#ColineRenault
Un an après le début de l’invasion en Ukraine, que se dit-on dans une épicerie russe à Paris ? On y croise une vendeuse certes avenante, mais particulièrement favorable au Kremlin, des Russes plutôt mal à l’aise, un éditorialiste d’extrême droite, et… deux Ukrainiennes. Reportage.
Elena* fond en larmes. « Je suis #russe, et alors ? » Nous sommes dans une minuscule épicerie russe de l’est parisien, devanture élégante, presque snob, intérieur soigné, mais pas aseptisé. Une avalanche de friandises multicolores scintillent sur les étals. Il y a les œufs russes et les samovars, et puis ce mannequin vêtu d’une tenue traditionnelle dans la vitrine, seule touche un peu kitsch qui donne à l’endroit quelque chose d’authentique… Bref : quelque chose de russe.
La vendeuse vient d’ouvrir ; elle refuse d’abord de parler. Des journalistes, elle en a vu défiler. En revanche, elle veut bien nous montrer ses produits : les truffes de #Moscou, du champagne de #Crimée, du vin géorgien, du riz ouzbek, du fromage de Riga, du tarama biélorusse… et des gâteaux de Kiev. Cette liste, finalement, la fait craquer, les larmes dévalent ses pommettes hautes et elle finit par avouer sans même qu’on l’ait interrogée : « Oui, je soutiens #Poutine, et alors ? Ça fait de moi un monstre ? » Elle, sans doute pas. Mais que dire du chef du Kremlin ?
En #Russie, un an après le début de l’invasion, trois quarts des habitants sont favorables à la politique de Vladimir Poutine. Difficile de savoir où se situent les quelque 50 000 membres de la diaspora établis en France. Il y a bien sûr les libéraux, qui ont fui le pays après le début du conflit en #Ukraine ; Des artistes, des intellectuels… Mais quid du reste de la communauté ? « C’est 50–50 », estime Elena, qui évacue le sujet. « Pas de politique dans cette boutique ! » Vraiment ? Un instant plus tard, trois jeunes hommes goguenards ouvrent la porte en lançant : « Slava Ukrainya ! » (« Gloire à l’Ukraine ! ») Ils s’esclaffent, très fiers de leur blague. Mais Elena fait les gros yeux. Depuis le début de la guerre, elle dit avoir été agressée au moins à trois reprises. « C’est vraiment pas facile », soupire-t-elle, fourrant dans les mains des poignées de chocolats, les meilleurs de Moscou.
Retour soviétique
Dans le creux de l’après-midi passent quelques clients, des riverains parisiens, très « citoyens du monde ». Elena offre son café, un, deux, des sablés, des chocolats, elle veut partager, faire goûter, une façon pour elle de défendre son pays natal. « Vous voyez ? La Russie, c’est tout ce qu’il y a dans ce magasin. C’est 163 peuples. Mes clients, je leur dis : « Nous sommes comme au temps de l’URSS : tous frères et sœurs ». Comme un certain nombre de Russes, Elena croit encore en l’ #Union Soviétique, à la Russie éternelle. Bien au-delà de la propagande, c’est une conviction profonde, viscérale. Elle semble de bonne foi quand elle raconte l’incroyable diversité et richesse de ses peuples ; elle-même est tatar, elle a grandi à Oufa dans une famille musulmane, mais ses sœurs sont converties à l’orthodoxie, ce qui n’a pas posé de problèmes aux aînés « tant qu’elles restaient des gens bien ».
La vendeuse a lu Zola, Rabelais, Balzac, cite Louis de Funès et Saint-Exupéry. Elle est venue en France en 2005 pensant que tous les hommes ressemblaient à Belmondo, s’est mariée avec un Français – qui ne ressemble pas vraiment à Belmondo. D’abord caissière à Auchan, elle a gravi les échelons pour devenir directrice adjointe du magasin, avant de démissionner pour ouvrir son épicerie : le projet d’une vie. L’inauguration est prévue en mars 2022, quelques jours après le début de l’invasion russe. Elle n’en dort pas la nuit, persuadée que les banquiers vont renoncer. La boutique prend alors un nouveau sens : défendre la culture russe au-delà des conflits.
Une jeune fille entre dans la boutique et remplit son tote-bag d’étudiante de salade olivier, de cornichons et de plombir, une glace à l’amande, à l’aise, comme chez elle. Née à Moscou, elle a grandi en France de parents russes, et lorsqu’elle évoque le conflit, quelque chose en elle semble résister, la peur de trahir, peut-être l’orgueil : « Je ne vais pas renier mes origines », répète-t-elle. Au début de la guerre, des camarades de classe l’ont traitée de terroriste. « La politique ça ne me concerne pas. La Russie, c’est mon sang, ma famille. »
Quant à cette grande femme élégante qui sort avec précipitation de la boutique, elle balaie les questions en secouant la tête comme pour chasser une mouche agaçante : « De toute façon, les Français, vous détestez Poutine », soupire-t-elle.
Fierté amère
N’y a-t-il pas quelqu’un, dans cette boutique, pour condamner la guerre ? Il y a bien Benoît, qui vient acheter des œufs de saumon pour sa compagne Olga. Il a rencontré cette ex-moscovite sur internet, une artiste, une libérale, opposante résolue à Poutine, mais qui refuse de parler du conflit, même avec son conjoint. Trop douloureux. Elle appelle sans cesse sa famille restée au pays, qui elle soutient la guerre menée par le Kremlin. « C’est très compliqué de manifester son soutien à l’Ukraine sans renier ses origines », analyse Benoît. Depuis l’invasion, le patriotisme a pris un goût amer et critiquer Poutine revient à renoncer à la grandeur d’un pays qu’on se refuse à désavouer.
Elena se met à ses commandes : les produits ne viennent pas directement de Russie, mais sont importés d’Allemagne, où une entreprise fabrique des produits slaves aux normes européennes. Puis elle se détache, mal à l’aise dans le silence de l’après-midi. « Les Ukrainiens avaient tout ce dont ils avaient besoin au temps de l’URSS. Tout le monde vivait bien. Pourquoi ils nous rejettent maintenant ? ». Ils avaient tout… sauf de la nourriture, pour qui connaît l’histoire des grandes famines qui ont meurtri l’Ukraine dans les années 30, faisant des millions de morts.
Elena poursuit en évoquant ce client, qui lui a un jour dit « La Russie, c’est la nostalgie ». « Comment ça la nostalgie ? », s’emporte-t-elle. « La Russie n’est pas terminée. La Russie est grande, la Russie c’est l’avenir. Poutine, le sait. Lui, au moins, il nous défend. » Elle s’interrompt pour saluer le nouvel arrivant, un voisin, éditorialiste pour des journaux « pas trop en désaccord avec la Russie » – comprenez, l’Incorrect et Boulevard Voltaire. Affable, il s’essaie à une analyse acrobatique du conflit : « Rien n’est noir ni blanc. La situation est complexe ». Un adjectif bien commode.
Le retour des Ukrainiens
Elena, elle, se lâche. La vendeuse accueillante qui nous a généreusement gavés tout un après-midi de friandises livre le fond de sa pensée ; mot pour mot, la propagande du Kremlin – il faut défendre le #Donbass, c’est atroce ce que l’armée ukrainienne fait là-bas, d’ailleurs le problème, « ce ne sont pas les Ukrainiens, ce sont les nazis », oui, les mêmes qui l’ont privée de ses grands-pères en 45, ils sont désormais légion en Ukraine, il existe même un proverbe ukrainien qui appelle à « pendre tous les Russes », et puis, elle a rencontré une femme, originaire d’Odessa , qui lui a assuré que ceux qui ne parlent pas ukrainien y sont désormais enlevés et torturés.
Le jour tombe. La tension monte. Elena veut nous convaincre. Deux femmes pénètrent dans la boutique, elles parlent russe. Elles sont ukrainiennes, et tombent dans les bras d’Elena qui les salue chaleureusement et assure la traduction : elles viennent acheter du Kvas, cette boisson si populaire en Ukraine, enfin en Russie, on ne sait plus trop, elles ont appris le russe à l’école, toute leur famille est en Russie, elles n’ont rien contre leurs voisins. Elena les embrasse et les raccompagne à la porte. « Pour des Ukrainiennes, elles n’ont pas l’air de vouloir vous pendre ! », lui fait-on observer. Un peu désarçonnée, l’épicière bafouille ; non, elle n’en veut pas aux Ukrainiens, seulement aux nazis, les Ukrainiens eux, ont tous deux bras deux jambes, (sauf les blessés, est-on tenté de rétorquer) il faut les sauver du nazisme. Et d’ajouter : « Je ne dis pas tout ça parce que je suis russe, vraiment. Mais on ne dit pas de mal de sa mère, même quand elle se comporte mal ».
#CharlieHebdo