice. Parmi eux, Eric Dupond-Moretti, visĂ© en raison de ses liens avec Me Herzog, avocat et intime de M. Sarkozy. Le futur garde des sceaux traite alors les membres du PNF de « dingues », dĂ©nonce des « mĂ©thodes de barbouzes », avant de dĂ©poser une plainte pour « abus dâautoritĂ© ». Il tient lĂ , pense-t-il, lâoccasion de faire rendre gorge Ă ces magistrats tant mĂ©prisĂ©s.
Manifestation de magistrats devant le tribunal de grande instance de Paris, contre le ministre de la justice, Eric Dupond-Moretti, le 24 septembre 2020.
Manifestation de magistrats devant le tribunal de grande instance de Paris, contre le ministre de la justice, Eric Dupond-Moretti, le 24 septembre 2020. MOHAMMED BADRA / EPA/MAXPPP
Mais deux semaines plus tard, le 6 juillet 2020, Ă la surprise gĂ©nĂ©rale, il est nommĂ© Place VendĂŽme, un choix trĂšs personnel dâEmmanuel Macron. Lâhomme qui hurle Ă lâoreille des juges devient leur ministre. Une incongruitĂ©. Et surtout, un casse-tĂȘte. Comment se dĂ©pĂȘtrer des innombrables dossiers dans lesquels il a pris des positions tranchĂ©es envers les magistrats ? Sans parler des risques de conflits dâintĂ©rĂȘts⊠Il sâempresse, le 7 juillet 2020, de retirer la plainte visant le PNF. Une façon dâadmettre, dĂ©jĂ , que sa position est intenable. Mais sa prĂ©dĂ©cesseure, Nicole Belloubet, avait diligentĂ©, le 1er juillet, une enquĂȘte de fonctionnement sur le PNF, dont les rĂ©sultats sont attendus pour la rentrĂ©e 2020.
Conflit dâintĂ©rĂȘts patent
Le 31 juillet 2020, lâinspection gĂ©nĂ©rale de la justice (IGJ) est saisie du cas Levrault par VĂ©ronique Malbec, alors directrice du cabinet du garde des sceaux. Pourtant, le directeur des services judiciaires, Peimane Ghaleh Marzban, venait dâappeler son attention dans un courrier « sur le fait que, parmi les piĂšces que nous communiquerions Ă lâinspection, figure la lettre quâun commissaire principal de police monĂ©gasque a Ă©crite Ă Nicole Belloubet pour se plaindre de la divulgation de secrets de lâenquĂȘte le concernant, ce dernier Ă©lisant domicile au cabinet de son avocat, Eric Dupond-Moretti ».
RĂ©ponse de Mme Malbec Ă son collĂšgue : « Je signe [la lettre de saisine de lâIGJ] sans difficultĂ©, jâai Ă©voquĂ© cette affaire avec le garde des sceaux, qui me dit ne plus figurer dans le cabinet Vey, que lâensemble des affaires ont Ă©tĂ© reprises par son associĂ©. » Un peu court pour Philippe Lagauche, qui, dans son rĂ©quisitoire remis Ă la CJR, conclut, au contraire, que « la problĂ©matique du conflit dâintĂ©rĂȘts Ă©tait donc clairement identifiable et identifiĂ©e. » Autrement dit : cet Ă©change dâe-mails prouve, sâil en Ă©tait besoin, que le « conflit » en question Ă©tait patent et connu dĂšs la nomination du ministre.
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Au mois de septembre 2020, tout sâaccĂ©lĂšre dans le « volet PNF ». La chronologie des faits a son importance, les gendarmes ont pu la retracer grĂące aux nombreux e-mails saisis lors dâune perquisition Ă la chancellerie.
Tout commence le lundi 14 septembre 2020, Ă 18 h 48 prĂ©cisĂ©ment, lorsque lâinspection adresse son rapport Ă Mme Malbec, la directrice du cabinet du ministre. Sâil met en lumiĂšre certains dysfonctionnements au sein du PNF, il conclut surtout Ă lâabsence de fautes imputables aux magistrats qui le composent. Cela aurait pu â dĂ» ? â sâarrĂȘter lĂ .
Le document est transmis immĂ©diatement Ă Paul Huber, tout nouveau directeur des services judiciaires, qui donne un premier avis, Ă 22 h 38, tendant Ă lancer malgrĂ© tout une enquĂȘte administrative. Mais il prĂ©cise Ă Mme Malbec quâil souhaite consulter ses services. Le lendemain Ă 6 h 13, la directrice du cabinet transmet cette premiĂšre analyse au garde des sceaux.
Echange dâe-mails au sommet
Lâaffaire est suivie de trĂšs prĂšs au sommet de lâEtat. On sâinterroge : vaut-il mieux confier une enquĂȘte Ă lâinspection gĂ©nĂ©rale de la justice (sous les ordres du ministre) ou saisir directement le Conseil supĂ©rieur de la magistrature (garant de lâindĂ©pendance de lâautoritĂ© judiciaire) ? Dans tous les cas, malgrĂ© le rapport qui les blanchit, le pouvoir, au soutien dâun Eric Dupond-Moretti trĂšs persuasif, semble dĂ©cidĂ© Ă poursuivre coĂ»te que coĂ»te les magistrats du PNF. Des e-mails Ă©changĂ©s entre lâElysĂ©e, Matignon et la Place VendĂŽme, et dont Le Monde a eu connaissance, lâattestent. Pourtant, HĂ©lĂšne Davo, conseillĂšre justice dâEmmanuel Macron, sâinterroge devant les juges : « Jâai tout de suite vu que ça pouvait susciter une question que de saisir un organe [lâIGJ] qui dĂ©pend du garde des sceaux ». Et dâajouter : « Le fait quâil y avait un conflit dâintĂ©rĂȘts Ă©tait dans lâair. »
La dĂ©cision de poursuivre des membres du PNF est actĂ©e le 18 septembre dans un communiquĂ© du ministĂšre de la justice. Fait inhabituel, le document mentionne explicitement le nom des trois magistrats visĂ©s (Eliane Houlette, Patrice Amar et Ulrika Delaunay-Weiss). Devant les juges, en juin 2021, Catherine Champrenault, alors procureure gĂ©nĂ©rale de Paris, sâĂ©tonnera que les noms des trois magistrats aient Ă©tĂ© « jetĂ©s en pĂąture au public », mais aussi quâune enquĂȘte administrative ait Ă©tĂ© dĂ©clenchĂ©e alors que lâinspection nâavait mis en Ă©vidence aucune faute personnelle. Sâagissant de lâinitiative de M. Dupond-Moretti, Mme Champrenault la qualifiera dâ« irrĂ©guliĂšre », et ajoutera : « Pour le moins, il y a un conflit dâintĂ©rĂȘts ; sâagit-il dâune prise illĂ©gale dâintĂ©rĂȘts ?, câest Ă vous de le dire. »
Encore plus explicite, Ariane Amson, vice-prĂ©sidente au tribunal judiciaire de Paris, Ă lâĂ©poque en poste au PNF, confie en avril 2021 aux enquĂȘteurs ĂȘtre « heurtĂ©e » de constater que, « les conclusions de lâinspection ne semblant pas aller dans le sens souhaitĂ©, une enquĂȘte administrative est ouverte ». Et la juge de dĂ©noncer « le caractĂšre totalement artificiel de ces procĂ©dures, qui apparaissent comme un moyen au service dâune dĂ©cision qui est dĂ©jĂ prise, celle de retenir une faute ». Selon elle, « le conflit dâintĂ©rĂȘts apparaĂźt trĂšs clairement ». En dâautres termes, lâex-avocat Eric Dupond-Moretti nâa jamais cessĂ© de vouloir sanctionner des magistrats avec lesquels il avait bataillĂ©, et ce, alors que rien ne semblait pouvoir leur ĂȘtre reprochĂ© sur le plan disciplinaire.
« RapiditĂ© troublante » des enquĂȘtes administratives
Manifestement, lâavocat gĂ©nĂ©ral Philippe Lagauche partage le sentiment dâAriane Amson. Quâil sâagisse du dossier Levrault ou de lâaffaire du PNF, Ă©crit-il dans son rĂ©quisitoire, « lâĂ©lĂ©ment matĂ©riel de lâinfraction paraĂźt caractĂ©risĂ© par la prise dâun intĂ©rĂȘt personnel dans une opĂ©ration dont le garde des sceaux a la surveillance et lâadministration : la saisine de lâIGJ envers des magistrats du parquet ayant menĂ© des investigations Ă son encontre, et envers un juge du siĂšge mis en cause pour le traitement du dossier dâun de ses clients ». Le mĂȘme document estime aussi « troublante la rapiditĂ© avec laquelle ont Ă©tĂ© ordonnĂ©es les enquĂȘtes administratives, dĂšs le 31 juillet 2020 pour le juge Levrault et dĂšs le 18 septembre 2020 pour les magistrats du PNF ».
Finalement, le 23 octobre 2020, le garde des sceaux est contraint de se dĂ©porter, au profit du premier ministre, dans les affaires quâil avait eu Ă connaĂźtre comme avocat. Trop tard, beaucoup trop tard. Pour Philippe Lagauche, le dĂ©cret de dĂ©port sonne au contraire comme un aveu, il « renforce, sâil en Ă©tait besoin, la certitude de lâexistence dâun conflit dâintĂ©rĂȘts auquel ce dĂ©cret Ă©tait censĂ© mettre fin ».
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Deux ans aprĂšs son offensive tous azimuts contre le juge Levrault et les procureurs du PNF, le garde des sceaux â confortĂ© par Emmanuel Macron aprĂšs sa rĂ©Ă©lection â enchaĂźne les camouflets. Edouard Levrault a Ă©tĂ© blanchi, le 15 septembre, par le Conseil supĂ©rieur de la magistrature, qui a lui aussi relevĂ©, dans sa dĂ©cision, une « situation objective de conflit dâintĂ©rĂȘts » imputable au garde des sceaux. Le 27 septembre, aucune sanction nâa Ă©tĂ© rĂ©clamĂ©e, devant le CSM, contre lâancienne cheffe du PNF, Eliane Houlette, de mĂȘme que contre Patrice Amar. Quant Ă Ulrika Delaunay-Weiss, elle avait Ă©tĂ© mise hors de cause dĂšs 2021. EngagĂ© dans un bras de fer trĂšs personnel contre les magistrats, M. Dupond-Moretti semble avoir perdu la partie. En tout cas, sâil en est un qui risque une condamnation, dĂ©sormais, câest bien lui.
GĂ©rard Davet
Fabrice Lhomme